financer et orienter la Transition

avec Gaël Giraud et Mariana Mazzucato

Une entrevue (qui porte un bien mauvais titre à mon avis) d’une heure trente-sept, qui passe comme un quart d’heure !, avec Gabriel Giraud, conseiller économique de la haute fonction publique française qui est aussi jésuite. Une leçon d’économie et d’écologie. Une leçon de vie aussi. Les questions posées par l’interviewer de la chaine ThinkerView sont parfois abruptes, ou surprenantes, comme l’est la première question portant sur… l’apocalypse dans la Bible ! Mais les réponses valent par leur élégante clarté. 

Même si nous devenions tous des « saints » (ou sains ?) en matière de choix de vie et de consommation (finis les voyages en avion, les automobiles individuelles, finie la viande…) cela ne nous permettrait que de réaliser 25%, le quart de notre objectif : soit devenir « carbo-neutre » aux environ de 2050. Et c’est un objectif incontournable, si nous voulons avoir quelque chance d’éviter un climat qui s’emballe, et atteint des +6, +7, +8 °C mettant carrément la vie humaine en danger. Et l’économie financière, on n’en parle plus : « à 4° les compagnies d’assurance n’assurent plus. ». 

Il faut donc une intervention collective, une transformation profonde et rapide des processus et des règles que suivent les grandes entreprises et institutions. Mais comment, avec quels moyens (financiers, institutionnels) entreprendre un tel chantier ? 

À la question, toute légitime : « Combien ça coûte ? Avons-nous les moyens ? », Giraud répond clairement oui. « Entre 50,000 et 90,000 G$, milliards de dollars étalés sur les 15-20 prochaines années. Ce qui représente à peu près l’équivalent du PIB mondial d’une année. » Sur 15 ans, c’est faisable. « 240,000 G$, c’est ce qui circule aujourd’hui sur la planète. » « La plupart (neuf sur dix) des transactions financières ne concernent pas l’économie réelle. »

Il faut non seulement trouver ces 50,000 G$, il faut aussi les investir de manière efficace, c’est-à-dire en évitant le « greenwashing » et la peinture verte sur des projets qui n’auraient pas d’impact ou en auraient de contraires à ceux visés. Dans le cas de l’Europe, il faut sortir les investissements verts du déficit public, contournant ainsi la « règle du 3% de Maastricht » qui limite les États membres à un maximum de 3 % de déficit budgétaire. Cela a déjà été fait, lors de la crise de 2008, avec la création d’une instance (la SFEF – la Société de financement de l’économie française) relativement indépendante de l’État qui a pu racheter les mauvaises créances des banques sans pour autant affecter le déficit public (portion du vidéo sur cette dernière question (SFEF) à partir de 1:07:35). 

Pour atteindre la neutralité carbone d’ici 2050 il faudra que la Banque centrale européenne (BCE) privilégie les investissements verts. Actuellement elle refuse en disant qu’elle ne privilégie aucun secteur. « La BCE doit racheter toutes les créances vertes des banques », dit-il. Et cela à hauteur de plusieurs milliers de milliards par an pour l’Europe. 

Mais comment déterminer les projets à soutenir, les infrastructures à construire ? Une telle compétence se développera à travers l’expérience et en s’appuyant sur les initiatives, les mouvements qui creusent et poussent, depuis des décennies parfois, pour porter ces valeurs et inventer un nouveau monde plus respectueux de la vie. Il me semble évident que les partis politiques, dans leur forme actuelle, ne peuvent prétendre embrasser l’ensemble des mouvements et forces qui devront participer de l’effort collectif. Nous ne pouvons imposer le changement d’en haut mais il faudra rassembler et concerter les parties prenantes grâce à des instances, des cadres institutionnels reconnus, légitimes aptes à proposer des plans crédibles financés de manière appropriée. 

Depuis plusieurs années Mariana Mazzucato défend l’idée de redonner au pouvoir public sa marge de manœuvre et sa capacité d’initiative. Elle rappelle à quel point le discours dominant néglige ou oblitère la part publique dans des innovations qu’on place comme fleurons de l’initiative privée : « le fameux iPhone d’Apple, dont presque tous les éléments importants — de l’Internet au GPS en passant par l’écran tactile et le système d’aide vocal — n’auraient jamais vu le jour sans des investissements directs des gouvernements. » (Le Devoir, 19 septembre 2015). Avec la parution de son livre The Value of Everything, elle démontrait avec verve que « pour sauver notre économie de la prochaine crise inévitable et favoriser la croissance économique à long terme, nous devrons repenser le capitalisme, le rôle des politiques publiques et l’importance du secteur public et redéfinir la façon dont nous mesurons la valeur dans notre société. » 

Dans une entrevue récente du magazine Wired.UK, This economist has a plan to fix capitalism. It’s time we all listened, on retrace les récentes étapes du parcours académique et professionnel de cette économiste Italo-Américaine qui s’est élevé depuis des années contre un discours idéologique faisant croire à la toute puissance du marché quand il s’agit d’innover et à l’impotence de l’action publique et gouvernementale en ces matières. « Il y avait cette conviction que si nous n’avions pas de Google ou Facebook Européens, c’est que nous ne souscrivions pas à l’approche de marché libre de Silicon Valley. C’était juste une idéologie: il n’y avait pas de marché libre dans la Silicon Valley. » « Entre 2003 et 2013, les sociétés cotées à l’indice S&P 500 ont utilisé plus de la moitié de leurs bénéfices pour racheter leurs actions afin de doper le cours des actions, au lieu de les réinvestir dans de la recherche et du développement. »

Après qu’elle eut conseillé divers gouvernements d’Europe et d’Amérique, le Parlement européen vient d’approuver (après plusieurs consultations) la proposition de madame Mazzucato pour le programme de recherche et innovation Horizon Europe orienté vers 5 grandes missions : adaptation au changement climatique; cancer; des océans, des mers, des eaux côtières et intérieures en bonne santé; des villes intelligentes et neutres pour le climat; et la santé du sol et la nourriture. Un « comité de mission » de 15 experts pour chaque domaine sera nommé par la Commission européenne. 

Bon, ce ne sont pas encore des comités habilités à financer la transition verte, ou un « New Deal » vert, mais ils pourraient certainement contribuer à en soutenir les décisions. Il est certain que ça prendra plus que des comités d’experts pour réaliser la Transition. Il faudra des politiques, des programmes, des coalitions, des investissements publics et privés… tout cela en lien avec des mouvements sociaux, des organisations politiques. Comme je le disais dans le billet précédent, plusieurs pays ont connu dans un passé récent des périodes de transformation rapide soutenues par des investissements structurants (reconstructions d’après-guerre, libérations nationales, « révolution tranquille » au Québec…). Ce n’est donc pas inimaginable.

Il faut seulement se défaire de ces idées folles comme « seul le profit et les lois du marché peuvent orienter l’innovation et le développement économique » ou « nos gouvernements n’ont pas les moyens », ou encore « il est trop tard ». Oui, il est tard. Mais avons nous vraiment le choix ?

Ne vous privez pas du plaisir d’écouter, en français, un expert de l’économie financière décrire en des mots simples les leviers à mettre en oeuvre pour atteindre cet objectif collectif incontournable : devenir carbo-neutre d’ici 2050. Pour aller plus loin avec Giraud : Illusion financière.

La maison brûle, de N. Klein

La maison brûle, il faut agir. Ce n’est plus assez de dire Non, de critiquer, il faut faire des propositions, concrètes et audacieuses qui soient à la hauteur des défis. 

Le dernier livre de Naomi Klein, La maison brûle, est composé de conférences prononcées ces dernières années ou de commentaires sur des évènements récents qui lancent un appel éloquent à une action rapide, urgente, pour mettre en branle une transition qui ne fera pas que confronter les effets des changements climatiques mais aussi devra réduire les inégalités, entre les pays, entre les gens. 

Le récit commence par une introduction (Nous sommes le feu de forêt) au temps présent, mars 2019, moment de manifestations internationales pour l’environnement. Suivent des textes présentés chronologiquement :  juin 2010 (Un monde perforé), moment de la crise Deepwater Horizon dans le golfe du Mexique; novembre 2011 (Le capitalisme contre le climat), où elle fait un retour sur les années de néolibéralisme et la pénétration de son idéologie : « En 2007, selon un sondage Harris, 71 % des États-Uniens étaient d’avis que la consommation incessante de combustibles fossiles altère le climat; en 2009, cette proportion était tombée à 51 %; en juin 2011, elle avait encore chuté pour atteindre 44 %. » Elle résume son propos : « Contrer le réchauffement planétaire requiert de contrevenir à toutes les règles du libre marché, et ce, de toute urgence. Il faut reconstruire le secteur public, révoquer les privatisations, relocaliser de larges pans de l’économie, rompre avec la surconsommation, renouer avec la planification à long terme, imposer une réglementation stricte et un fardeau fiscal digne de ce nom aux grandes entreprises – voire en nationaliser certaines –, réduire les dépenses militaires et reconnaître que les pays du Nord ont une dette envers les pays du Sud. » Ce qui constitue un assez bon résumé du recueil.

Suit un court texte sur les dangers et tentatives actuelles, en cours de la géo-ingénierie (La géo-ingénierie, ou l’art de naviguer en eaux troubles, octobre 2012). 

Le texte suivant, daté d’octobre 2013 (Quand la science affirme qu’une révolution politique est notre seul espoir),relate certaines interventions faites au congrès annuel de l’American Geophysical Union qui réunissait cette année-là 24 000 personnes à San Franciso. Elle cite des scientifiques, dont plusieurs reconnaissent que le retard pris dans les actions à porter exige maintenant des mesures plus radicales : « [L]es tergiversations politiques et la timidité des mesures adoptées (sur fond d’explosion des émissions) ont entraîné une telle perte de temps qu’il faut maintenant procéder à des réductions si draconiennes qu’elles mettent en cause la logique expansionniste. » Des critiques sévères sont adressées à ceux qui « pour entretenir leur image de gens raisonnables dans les milieux néolibéraux, ces savants minimisent les implications de leurs résultats de recherche. » « Chose plus inquiétante, alors que les «budgets carbone» s’épuisent, les scientifiques s’intéressent de plus en plus à la géo-ingénierie, qui présente l’avantage de ne pas mettre en cause les diktats des économistes. » Je souligne. 

Elle cite Kevin Anderson, un des plus éminents climatologue du Royaume-Uni : « Aujourd’hui, après vingt ans de simulacres et de mensonges, le respect de cette limite de 2 °C exige une transformation révolutionnaire de l’ordre politique et économique établi. » 

Le texte de 2015, Un Vatican de gauche?, relate sa participation au lancement de Laudato Si, encyclique du pape François sur l’environnement, au Vatican. Elle est impressionnée (« pendant ces trois jours à Rome, j’ai vu prendre forme un évangélisme écologique »), exaltée ? ( « It’s thrilling » traduit par « Il est exaltant » ?) Palpitant, saisissant ou même sensationnel comme suggérés par Google… Pour ma part j’aurais dit curieux, ou intriguant, le reste de la phrase décrivant une certaine « dissonance cognitive » dans le fait de discuter de ces choses dans un auditorium nommé en l’honneur de saint Augustin, « ce théologien dont la méfiance à l’égard des réalités corporelles et matérielles a profondément marqué l’Église catholique ».

Ce texte est le seul qui se termine par un post-scriptum, où elle avoue être déconcertée à la relecture de son texte. Son ton était en effet plutôt enthousiaste devant la radicalité des positions promues par l’encyclique et devant l’ouverture de l’appareil à l’idée de porter cette « bonne nouvelle » partout… La puissance de l’Église catholique comme alliée dans la bataille du climat, c’est pas rien ! Mais les difficultés ou l’incapacité du Vatican à « forcer ses propres dirigeants à reconnaître leur responsabilité dans les agressions sexuelles subies par tant d’enfants et de nonnes (…) mine l’autorité morale du pape sur d’autres enjeux, dont la crise du climat. »

Le texte de septembre 2016, Un bond vers l’avant: mettre fin au récit de l’infinitude, relate les intentions et le processus d’écriture du manifeste The Leap, (Un bond en avant), rédigé par 60 militants liés à des organisations d’horizons différents, à la veille de l’élection canadienne de 2015. Le peu d’impact sur la campagne et ses résultats, pour ne pas dire le flop de ce manifeste auraient mérité une plus profonde introspection, peut-être ? Mais on ne change pas des idées promues et chantées depuis 40 ans par la droite néolibérale en une campagne électorale. Il y avait dans ce manifeste l’affirmation, la reconnaissance du besoin de passer d’une coalition des « contre » à un regroupement des « pour ». Il faut construire d’autres récits, « des récits qui reconnaîtront les limites du monde naturel et de tous les êtres qui l’habitent, et qui nous apprendront à prendre soin les uns des autres et à régénérer le vivant en respectant ses limites. Des récits qui mettront fin une fois pour toutes au mythe de l’infinitude. »

Les deux derniers chapitres ainsi que l’épilogue portent sur le Green New Deal

Klein rappelle la force des mouvements populaires, syndicaux et intellectuels qui ont poussé et lutté pour obtenir le New Deal et le Plan Marshall des années 30 et de l’après-guerre. C’était « une époque où les mouvements progressistes étaient mobilisés à un point tel que ce programme (qu’on jugerait radical de nos jours) semblait alors le seul moyen de prévenir le déclenchement d’une révolution à grande échelle. » Elle critique les porteurs d’une version trop lâche de l’appellation Green New Deal, où l’on ne s’engagerait pas à laisser le pétrole dans le sol… ou l’on ne prendrait pas les moyens pour « que les salaires issus des bons emplois écologiques qu’il créera ne soient pas immédiatement affectés à des modes de vie fondés sur la surconsommation ». 

Ce ne sont pas seulement nos transports et nos manières de produire de l’électricité qu’il faut changer mais bien notre conception du plaisir, du bonheur, de la réussite. « La transition passe par l’imposition de limites strictes à la consommation. Mais il faut aussi offrir aux gens de nouvelles possibilités de produire du sens tout en dissociant la notion de plaisir du cycle sans fin de la consommation, que ce soit par le financement public des arts ou un accès universel à la nature. » Elle cite George Monbiot, journaliste à The Guardian, « le nécessaire sur le plan personnel et le luxe sur le plan collectif, [sous forme de] parcs et de terrains de jeu extraordinaires, de piscines et de centres sportifs publics, de galeries d’art, de jardins communautaires et de réseaux de transport en commun». Et l’économiste Kate Raworth [qui disait] dans un essai intitulé La théorie du Donut: l’économie devrait «satisfaire les besoins de tous, dans la limite des besoins de la planète». Si certains secteurs devront décroître, « la transition créera aussi de nouveaux plaisirs et de nouvelles sources d’abondance. » Klein poursuit : « Je suis fermement convaincue qu’on ne réglera pas la crise sans adopter une nouvelle vision du monde, fondée sur une philosophie du soin et de la réparation. Il faut réparer le territoire. Réparer les biens matériels. Réparer les rapports sociaux. Réparer les relations entre pays. »

Un petit vidéo de 7 minutes, à la production duquel elle a participé, mais aussi Alexandria Ocasio-Cortez comme narratrice : A message from the futur with Alexandria Ocasio-Cortez

Pour contrer le défaitisme, il faut montrer que c’est possible. Ce sera difficile, mais ça en vaut la peine. Une transformation aussi radicale du transport, de l’habitation, de l’énergie, de l’agriculture, de la foresterie… c’est presqu’inimaginable, dit Klein, pour la plupart des gens. 

Pourtant, n’est-ce pas ce que nous avons connu, au Québec, durant les années 60 ? Une transformation rapide et importante des moeurs, des valeurs, des comportements et des modèles de réussite. Ce n’était pas qu’un abandon de la religion, c’était aussi une période de grande créativité, de développements sociaux, économiques, culturels et institutionnels intenses. 

Klein rappelle l’importance de la production artistique (des centaines de milliers d’oeuvres produites avec le soutien public) dans le cadre du New Deal. Elle termine avec un épilogue résumant en neuf arguments les atouts d’un New Deal vert. Le dernier : Nous sommes nés pour ce moment !

C’est un texte stimulant, roboratif que nous livre Naomi Klein. Une pierre à l’édifice collectif. Certaines questions restent, évidemment. C’est un processus, un « work in progress ». Des questions sur la construction de nouvelles institutions, qui donneront à l’action publique, collective une nouvelle capacité d’initiative et d’action. Des questions sur le financement de telles initiatives, sur les coûts de cette Transition. 

Deux entrevues avec deux économistes, Mariana Mazzucato et Gaël Giraud, amènent des pistes de réflexion et de réponse à ces questions seront examinées dans mon prochain billet.