William Gibson (@GreatDismal), l’auteur de science-fiction, commentait (en anglais) sur Twitter : « La solution au ´paradoxe de Fermi’ ? ´l’intelligence´ tue la nature? » en référence à cet article (en accès libre, exceptionnellement) de la revue Science (Pervasive human-driven decline of life on Earth points to the need for transformative change) résumant l’évolution de 18 catégories de « contributions de la nature à l’humanité ».
Ainsi le type d’intelligence que les primates que nous sommes ont été amenés à développer, au contact d’une nature à la fois soutenante, riche mais souvent imprévisible, une intelligence mécanique, puis mathématique capable de manipuler, transformer, utiliser les cycles et les productions naturelles pour en tirer des richesses… Une intelligence qui a su gonfler son efficacité à court terme au détriment de son appréhension plus globale et à plus long terme de la réalité.
Pour rappel, Fermi était un mathématicien nobelisé qui posa en 1951 la question, le paradoxe suivant : Pourquoi toutes les galaxies beaucoup plus vieilles que la nôtre n’ont-elles pas donné naissance une vie intelligente que l’on puisse détecter? Wikipedia
Merci à Patrick Tanguay, @inevernu pour le RT. Je suis abonné à Gibson, mais n’avais pas vu passer celle-là.
Dans son livre précédent, Le Capital au XXIe siècle, Thomas Piketty retrace l’évolution des revenus et patrimoines, privés et publics, en se centrant sur l’Europe et l’Amérique, mettant en lumière la croissance et la concentration des richesses jusqu’à la première guerre mondiale, qui fut suivie d’une période de réduction des écarts de richesse particulièrement durant les 30 années suivant la deuxième guerre mondiale (les « trente glorieuses »). Depuis les années 80 la croissance des écarts et de la concentration de richesse est repartie de plus belle pour atteindre aujourd’hui des niveaux approchant ceux de la « belle époque » 1880-1914.
Dans son nouvel ouvrage, Capital et idéologie, Piketty s’attache à décrire non pas tellement les écarts de richesse mais la manière dont ils sont « justifiés », organisés socialement, en se donnant une perspective historique longue appliquée à des territoires et des cultures très différentes allant de l’Europe à l’Inde et la Chine, en passant par l’Amérique, la Russie et l’Europe de l’Est.
La première des quatre parties de son livre porte sur la transformation des sociétés traditionnelles d’Europe, dites ternaires ou trifonctionnelles, en sociétés « propriétaristes ». Les anciennes sociétés étaient fondées sur une division des rôles ou fonctions entre aristocrates-guerriers/religieux-intellectuels/agriculteurs-artisans-commerçants (ou encore noblesse, clergé et tiers état). Comment des sociétés de « droit divin » furent remplacées par des sociétés de propriétaires; le rôle de l’Église chrétienne dans la formalisation de ces droits; la révolution française qui transforme les corvées et « lods » de l’Ancien Régime en relations propriétaire-locataire… Le cas de la France (origine du système fiscal, de l’État centralisé) est étudié plus particulièrement, mais des comparaisons entre pays européens montrent les tendances communes et certaines caractéristiques avec l’Angleterre, la Suède, l’Irlande.
La deuxième partie (Les sociétés esclavagistes et coloniales) rappelle d’abord l’importance de l’esclavage dans l’économie du XVIII et XIXe siècles, et les parcours différents que prendra l’abolition de l’esclavage pour différents pays : la compensation des propriétaires d’esclaves par le parlement britannique (1833-1843); l’imposition d’un lourd tribut à Haïti par la France, une dette dont l’ancienne colonie ne se libérera qu’en 1951, après 150 ans; la guerre de sécession américaine.
Après un tour d’horizon de la diversité des modes de colonisation exercés dans le monde il s’attardera à la situation de l’Inde et à l’impact qu’aura la domination britannique sur la structuration sociale de ce pays. Comment les brahmanes et les kshatriyas de l’Inde se comparent au clergé et à la noblesse d’Europe (graphique suivant). Et comment l’Inde indépendante tente, aujourd’hui encore, de corriger par différentes mesures de discrimination positive les inégalités traditionnelles sur lesquelles s’était appuyé le pouvoir colonial.
Le dernier chapitre de cette deuxième partie décrira rapidement (50 pages) comment les sociétés traditionnelles (ternaires) chinoise, japonaise, iranienne ont été confrontées et transformées par la pression coloniale européenne. « À partir du début du XVIIIe siècle, compte-tenu de l’épuisement de l’argent américain qui leur avait permis d’équilibrer jusqu’ici leur balance commerciale avec la Chine et l’Inde, les Européens s’inquiètent de ne plus rien avoir à vendre en échange de leurs importations de soieries, de textile, de porcelaine, d’épices et de thé en provenance des deux géants asiatiques. Les Britanniques entreprennent alors d’intensifier la culture d’opium en Inde afin d’exporter cette production en Chine auprès des revendeurs et des consommateurs qui en ont les moyens et en sont friands. » Deux guerres de l’opium (1839-1842 et 1856-1860) plus tard la Chine aura cédé l’île de Hong Kong aux Britanniques, légalisé le commerce de l’opium en plus de payer des tributs de guerre imposants. La libre circulation des missionnaires chrétiens fut aussi imposée à l’empereur Qing.
C’est aussi dans ce chapitre que Piketty répond à la question que pose toute réflexion sur le colonialisme de cette époque : pourquoi donc les empires Chinois ou Ottoman qui, au XVIe siècle étaient aussi avancés, sinon plus, que les États européens, ont-ils été « dépassés » puis dominés par ces derniers? Sa réponse : « [L]es pays européens étaient en guerre 95% du temps au XVIe siècle, 94% du temps au XVIIe siècle et encore 78% du temps au XVIIIe siècle (contre 40% au XIXe et 54% au XXe siècle). La période 1500-1800 met en jeu une rivalité militaire incessante entre puissances européennes, et c’est ce qui nourrit le développement d’une capacité fiscale sans précédent, ainsi que de nombreuses innovations technologiques, en particulier en matière de canons et de navires de guerre. (…) La concurrence exacerbée entre États-nations européens de taille moyenne, en cours de formation entre le XVIe et le XIXe siècle, semble bien être le facteur central à l’origine de structures étatiques spécifiques, plus fortement centralisées et plus développées fiscalement que les États en cours de développement des Empires ottoman, chinois ou moghol. » (p. 438-439)
La troisième partie, « La grande transformation du XXe siècle », retrace l’effondrement de la propriété privée de 1914 à 1950, l’émergence de l’impôt progressif et des société sociales-démocrates d’après-guerre. Une période de croissance inégalée grâce à l’accès de tous à l’éducation secondaire et une certaine démocratisation des études supérieures. Mais le rêve démocratique est resté inachevé, la période de libéralisation des échanges laissera en plan les alliés de l’après-guerre, classes populaires et ouvrières pour bénéficier d’abord à ceux qui ont profité de l’accès à l’éducation supérieure, que l’auteur identifiera comme la « gauche brahmane » et la « droite marchande ». Les partis socio-démocrates qui étaient au pouvoir en Europe durant les années 70-80 n’ont pas réussi à se doter d’une politique économique dépassant les frontières nationales, et ont ainsi accepté qu’une libéralisation des flux de capitaux se fasse sans qu’une entente entre les États permette d’identifier les détenteurs de capitaux et de coordonner l’exercice légitime des pouvoirs de taxation des États nationaux. Trop pressés de participer aux jeux de la concurrence internationale qui s’ouvraient alors, on a laissé aux États nationaux le soin de s’occuper des perdants ou des externalités générées par la « globalisation ». Les Allemands et les Français (oui, les socialistes) n’ont pas été en reste devant les Britanniques et les Américains pour faire de cette libéralisation des échanges de capitaux une pierre d’assise des ententes constitutives de l’Europe.
« Résumons. Au XIXe siècle et jusqu’à la première guerre mondiale, l’idéologie dominante consistait à sacraliser la propriété privée et les droits des propriétaires. Puis de 1917 à 1991, les débats sur les formes de propriété ont été surdéterminés par l’opposition bipolaire entre le communisme soviétique et le capitalisme étatsunien, ce qui a engendré une certaine glaciation des discours et de la réflexion. Il fallait être pour l’extension indéfinie de la propriété étatique des entreprises, ou bien pour la société privée par action comme solution à tous les problèmes. Cela contribue à expliquer pourquoi des voix alternatives comme la cogestion et l’autogestion n’ont pas été explorées et approfondies autant qu’elles auraient pu l’être. La chute de l’Union soviétique a commencé par ouvrir une nouvelle période de foi sans limite dans la propriété privée, dont nous ne sommes d’ailleurs pas complètement sortis, mais qui commence néanmoins à montrer de sérieux signes d’épuisement. Ce n’est pas parce que le soviétisme a été un désastre qu’il faut s’arrêter de penser la propriété et son dépassement. Les forme concrète de la propriété et du pouvoir sont encore et toujours à réinventer. Il est temps de reprendre le cours de cette histoire, en repartant notamment des expériences cogestionnaires germaniques et nordiques, et en les généralisant et en les étendant a des logiques autogestionnaires viables, participatives et innovantes. » (598)
La quatrième partie de son livre s’attache à « Repenser les dimensions du conflit politique ». En utilisant systématiquement les données issues des enquêtes post-électorales depuis 1945, Piketty peut retracer une tendance généralisée, identifiable tant en France qu’en Grande-Bretagne, aux États-Unis et ailleurs, où « la gauche électorale est passée de parti des travailleurs à parti des diplômés ». (877) « Dans l’après-guerre, la gauche électorale était dans tous les pays le parti des travailleurs; au cours des dernières décennies elle est devenue un peu partout le parti des diplômés, avec des niveaux de soutien d’autant plus fort que le diplôme est élevé. » (1001)
« [L]es conflits entre les catégories populaires qui ont progressivement déserté la gauche électorale et les nouvelles classes diplômés de la « gauche brahmane » se sont incarnés au cours des dernières décennies (et continue de se manifester aujourd’hui) dans de multiples enjeux de politiques publiques. Cela peut concerner différentes questions concernant l’organisation des services publics, l’aménagement du territoire, les équipements culturels ou les infrastructures de transport. Cela peut également s’incarner dans le conflit entre d’une part les grandes agglomérations, à commencer par l’agglomération parisienne, où sont « montés » vivre et travailler une large part des plus diplômés, et les villes de taille moyenne et les territoires ruraux, moins intégré dans la mondialisation. » (877-878) Le basculement à gauche de la ville de Paris depuis les années 1990-2000, et des phénomènes semblables visibles à Londres ou New York illustrent le phénomène. Une partie de l’opposition entre Montréal et le reste du Québec est sans doute à mettre à cette enseigne.
« Le sujet de l’impôt et de la répartition de la charge fiscale est également extrêmement sensible, dans un contexte où la gauche au pouvoir a joué un rôle pour mettre en place la libéralisation des flux de capitaux dans les années 1980 et 1990, sans échange d’informations ni coordination sociale et fiscale, ce qui a fortement contribué à accélérer le processus de concurrence au profit des plus aisés et des plus mobiles et à l’alourdissement d’impôts pour les classes perçues comme immobiles (notamment sous forme de taxes indirectes et de prélèvements accrus sur les salaires bas et moyens). » (878)
De plus le financement et l’accessibilité aux études supérieures est un autre sujet qui divise les catégories populaires et la « gauche brahmane », cette dernière se définissant par sa réussite dans l’échelle de la diplomation.
« La « gauche brahmane » croit dans l’effort et le mérite scolaire ; la « droite marchande » insiste sur l’effort et le mérite dans les affaires. La « gauche brahmane » vise à l’accumulation de diplômes, de connaissances et de capital humain ; la « droite marchande » s’appuie surtout sur l’accumulation de capital monétaire et financier. (…) Mais les deux camps partagent un attachement fort au système économique actuel et à la mondialisation telle qu’elle est présentement organisée, et qui, au fond, bénéficie assez bien aux élites intellectuelles comme aux élites économiques et financières. » (896)
Deux logiques qui peuvent gouverner en alternance ou en alliance. Mais qui partagent la faiblesse du retrait électoral des catégories populaires. Risques de dé-légitimation du système électoral et de contestations violentes ou solutions autoritaires. Montée (ou retour) des clivages identitaires et religieux, subdivisions de la « gauche brahmane » en un centre-gauche pro-marché et une gauche pro-redistribution plus radicale; et de la « droite marchande » en un centre-droit pro-marché et une droite nativiste et nationaliste.
La perspective que dégage Piketty dans sa dernière partie vise à sortir l’Europe de la paralysie qu’impose la règle de l’unanimité au Parlement européen, en créant une nouvelle instance((Voir le Manifeste pour la démocratisation de l’Europe – www.tdem.eu)) (l’Assemblée européenne) qui aurait plus de légitimité et serait moins susceptible d’être prise à parti par les différentes nations car elle serait composée majoritairement de représentants choisis parmi les élus des États nationaux en plus de représentants issus du Parlement européen. « Le point central est de se donner un espace de délibération et de décision démocratique permettant d’adopter des mesures fortes de justice fiscale, sociale et climatique au niveau européen. » (1035)
Une Europe plus solidaire où les dettes des États ne seraient plus jouées les unes contre les autres, au plus grand bénéfice des bailleurs et au détriment des membres les plus pauvres… Une « Assemblée des parlementaires européens » qui se donnerait les moyens de contrer l’évasion fiscale et la compétition à la baisse entre les États, et regagnerait ainsi le pouvoir de mettre à contribution les hauts revenus et grands patrimoines. Une Europe « participative » en ce qu’elle favoriserait (obligerait) la participation des travailleurs aux conseils d’entreprises, en s’appuyant sur les exemples des pays nordiques et de l’Allemagne.
Une des mesures les plus audacieuses proposées par l’auteur est sans doute celle visant le « partage patrimonial », la « dotation universelle en capital ». Afin de réduire la tendance à la concentration de la richesse entre des mains de moins en moins nombreuses, Piketty propose de ponctionner annuellement une partie de ces richesses pour la redistribuer, à hauteur de 60% du patrimoine moyen (équivalant à 120 000€, le patrimoine moyen étant évalué à 200 000€), à chaque jeune de 25 ans !
À la première lecture je me suis dit : Quel gaspillage ! Alors que nous avons collectivement tant de défis à relever, comment justifier la redistribution « à tout vent » de cette capacité d’agir ? Et qu’est-ce qui arrive à ceux qui ont 26 ans au moment du passage d’une telle loi ?
En y réfléchissant et en relisant ces derniers chapitres cette proposition m’apparaît de plus en plus intéressante. En effet, si tous les nouveaux revenus générés par le retour de ponctions plus importantes sur les grands patrimoines et les hauts revenus étaient concentrés entre les mains de l’État, cela risquerait de conforter la position de la « gauche brahmane » mais ne gagnerait pas l’adhésion du centre droit, la « droite marchande », à qui l’on demande déjà de faire une place aux travailleurs dans les processus décisionnels des entreprises… La formule de « redistribution patrimoniale » permettrait aux jeunes de participer financièrement, en devenant actionnaires ou partenaires des entreprises en plus de gagner, en tant qu’employés, une représentation administrative. La même formule permet, de plus, de satisfaire aux exigences de la « gauche pro-redistribution ». De fait, ce partage patrimonial permettrait à des jeunes de se réaliser dans des projets structurants de moins en moins accessibles dans l’état actuel de concentration des richesses : faire un premier paiement sur une maison; payer pour des études supérieures; lancer son entreprise avec d’autres…
Il faut se rappeler que les taux d’imposition (aux USA) sur les plus hauts revenus avaient été de 81% en moyenne de 1932 à 1980 lorsque Reagan les ramena en 1986 à 28% ! Ce qui explique la remontée de la concentration des richesses où en en 2010, le décile (10%) supérieur possédait plus de 70% des richesses privées du pays.
L’audace des propositions de Piketty, tant au niveau politique qu’économique, nous rappelle que les institutions que nous avons sont celles que des humains comme nous ont adoptées. « L’idée selon laquelle les valeurs et les institutions démocratiques ‘occidentales’ auraient atteint une sorte de perfection unique et indépassable a clairement quelque chose d’absurde. » (729) La réflexion sur le dépassement du capitalisme, qui s’est pratiquement arrêtée depuis la chute de l’URSS, doit être renouvelée. Un dépassement qui n’implique pas la disparition du capital mais son partage et l’évolution vers des formes nouvelles de « propriété temporaire » et de participation. Piketty ne tire pas ces perspectives miraculeusement de son chapeau mais bien en tant que leçons apprises des développements et bifurcations historiques du dernier siècle.
Malgré la longueur de ce billet je n’aurai fait qu’effleurer la richesse du matériel offert par Piketty. Ce n’est certes pas un résumé, plutôt une invitation à plonger vous-même dans cette œuvre… ou du moins en suivre les échos qu’elle aura dans l’espace public.
Note : L’ensemble des tableaux et graphiques du livre ainsi que les données sur lesquelles ils sont appuyés sont disponibles (et plus car il y a des tableaux annexes) à l’adresse suivante : http://piketty.pse.ens.fr/fr/ideologie
J’ai arrêté temporairement ma lecture du livre de Piketty, Capital et Idéologie, volumineux ouvrage de 1200 pages, pour lire le dernier livre de Laure Waridel : La transition c’est maintenant. Après quoi j’ai senti le besoin de revenir à un livre que j’avais parcouru plus que lu, tant j’étais irrité par son ton grandiloquent : Le New Deal vert mondial, ou Pourquoi la civilisation fossile va s’effondrer d’ici 2028 – Le plan économique pour sauver la vie sur terre. (Rien de moins !), par Jeremy Rifkin. Cet éternel optimiste (La fin du travail, La civilisation empathique, Le rêve européen…) ou plutôt ce vendeur de solutions, colporteur de projets de société, de visions d’avenir : la troisième (ou quatrième ?) révolution technologique…
Pour Rifkin, l’État fédéral ayant ainsi regagné une capacité d’initiative, les promoteurs de ce New Deal vert pourront soutenir les États (-Unis), les comtés, les villes, en mobilisant notamment les fonds de pension, les capitaux privés aussi, à certaines conditions, dans certains cadres. Il propose même un nouveau business model (Sociétés de services énergétiques, résumées par leurs initiales anglaises, ESCO), reliant l’utilisateur à un fournisseur plutôt que l’acheteur à un vendeur((Les ESCO, comme nouvelle forme de partenariat public-privé mais ayant des ressemblances avec les “investissements à impact”, où l’entreprise est redevable de sa performance pour obtenir le soutien public (profit) de son investissement.)). Relation à long terme permettant de planifier et suivre l’évolution d’une transformation ou d’un programme sur 15-20 ans. Pour Rifkin la sortie de l’économie fossile est un élément d’une autre « révolution » du mode de production, associant à chaque fois, une source d’énergie, un mode de locomotion, un mode de communication (échange ?). L’ère du pétrole et des énergies fossiles tire à sa fin et sera remplacé par une ère d’énergies propres et décentralisées, résilientes parce que connectées. Tant qu’à isoler les maisons pour économiser de l’énergie, autant les connecter et les rendre « intelligentes ». Tant qu’à transformer les procédés industriels pour y remplacer la combustion de charbon, de pétrole et de gaz, autant relier ces entreprises à des circuits de fournisseurs-utilisateurs participant d’une économie sinon circulaire, du moins éclairée.
La gouvernance démocratique d’une telle « révolution » est assurée, dans le plan de Rifkin, par des assemblées de pairs, réunissant quelque 300 personnes issues des divers milieux d’une ville, un quartier ou une région, processus auquel participent les structures traditionnelles de représentation (ex. : élus et fonctionnaires de la ville ou de l’État) notamment en offrant le soutien nécessaire à ces processus de réflexion et de délibération critiques et stratégiques. Cette proposition de Rifkin s’appuie sur une expérience menée par son groupe dans trois communautés d’Europe.
Finalement le texte de Rifkin est un « pep-talk » pour les nombreux tenants d’un éventuel Green New Deal, qui lance des idées, des chiffres pour indiquer des pistes possibles ou des cibles atteignables. Je ne suis pas certain qu’il ait mesuré vraiment l’ampleur des investissements à faire… et je crois qu’il donne une importance démesurée aux fonds de pension qui, s’ils mobilisent en effet beaucoup de capitaux, n’en disposent pas facilement ou à court terme. Et puis, le projet de REM de la Caisse de dépôt québécoise est donné en exemple d’un fonds de pension engagé dans la Transition… Un projet qui s’est décidé sans véritable débat public, sans intégration avec les autres plans publics de transport, et qui risque de coûter très cher au trésor public pendant des décennies. Si c’est le genre d’implication des fonds de pension dont on parle, ça fera beaucoup d’heureux parmi les compagnies de hautes technologies et d’infrastructures lourdes, mais à quels coûts pour les autres ?
En proposant une connexion maximale entre les industries, les communautés, comme un élément constitutif de cette « révolution de l’énergie propre et du numérique », au moins deux questions se posent à l’évidence. Comment éviter que les grands propriétaires actuels du Big Data ne deviennent encore plus gros et puissants dans une société plus connectée et que cela nous conduise à la société totalitaire du Big Brother ? Et puis, si cette connexion continentale doit s’intégrer à une connexion mondiale, la « Pangée numérique » de Rifkin, comment éviter que des sociétés non-démocratiques, sous la coupe de pouvoirs hyperpuissants parce que hyper-concentrés, ne viennent pirater, infiltrer, manipuler ces échanges numériques ? Réponse de Rifkin :
« Vu mon expérience en Chine, je ne pense pas que ce soit l’intention du gouvernement chinois. (…) Il est inimaginable qu’une superpuissance prenne en otage des milliards de personnes de différentes communautés (…). Il faut préserver la liberté de chaque localité et de chaque région, qui doivent contrôler leurs infrastructures comme un bien commun. (…) Nous sommes à un tournant de l’histoire, qui nous oblige à nous faire confiance et à oublier nos divisions politiques. »
Nous faire confiance et oublier nos divisions politiques… C’est vrai que, comme discours à livrer devant une assemblée de pairs, issus de différents réseaux et partis, ça se tient. Comme stratégie de développement international, je suis moins sûr.
Le reproche qu’on pourrait faire à Rifkin, on peut aussi le faire aux deux autres (Waridel et Piketty) : on ne voit pas très bien sur quelle base sociale, en s’appuyant sur quelles forces organisées on pourra amorcer et réaliser dans les temps voulus une telle transformation radicale.
La lecture contiguë des trois livres, soit Le New Deal vert mondial, de Rifkin, après celle de Waridel, La transition, c’est maintenant, et de Piketty, avec son Capital et idéologie, fait ressortir les trois cultures, les trois mondes dans lesquels sont ancrés les auteurs, l’Europe, l’Amérique et le Québec. Je reviendrai dans un prochain billet sur les propos de Waridel, bien ancrés dans le contexte québécois, et ceux de Piketty qui retrace l’évolution de « modes de justification des inégalités » sur plusieurs siècles et à l’échelle de trois continents (Europe, Amériques, Asie).
Deux des sources citées par Rifkin à l’appui de son projet de réseau électrique continental d’énergie propre :
En mars 2019, l’université finlandaise dite LUT et l’Energy Watch Group ont publié une étude importante intitulée « Global Energy System Based on 100 % Renewable Energy » [« Un système d’énergie mondial fondé sur 100 % d’énergies renouvelables »].
Sans prétendre avoir lu le détail de ces publications, je n’ai pu m’empêcher de situer les ressources hydro-électriques du Québec, dans ce contexte, comme une immense « batterie », une réserve d’énergie disponible « à la demande » (on ouvre ou on ferme les barrages) qui prend un sens stratégique quand on vise à développer à grande échelle l’éolien et le solaire. Et d’ailleurs, le PDG d’Hydro-Québec disait aujourd’hui la même chose dans La Presse: « la société d’État pourrait devenir la « batterie » du nord-est du continent. » !