servitude, béton et religion

lectures récentes

La fabrique de nos servitudes de Roland Gori. Un auteur que je ne connaissais pas mais qui m’a été chaudement recommandé par Olivier, de chez Gallimard. Et comme Olivier me connait mieux que tous les algorithmes d’Amazon, je lui fais confiance et je suis rarement déçu.

Nous codons le monde jusqu’à en perdre le corps. Nous mangeons des algorithmes. Ce livre est une invitation à en finir avec les fabriques de servitude en cherchant par tous les moyens de création à transgresser les assignations à résidence identitaires que favorisent les sociétés d’informations. (…) Les murs algorithmiques des sociétés de contrôle tomberont plus difficilement que le mur de Berlin. (…) Nous avons une identité d’êtres humains moins définie par un caractère « national », « racial » ou de « genre » que par notre appartenance au monde du vivant. Nous appartenons au vivant dont nous ne sommes que l’un des modes d’expression et que notre illusion narcissique nous empêche de reconnaître comme tel. (…) Nous ne nous sommes pas échappés de l’animisme comme la superbe occidentale le croit, nous l’avons transféré aux objets techniques, non sans efficacité.

La fabrique de nos servitudes, R. Gori. Pp 21, 127 et 226-227.

Si je ne retenais qu’une chose de ce texte touffu c’est son appel à la créolisation des cultures, du monde. Qui me fait connaître Patrick Chamoiseau (Texaco, prix Goncourt 1992) et Achille Mbembe (Critique de la raison nègre). Aussi tiré de la foisonnante bibliographie citée par Gori : Béton, arme de construction massive du capitalisme, de Anselm Jappe; Relions-nous, La constitution des liens – L’an 1; et L’archipel français, Naissance d’une nation multiple et divisée de Jérôme Fourquet.

Gori est un philosophe qui a une formation de psychanalyste (à moins que ce soit l’inverse ?). Si les références à Deleuze, Lacan, Foucault ou Debord ne vous font pas peur… Mais ce sont les auteurs antillais (Glissant, Chamoiseau, Mbembe) cités qui me convainquent de cette perspective de la « créolisation », critique s’il en est du « wokisme » et des identitaires en mal de pureté.

Je me suis plongé ensuite dans Béton, arme de construction massive du capitalisme. L’auteur (Jappe) y fait l’histoire du béton, en particulier de sa version moderne, le béton armé. Son impact sur l’architecture et les techniques traditionnelles de construction. L’impact écologique en émission de GES (chaque tonne de béton coûte une tonne de CO2) mais aussi en consommation de sable. Une « mafia du sable » s’est développée en Inde… Mais j’ai été déçu de ne pas trouver l’analyse que je cherchais (et cherche encore) de l’importance financière et matérielle que constituent les tours d’habitation qui pullulent dans les centres urbains : comme si c’était le nec plus ultra de l’urbanisme, de l’habiter en ville ! Quand on voit, littéralement, sortir de terre en quelques années des quartiers tel Griffintown à Montréal, on est en droit de se demander jusqu’où ce « cancer » va s’étendre aux autres quartiers ? Est-ce vraiment le meilleur moyen de « densifier » nos villes ? Ou si ce n’est pas plutôt un moyen de faire du fric, un investissement payant et une version quasi liquide de l’immobilier (Louis Gaudreau, Le promoteur, la banque et le rentier). Un revenu important pour la Ville aussi. Donc, je cherche encore cette analyse du poids (financier, environnemental, culturel) des tours…

Pour m’aérer un peu l’esprit, j’ai ensuite lu cette autre référence de Gori, plus divertissante : L’anomalie, de Hervé Le Tellier. Le prix Goncourt 2020. Mérité, à mon avis bien humble car je ne me précipite pas en général pour lire les prix littéraires.

Je suis revenu ensuite à Relions-nous, que j’avais juste feuilleté. Un assemblage plutôt insipide (en ordre alphabétique des titres ! de Agriculture à Utopie) de quelques dizaines de très courts articles autour du terme : créer ou refaire des liens. Trente-huit textes de 2 à 4 pages, suivis de quelques propositions concrètes, parfois sous forme d’articles à adopter dans cette nouvelle « Constitution des liens, L’an 1 » annoncée en sous-titre de l’ouvrage collectif. Parmi les quelques 50 auteurs j’en reconnais une dizaine (Giraud, Citton, Méda, Damasio, Viveret, Morizot, Darleux, Servigne, Blondiaux). Malgré ces limites, ou peut-être grâce à elles, beaucoup des propositions avancées sont à la fois simples et audacieuses. Plusieurs touchent à cette obligation de plus en plus évidente : nous devons partager cette planète avec les autres vivants qui l’habitent. Par exemple : « Par des sorties en nature hebdomadaires les élèves apprennent à identifier 26 essences d’arbres et d’arbustes… ». Ou encore « Tout habitant de la ville devra être responsable d’au moins un arbre ». Ou cette injonction visant à rendre paritaires (actionnaires et employés) les conseils d’administration des entreprises et à limiter à un maximum de douze fois le SMIC le salaire des dirigeants. Ou ces propositions concernant les médias visant à considérer « les attentions individuelles et collectives » comme des biens communs dont la protection doit être assurée au même titre que la protection de l’air et de l’eau. À cette fin le financement des médias locaux devra être assuré grâce à une répartition des revenus actuellement appropriés par les grands medias et par de fortes taxes sur la publicité.

Peut-être l’article qui m’a le plus déçu de l’ensemble : celui sur la religion qui se limite à réaffirmer l’importance de la laïcité de l’État. Mais, bon, c’est peut-être beaucoup demander de faire plus que cela en 2-3 pages. Je me suis donc consolé, ou rassasié, avec ce livre-somme de Jurgen Habermas : Une histoire de la philosophie — La constellation occidentale de la foi et du savoir. Quelques 850 pages par cet érudit philosophe pour étancher ma soif de comprendre. Même s’il se concentre principalement sur l’évolution en Occident, son chapitre comparant les religions de la « période axiale » (bouddhisme, taoïsme, judaïsme) et la philosophie grecque était éclairant. Augustin et Platon; Thomas d’Aquin et Aristote; l’émergence d’un nouveau paradigme avec Duns Scot et Guillaume d’Ockham. Ce premier volume se termine sur Machiavel dont il me fait découvrir un texte qui, d’après Habermas, est plus important encore que le fameux « Prince » : Discours sur la première décade de Tite-Live.

Je ne prétendrai pas vous résumer ce tour d’horizon magistral réalisé par ce brillant philosophe nonagénaire ! Le plan du volume II est annoncé à la fin du premier volume : « Liberté rationnelle. Traces des discours sur la foi et le savoir« . Il complétera ce parcours : de Luther à Hume, puis à Kant; Hegel, Feuerbach, Marx, Kierkegaard, Peirce. Ça promet !

Et comme j’avais sous la main une copie, jaunie par les quelques 33 ans écoulés depuis sa parution, trouvée chez un bouquiniste il y a quelques mois, de Une théologie pour le 3e millénaire par Hans Küng, j’en ai lu les quelques quarante pages de conclusion : L’unique vraie religion existe-t-elle ? Essai de critériologie oecuménique 1j’ai produit un pdf « maison » de cette conclusion. Après le point de vue agnostique et historique de Habermas, qui sied à un philosophe, Küng amène un point de vue de l’intérieur2« On ne saurait saisir une religion dans ce qu’elle a de plus profond tant que l’on n’y adhère pas de l’intérieur, avec tout le sérieux existentiel qu’elle appelle » p. 345, en tant que théologien. Un point de vue contemporain, pour qui le dialogue entre les religions est une question urgente, immédiate, même 35 ans après la parution de l’original en allemand. Küng est peut-être le théologien qui a pris le plus au sérieux la nécessité du dialogue entre les religions : il a étudié, publié sur le judaïsme, l’Islam, la « religion chinoise »… en plus de ses écrits sur l’Église et la chrétienté. Ce qui lui permet d’aborder la question avec respect et perspicacité. Enfin, je crois.

Mais pourquoi donc revenir, encore, à cette question de la religion, alors que tant d’autres frappent et se pressent à la conscience ? Peut-être parce que j’ai l’impression que mes contemporains, occupés qu’ils sont à bien verrouiller la religion dans le champ du privé afin de garantir la laïcité de l’État, oublient facilement à quel point elle est au coeur de la culture sinon au centre de l’État pour la plus grande partie de l’humanité. Et si les enjeux globaux exigent une mobilisation globale, nous devrons trouver un langage commun, autour de valeurs qui transcendent les différends religieux. Une nouvelle éthique du vivant : « Nous appartenons au vivant dont nous ne sommes que l’un des modes d’expression » (R. Gori, op. cit. p.226).

Notes

  • 1
    j’ai produit un pdf « maison » de cette conclusion
  • 2
    « On ne saurait saisir une religion dans ce qu’elle a de plus profond tant que l’on n’y adhère pas de l’intérieur, avec tout le sérieux existentiel qu’elle appelle » p. 345

travail social et utopies

Social Work Futures

Je découvre Social Work Futures de Laura Burney Nissen par le numéro 219 du bulletin Sentiers de Patrick Tanguay. Ce dernier pointait vers un billet de Burney Nissen intitulé 10 Things — Dispatches from the Future, qui nous présente plusieurs textes qui valent le détour :

  • Social work in the face of collapse, tiré de la revue Critical and Radical Social Work;
    • Pour faire face aux défis qui viennent, le travail social devra suivre les enseignements tirés de l’approche de développement communautaire. « [T]o be of assistance in the future, social work will need what the ethos of community development offers more than ever if it intends to remain committed to socially just practice (…) this article discusses some bleak likelihoods that are painful to consider. However, this is an article about hope: not hope that we can avert future environmental and societal catastrophe; but instead hope that as communities face the coming predicaments, they will rediscover collective solidarity and wiser ways of living together and with the planet. Social work, particularly when it draws on community development perspectives, can have a key role in this transition to sanity. »
  • Social collapse and climate breakdown, de la revue The Ecologist. Un texte de 2019 mais qui fait une bonne synthèse des conséquences sociales de la crise climatique,
  • We’re not yet ready for what’s already happened. La société est déjà engagée dans des processus qui impliqueront de profondes discontinuités. Même si nous pouvions, par miracle, résoudre le « problème » climatique. »We are surrounded by ubiquitous mismatches between the value of systems, enterprises and places given their suitability to the world we now live in, and the way those things are priced by markets. We are surrounded, in short, by bubbles.  » Mais ces discontinuités peuvent être vues comme des opportunités : possibilités de prises de conscience radicales et de changements rapides.

Les articles suivants mettent en valeur l’importance de l’imagination, de la formulation d’utopies, de visions de l’avenir sans lesquelles il est impossible de mobiliser.

Retour de la planification

Ce même numéro de Sentiers commençait en citant longuement The Whole Field, de Max Krahé. un texte intéressant par son rappel précis des conditions de réalisation des efforts de planification qui ont marqué la période d’après-guerre en Europe et en France. Après coup, je note que cet article est d’abord paru en français (!) dans la revue Grand Continent sous le titre Un État pour la planification écologique. Tant mieux pour vous qui n’aurez pas à vous taper la version anglaise !

On ne parle plus vraiment de travail social mais pour imaginer des futurs possibles, en s’inspirant d’une période qui fut, elle aussi, marquée par les grands défis à relever… ce texte me semble inspirant.