40 ans de gestion de crise

Temps-Achete« Il s’agit probablement d’un essai parmi les plus pertinents à ce jour sur l’analyse de l’évolution du système capitaliste depuis la fin de la deuxième guerre mondiale ».

Le livre Du temps acheté. La crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique (Gallimard, 2014), récemment traduit en français, est au cœur d’une vive controverse au sujet de l’Euro qui a opposé le philosophe Jürgen Habermas, fervent défenseur du projet d’une union politique européenne construite sur la base de l’Union monétaire, et Wolfgang Streeck. Pour ce dernier, l’Union monétaire, en imposant une monnaie uniforme à des pays socialement et économiquement trop différents, les a montés les uns contre les autres. Wolfgang Streeck définit l’Euro comme une « expérience irréfléchie » qui est, selon lui, le dernier stade d’un processus historique qu’il nomme « la crise du capitalisme démocratique », désignant ainsi la crise des institutions mises en place après 1945. [conférence-débat, 11 février 2015, Missions allemandes en France]

Je ne tenterai pas de vous résumer ce texte touffu de 300 pages (+ 70 pages de notes).

La présentation du livre de Wolfgang Streeck (DU TEMPS ACHETÉ − La crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique), genre quatrième de couverture, sur le site Gallimard renvoie à cette présentation commentée de Benjamin Caraco sur le site nonfiction.fr, dont les paragraphes suivants sont tirés.

L’idée qui traverse l’ouvrage est simple : le capitalisme, en crise structurelle depuis la sortie des Trente Glorieuses, a retardé son implosion grâce à la financiarisation de nos économies. Les solutions adoptées sont temporaires et fragiles : une dialectique s’installe, chaque remède adopté se transforme progressivement en problème en moins de dix ans. (…) L’inflation, la dette publique puis privée (…) ont permis de continuer à contenter le travail tout en augmentant la part du capital en l’absence d’une croissance aussi forte que durant les décennies précédentes.

L’État semble devenu impuissant à prélever des impôts sur les plus fortunés de ses administrés, ces derniers exploitant au maximum les échappatoires offerts par la mondialisation. En conséquence, l’État finance davantage ses dépenses par l’emprunt que par l’impôt. Un tel mode de financement convient doublement aux classes possédantes puisqu’il leur permet, outre d’être moins imposées, de placer de façon sûre leur capital tout en contrôlant de façon quasi censitaire la politique des États. Les détenteurs de dettes nationales deviennent en effet de véritables actionnaires de ceux-ci : ils se constituent alors en une force de contrôle à égalité avec les électeurs, que Streeck désigne comme des Marktvolk à opposer au Staatsvolk, actionnaires contre citoyens.

Dans la version française de l’ouvrage de Streeck, une postface est ajoutée « en réponse à Habermas« . J’ai cherché la critique faite par Habermas à l’origine de cette réplique. N’ai trouvé que la version allemande, sur le site Bleatter.de.

Les débats entre les deux positions de gauche concernant l’Europe, l’une – celle de Streeck – proposant un abandon de l’union monétaire afin de redonner pouvoir aux États-nations, l’autre – Habermas – désirant poursuivre la construction d’une Europe démocratique en renforçant ses institutions. Un commentaire d’origine italienne résume ici (The debate between Habermas and Streeck about the Left and Europe’s future) à quel point Habermas est en accord avec Streeck en ce qui concerne le diagnostic et la description de l’assujettissement des États devant les demandes et conditions du capital.

Par ailleurs, c’est vrai que j’ai trouvé ça gênant cet appel aux « mouvements sociaux à manifester leur rage contre tout ça, y compris avec des pavés. » Comme le souligne dans un mot lapidaire Chavagneux sur Alternatives Économiques.

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Comment ce débat, ce texte a-t-il quelque pertinence pour celui qui n’habite pas l’Europe ? Les politiques d’austérité de l’État du Québec sont parmi les plus rigoureuses du monde. Elles sont contre-productives, dit Pierre Fortin :

Ça va atténuer les effets positifs sur le PIB découlant de la baisse du prix du pétrole, de la dépréciation du dollar canadien, de la baisse des taux d’intérêt et de la croissance de la demande américaine pour nos produits.

Une position sur laquelle renchérit aujourd’hui Francine Pelletier dans Le Devoir : Les bienfaits toniques de la purge.

appareil ou mouvements

Pouvoir politique et trahison serait peut-être la meilleure traduction du titre du bouquin de Fukuyama : Political Order and Political Decay. L’ordre politique se confond avec le pouvoir, ou il s’en distingue en mettant l’accent sur les institutions, les règles qui peuvent être utilisées avec plus ou moins de finesse, de sagesse ou d’honnêteté par les (dé)tenants d’un pouvoir plus fluide, plus liquide (!), incarné par des hommes faillibles et limités mais acteurs effectifs, performatifs aux commandes des leviers définis par l’ordre, le système politique. Le pouvoir politique corrompt, trahit l’ordre politique. C’est pour cela qu’on l’a construit avec des contre-pouvoirs dans plusieurs démocraties, au point d’en rendre les plus exemplaires d’entre-elles quasiment paralysées : les USA incapables de voter un budget depuis des années; une Union Européenne impuissante à se « relever » après la crise.

Contre-pouvoirs efficaces qui induisent souvent dans le monde des gouvernements de coalition ou, ici,  des pays divisés, coupés en deux parts égales. Des parts que les jeux de système et mouvements de l’âme font parfois tanguer vers de courtes majorités parlementaires assises sur des minorités citoyennes plus ou moins velléitaires. En s’attaquant aux structures et institutions du réseau de la santé, pour la deuxième fois en dix ans, ce gouvernement Libéral s’avère de plus en plus conservateur. La réforme Couillard a grandement réduit le nombre d’institutions et d’acteurs dans le réseau, en forçant la fusion d’établissements et de syndicats dans les établissements. Mais on reconnaissait que la création de ces mastodontes bureaucratiques pouvait éloigner les décideurs du terrain et les méga-institutions des besoins des clientèles et les amener à se refermer sur leurs procédures, intérêts et nomenclatures. Aussi avait-on inclus dans la transformation une obligation de résultat, une contrainte d’arrimage de son action à l’évaluation de l’état de santé de la population du territoire.

Que cette dimension plus humaniste (idéaliste ?) de l’appareillage institutionnel inventé par la réforme Couillard ait été peu ou mal implémentée par des acteurs aux prises (encore) avec des contraintes de ressources devant des besoins croissants, il n’y a pas de quoi se surprendre. La réforme avait suffisamment brusqué les réseaux et les égos pour amoindrir l’enthousiasme des acteurs à en incarner même les meilleurs aspects !

De toute façon, ou plutôt avec conséquence, la réforme Barrette allait bientôt larguer de l’appareillage institutionnel ces arrimages peu utiles. Autant de gagné pour une articulation resserrée autour des intérêts corporatistes et professionnels.

Qu’y a-t-il de commun entre la disparition des régions (dissolution des CRÉ et dévolution des budgets — réduits de 60% —  aux (5 fois plus nombreuses, et plus petites) MRC ET la fusion des CLD à Montréal, vers un nombre plus limité de centres « locaux » maintenant plus éloignés des quartiers sociologiques et territoires significatifs. Deux choses au moins de communes : la diminution des budgets consacrés au développement local et l’affaiblissement des ressources soutenant l’expression d’une appartenance locale (au quartier) ou régionale (à la région). L’action des CLD à Montréal se voit contrainte de s’éloigner des dynamiques sociologiques significatives des quartiers de même que l’action des CSSS, en devenant CISSS, amalgame des territoires et s’éloigne encore plus des quartiers que l’avait fait le premier temps de la réforme.

Cinq CISSS et cinq nouveaux CLD… et pourquoi pas, cinq nouveaux arrondissements ? Qui n’auront pour sûr pas les mêmes délimitations, puisque l’un doit inclure les villes indépendantes et l’autre, non. 

En ramenant à 33 le nombre d’institutions composant le réseau de la santé, le ministre pourra vraiment prétendre à diriger de première main les opérations mobilisant le plus grand budget du gouvernement. Ces institutions sauront-elles mieux collaborer, s’articuler aux efforts des milliers d’acteurs qui tissent encore au niveau des communautés les réseaux de soutien et de services nécessaires à la vie et la santé des populations ? On peut en douter. À moins que ce cran supplémentaire dans le compactage bureaucratique des pratiques et leur éloignement, isolement des ressources des communautés ne pousse, finalement, à l’émergence d’un pouvoir citoyen externe qui exprime et fasse entendre ce que des institutions par trop centrées sur leur comptabilité interne ne veulent plus entendre.

Après avoir négocié un pactole d’une indécente générosité à l’endroit des médecins spécialistes qu’il représentait alors, le même anesthésiste, aujourd’hui ministre, est en train d’assujettir pour les décennies à venir le réseau à un rôle de filtre fournisseur de clientèles aux dits médecins. Évidemment, s’il faut maintenir et justifier l’indécente générosité du contrat, il faudra que les spécialistes redouble d’ardeur et de « productivité ». Il faudra extraire de la clientèle du réseau de santé primaire pour l’aiguillonner vers des officines chromées et technologisées mais combien déshumanisées. Le réseau est à se transformer pour mieux servir les intérêts d’une minorité privilégiée issue de mécanismes fautifs de gestion de la formation professionnelle médicale. Rien dans l’actuelle réforme ne permet de croire que ces mécanismes fautifs seront corrigés : nous formeront toujours plus de spécialistes que de généralistes alors qu’il faudrait, de toute urgence, renverser la vapeur.

Mais la question en jeu ne devrait pas être centrée sur tel ou tel groupe de médecins (ou de professionnels de la santé : plus d’infirmières cliniciennes, de sages femmes ?). La proportion croissante de maladies chroniques, associées aux habitudes et conditions de vie, imposerait plutôt de divertir nos investissements des technologies et institutions sanitaires vers des environnements, conditions et comportements favorisant la santé. La prévention VS le curatif ? Si on en est encore là, on sait d’avance qui va gagner ! Et pourtant non, ce n’est pas de la prévention dont on parle mais bien de construction, de développement, de civilisation durable à inventer, à fonder. Et ça ne peut se jouer uniquement dans et autour des corridors d’hôpitaux et salles d’attente cliniques.

Les conseils d’administration des institutions de la santé avaient depuis longtemps perdu leur qualité de chambre d’écho des besoins et dynamiques sociales, ce qui explique sans doute pourquoi leur disparition lors de la réforme Couillard n’a pas donné lieu à de grandes manifestations d’opposition. Que l’ensemble du réseau se transforme en une machine étroitement surveillée et dirigée par un ministre et ses comptables… il faudra qu’une opposition se structure en dehors de l’appareil. Une opposition à base d’alliance entre professionnels et citoyens, entre entreprises locales et réseaux communautaires, qui saura définir ou préserver un chemin alternatif à celui qu’on nous trace à coups de machette. Celui qu’il faut entrevoir au delà de ce mythique équilibre budgétaire.

une société plus équilibrée

MintzbergRebalancing Society (PDF in extenso), tel est le titre du dernier ouvrage de Henry Mintzberg. Un petit bouquin de quelques 150 pages (disponible gratuitement sur le site de l’auteur – j’avais pour ma part acheté le livre avant de l’apprendre) défendant passionnément un rééquilibrage de nos modes de gestion et de l’orientation de nos sociétés. Nous devons passer d’un monde à deux pôles (gauche-droite, privé-public) vers un monde qui fait une place à un pôle « plural » (pluriel ?) que d’autres ont souvent nommé tiers-secteur, à but non lucratif ou de la société civile…

Nous sommes des êtres humains avant que d’être des ressources humaines et il faut promouvoir un « communityship » qui sache contrebalancer les formes individuelles privées de propriété (ownership) et celles, publiques, de la citoyenneté (citizenship) qui promeuvent toutes deux des formes par trop individuelles de leadership. « C’est sûr qu’un individu peut parfois faire la différence, mais n’est-ce pas souvent, aujourd’hui, pour le pire ?  » (p. 36 – ma traduction)

Ce secteur pluriel n’est pas une alternative, une troisième voie face au capitalisme ou au socialisme, mais un des trois vecteurs nécessaires pour toute société équilibrée. Il faut redonner à ce troisième secteur la place et le poids qui lui revienne, pour contrer une dérive, un déséquilibre qui a surtout favorisé le pôle privé, au point où celui-ci exerce une influence de plus en plus nocive sur les règles démocratiques.

Mintzberg en appelle à des mouvements offensifs (slingshot movements)  capables de batailler sur trois fronts : les pratiques destructives, les droits (entitlements) qui soutiennent de telles pratiques et les théories qui tentent de les justifier. [p. 53] Ces mouvements qui croissent « de l’intérieur » vers le haut et l’extérieur, prennent des formes multiples, allant de l’éducation à la biodiversité à la culture, aux droits de propriété et à la religion… devront trouver moyen de se consolider à l’échèle mondiale afin de « rééquilibrer ce monde ».

Responsible social movements and social initiatives, often carried out in local communities but also networked globally for collective impact, are the greatest hope we have for regaining balance in this troubled world. [p. 57]

Il faut s’attaquer au pouvoir (et aux droits) de lobbying des grandes corporations, à leur capacité grandissante d’influencer les élections; aux libertés qui permettent à la finance privée de manipuler les prix et les flux financiers au détriment des faibles et de l’avenir; à une philosophie de la croissance pour la croissance qui ressemble plus à un cancer qu’à une orientation à promouvoir. Il faut soutenir le secteur pluriel qui a montré sa valeur localement, par un financement, des infrastructures et ressources spécialisées afin qu’il puisse étendre son impact dans le monde.

Cette société à trois pôles (Engaging Democracy, Responsible Entreprise, Plural Inclusion) devra éviter les trois écueils du despotisme public, du capitalisme prédateur et du replis populiste, ce qu’il appelle les écueils du Crude, Crass and Closed.

C’est un appel à « Toi, moi et nous devant ce monde boulversé ». C’est le titre de son dernier chapitre.  « The place to start confronting the exploiters of this world is in front of our own mirrors. Now ! »  Il nous rappelle à quel point il est facile de se trouver des excuses pour remettre à plus tard, repousser sur les autres les causes de notre propre apathie.

Il faut cesser d’émasculer les services publics, en réduisant les impôts pour ensuite rééquilibrer les budgets en coupant les budgets, prétendant que cela n’aura pas d’impact sur les services ! Il est beaucoup plus facile de mesurer les coûts que les bénéfices d’un programme. Les conséquences des coupures ne se font souvent sentir qu’à plus long terme.

Il a quelques bons mots pour dénoncer le New Public Management. C’est un euphémisme recouvrant de vieilles pratiques corporatives qui imposent aux services publics qui n’ont pu être privatisés de se comporter comme des entreprises privées : engagez-vous des leaders héroïques qui réorganiseront sans cesse, mesureront comme des fous et transformeront tous les processus. [Put heroic leaders in charge, reorganize constantly, measure like mad, and reengineer everything in sight – p. 82]

La plupart des activités prises en charge par le gouvernement le sont parce qu’elles ne peuvent être gérées comme des affaires (businesses).

C’est un petit livre que j’ai eu beaucoup de plaisir à lire, après m’être tapé le livre de chevet des économistes et technocrates qui nous dirigent : The Fourth Revolution : The Global Race to Reinvent the State. Après une histoire du développement de l’État (de Hobbes à Mills à Webb puis à Friedman), les auteurs critiquent l’époque Tatcher-Reagan pour n’avoir fait qu’une demi révolution. Ils ont coupé les taxes, mais pas assez les programmes et budgets. Il est facile de trouver des exemples de corporations et syndicats ayant abusé de leur position de négociation (et de la faiblesse des élus et leurs commettants) pour justifier ensuite la réduction du rôle de l’État à son minimum… Un chiffre à retenir : « In America almost half the people in the richest 1% are medical specialists ». Les conclusions qu’en tirent les auteurs : s’inspirer de ces médecins Indiens qui organisent les hôpitaux comme des usines afin de pratiquer les opérations à coeur ouvert à la chaine, vraiment. On dit bien qu’il faudrait que les médecins s’appuient plus sur des techniciens, des technologues moins coûteux… mais sans remettre en cause la place en haut de la pyramide aux spécialistes médicaux. Les hôpitaux transformés (encore plus) en usines et des « apps » pour signaler les nids-de-poule aux décideurs municipaux ! Un bel avenir nous attend…