crises, chaos et idée simple

Les crises : environnementale, politique, économique, sociale, financière, technologique…

Les valeurs, l’éthique, l’individualisme et le court-termisme… Le citoyen consommateur et rentier plutôt que militant et croyant.

La crise philosophique, éthique ou culturelle qui se manifeste par l’atomisation des parcours individuels et la diffusion, dilution des attachements devenus plus nombreux mais plus superficiels, temporaires, conditionnels. Même les mariages sont devenus temporaires !

Nous, babyboomers, sommes la génération qui se sera libéré de la chape de plomb du catholicisme ultramontain qui s’était réfugié de France au début du XXe siècle. Je reprends les mots de Nancy Huston :

Ma génération (je suis née dans les années 50) est très spéciale à cet égard: à peu près tous nos parents étaient croyants et pratiquants, à peu près aucun de nos enfants ne l’est. C’est chez nous, en nous, que ça bascule. C’est énorme! Et pourtant, nous n’en parlons jamais. Comment s’est passé dans notre esprit, mais aussi dans notre corps, le désenchantement du monde? Quels en sont les avantages […] et les inconvénients? Nous avons tellement déblatéré contre la religion, son contrôle du corps et de la sexualité, sa façon de plonger les gens dans la passivité, de les distraire de leurs vrais problèmes en faisant miroiter un paradis illusoire, nous avons si prestement remplacé les croyances religieuses par les certitudes scientifiques et politiques que nous oublions, souvent, les aspects plus positifs de la religion, pour lesquels nous n’avons trouvé aucun substitut. […] Nous manquent […] la possibilité de s’extraire du quotidien pour renouveler nos forces; le sentiment d’un espace-temps à part, non utilitaire et non économique; le bonheur important de se sentir appartenir à quelque chose.

citée par Grégory Baum dans Vérité et pertinence

La crise des finances publiques, c’est un refrain déjà entendu qui revient vite à la mode… avec son cortège de réduction de services, privatisations plus ou moins déguisées, réduction d’accès… Diminution de l’intensité et de l’amplitude de l’action publique. Alors que nous aurions bien besoin d’audace, d’innovation et de vision dans l’intérêt public. Les finances publiques saignées à blanc par la réduction drastique de l’impôt sur les haut revenus et capitaux que les néo-conservateurs ont imposé (Reagan-Thatcher) et que les néo-libéraux (Blair-Clinton) ont maintenu comme vérité indubitable : l’argent sera mieux utilisé, plus productif entre les mains d’agents privés plutôt que par des représentants de l’intérêt public. Des capitaux à la recherche de bonnes affaires insuffleront bulles et craches boursiers (1987, 2000, 2008). Des crises qui seront des occasions de concentrations d’où émergeront, avec l’aide de lois draconiennes sur la propriété intellectuelle, les géants de la technologie d’aujourd’hui.

La crise de la représentation politique où socialistes et socio-démocrates perdent leurs repères alors que l’URSS s’effondre et que le capitalisme d’État chinois se développe. La mondialisation devient semble un phénomène incontournable forçant l’intégration des économies et diminuant d’autant l’autonomie des gouvernements nationaux. Les nouveaux mouvements sociaux (jeunesse, femmes, autochtones, tiers-mondes) font éclater le carcan des partis ouvriers de la gauche traditionnelle. Les politiques social-démocrates semblent plus aptes à répondre à des demandes identitaires qui s’harmonisent mal avec la conscience de classe… mais les dictats du développement économique auxquels se soumettent les socio-démocrates sont de moins en moins compatibles avec les limites écologiques.

La crise écologique qui devient de plus en plus indéniable et perceptible partout sur la planète n’est pas encore assez grave ou immédiate pour changer les modalités de gestion et l’orientation des sociétés capitalistes : le profit à court terme, la propriété privée priment encore sur l’intérêt des collectivités humaines et non-humaine. Les forêts d’Amazonie et d’Indonésie sont détruites à grande vitesse pour produire huile de palme ou soja et bestiaux parce qu’il y a un marché pour ça. La conscience des effets de l’action humaine sur la santé et les équilibres de la planète se fait plus pressante, mais les changements envisagés demeurent soumis à la logique du capital. Les gouvernements se donnent un vernis écologique en subventionnant ici ou là, l’automobile électrique ou l’usine de batteries, mais sans remettre en question les principes ancrés depuis 50 ans de néo-libéralisme : laisser l’économie décider où investir; se méfier de l’intervention publique; considérer l’enrichissement privé comme la valeur suprême.

La crise idéologique et identitaire rend plus difficile la mobilisation unitaire. Municipalisme, régionalisme, nationalisme, féminisme, internationalisme, interspécisme… tous ces mouvements portent des revendications fondées mais comment unir et ordonner toutes ces demandes en un programme, une force capable de stopper la machine capitaliste dévoreuse de mondes ?

Et si les systèmes qui nous ont permis de vivre et de croître jusqu’ici étaient sur le point de sombrer dans le chaos ? Quels sont les changements systémiques qui nous permettront d’éviter ou, plus probablement, d’y survivre et, éventuellement sortir du chaos ? Nous ne sommes pas aux commandes. Et nous ne changerons pas la nature humaine. L’homme nouveau, c’était un idéal poursuivi par les aventures fascistes et soviétiques du siècle dernier.

Il nous faut quelques idées simples, autour desquelles réunir la coalition des vivants. Les néo-conservateurs ont pris le pouvoir il y a 45 ans avec des idées rassembleuses telles : « Moins de taxes » ou « Moins de bureaucratie ». Et ils ne manquaient pas d’exemples où taxes et bureaucraties avaient été mal utilisées au cours des « trente glorieuses ». Il sera sans doute plus difficile de faire la promotion de la sobriété, même joyeuse, que de stimuler l’appétit et l’égoïsme « naturels » des consommateurs-payeurs de taxes ! Mais le chaos nous aidera !

Une idée simple : ces richesses accumulées au cours de la Grande accélération des cinquante (70 ?) dernières années appartiennent à la terre. Elles ont été extraites de la terre, du travail et des ressources humaines et non-humaines. On les a laissées entre des mains privées par convenance : on ne savait pas trop qu’en faire ! Plus d’autoroutes ? Plus de HLM et des polyvalentes encore plus grosses ? En laissant les richesses se multiplier librement, ça nous a donné… les bulles immobilières et la croissance des parcs automobiles, informatiques et audio-visuels. Des objets de consommation ou d’accumulation individuels, marqueurs de statut social


Un texte présenté à une rencontre de réflexion de Communagir, Québec, 16 avril 2024

écologie sociale et capital

Du point de vue de l’écologie sociale, l’économie capitaliste repose ainsi sur quatre relations métaboliques fondamentales. À côté des relations de production et de consommation, qui sont les structures classiques qu’analyse l’économie politique, s’ajoutent les relations sociales d’extraction et de dissipation, relations métaboliques qui encadrent et déterminent le processus économique du capitalisme et son écologie.

Extrait de la présentation de The social ecology of capital, par Éric Pineault, dans le Bulletin de l’IRIS – publié (rediffusé) par PresseGauche

Pendant la plus grande partie de son existence (des centaines de milliers d’années) l’humanité (homo sapiens) a parcouru les continents en cueillant fruits et plantes comestibles, chassant et pêchant. Son impact sur l’environnement était limité par la rusticité de ses moyens (outils, armes) même si sa capacité d’action collective lui a permis d’affronter et même d’éradiquer certains des plus grands mammifères ayant vécu sur notre planète. 

Le langage et les artefacts développés par les humains permirent d’accumuler savoirs et techniques à propos des cycles de la nature, des modes et aires de reproduction des plantes et des animaux qu’ils apprirent à domestiquer. Le développement de l’agriculture et de l’élevage fournirent des surplus alimentaires. Il y a environ 12 000 ans, les premières formes d’écriture, d’architecture et de métallurgie ont augmenté la capacité des sociétés humaines de produire nourriture, outils, moyens de transport et armes. Cette nouvelle relation métabolique de l’humanité avec son environnement décuplait déjà sa capacité d’extraction par rapport au régime antérieur de cueillette et de chasse et pêche. Cités-États et empires se sont succédés, en conflit les uns avec les autres ou avec les peuples nomades qui les entouraient, ou plus simplement après l’épuisement des terres qu’ils cultivaient. Les savoirs cumulés permirent le harnachement des rivières et du vent pour faire tourner les moulins, et pour la navigation vers de nouveaux territoires. Les forces motrices du régime agraire étaient encore essentiellement celles des humains et des animaux domestiques. 

En utilisant la puissance des combustibles fossiles pour transformer à grande échelle et systématiquement d’autres ressources minérales telles que les métaux, l’industrie rompt également avec sa dépendance à l’égard de l’extraction et de la production médiatisées et limitées par un flux d’énergie et de matériaux provenant des cycles écologiques, tels que la transformation des arbres en charbon de bois pour fondre le fer, ou la transformation du grain en force musculaire incorporée pour extraire le minerai par le travail humain et le travail animal. C’est plutôt lorsque le charbon a été mis au travail pour extraire plus de charbon, que l’on peut considérer qu’une transition vers un nouveau régime métabolique avait commencé. pour qu’un nouveau régime fossile-industriel entre dans une longue phase de croissance exponentielle de la production, du débit (throughput) et de la population urbaine. 

A Social Ecology of Capital (p. 136)

Bien que le charbon ait été utilisé pour 20% des besoins de chauffage au milieu du XIXe en Angleterre, ce n’est qu’à partir du moment où ce même charbon fut utilisé, dans les premières pompes à vapeur, pour faciliter et accélérer l’extraction du charbon que nous sommes passés du régime agraire à celui de l’industrie-énergie fossile. C’est le passage d’une société basée sur une énergie essentiellement renouvelable (bois, vent, soleil, force animale) à une société basée sur une énergie fossile, accumulée sur des millions d’années, qui avait cette puissance concentrée extraordinaire.  

Le modèle en quatre temps (extraction, production, consommation, dissipation) permet d’ancrer le régime capitaliste dans son environnement. Il ne s’agit plus de seulement produire des marchandises qui seront vendues-consommées. Le système est appréhendé sous sa forme de flux et de stocks. Des flux de matières et d’énergies sont extraites et transformées pour être consommées ou stockées, puis éliminées, rejetées comme rebus ou pollutions. La société d’aujourd’hui est caractérisée par l’importance des flux de matières et d’énergies qui ont cru de manière exponentielles depuis 1950, et par l’accumulation de stocks (outils, bâtiments, villes…). « L’accumulation des stocks est la matérialisation de l’accumulation du capital dans les sociétés contemporaines. » (p. 76)

Dans les sociétés contemporaines, 55 % de la matière extraite est destinée à l’accumulation de stocks biophysiques, ce qui inclut la quasi-totalité des flux de minéraux non métalliques (sable, gravier et calcaire), la plupart des flux de métaux et certains flux de biomasse (papier, bois) et de combustibles fossiles (plastiques). Une autre caractéristique de la matérialité des sociétés contemporaines est l’importance des artefacts, qui l’emportent de plusieurs ordres de grandeur sur la masse de corps vivants soutenus par l’activité sociale et les flux de matière et d’énergie (throughput flows). Cela contraste avec les sociétés passées où les flux prédominaient sur les stocks et où les corps, animaux et humains, l’emportaient de loin sur les artefacts. (ma traduction) 

Pineault, Éric. A Social Ecology of Capital (p. 74).

L’approche présentée par Pineault ne prétend pas être une stratégie d’action pour atteindre la décroissance : 

Nous laisserons à d’autres le soin de présenter, de débattre et de défendre la Décroissance en tant que projet émancipateur et mouvement social vers un mode post-capitaliste de relation avec la nature. La théorie de l’écologie sociale du capital est une entreprise préalable et plus limitée, elle fournit un cadre pour examiner de manière critique le fonctionnement, à la fois matériel et social, de ce que nous cherchons à surmonter. (p. 231)


Ce que l’écologie sociale du capital de Pineault met en lumière, en plus d’ancrer les processus de production-consommation dans ses limites naturelles (extraction-rejets) c’est la dimension internationale de ces échanges. Alors que la période des « trente glorieuses » de l’après-guerre était marquée par le « compromis fordiste » (suivant la théorie de la régulation) où les rapports de classe étaient pour l’essentiel négociés à l’échèle nationale, la libéralisation des échanges et la « mondialisation » de la période suivante ont donné un nouveau souffle au régime d’accumulation capitaliste : délocalisation d’une bonne partie de la production de biens vers des pays où la main-d’oeuvre était moins chère et les politiques environnementales et sociales plus « accommodantes »; des chaînes d’approvisionnement à l’échèle planétaire pour des produits et des marques vendus sur un marché planétaire; une circulation des capitaux et des processus accélérée par la numérisation.

L’abaissement des coûts des produits essentiels permettra la mise en marché de nouveaux produits et l’adoption de nouvelles pratiques sociales dans les pays du « centre » et les classes privilégiées de la périphérie : automobiles, téléphones, micro-ordinateurs, tourisme et médias de masse…

Une croissance de l’extraction, de la production, de la consommation et des rejets et pollutions qui, en régime capitaliste, génère une croissance des profits à investir… qui devront optimiser, innover, rationaliser leurs investissements rien que pour conserver leur place dans un marché en constant développement. C’est la « théorie du tapis roulant » (Treadmill theory) de Allan Schnaiberg reprise par Pineault : il faut courir pour rester sur place. Un processus qui n’a rien de rassurant quand on considère les « externalités » qu’il génère.

Ce « tapis roulant » m’a rappelé l’immobilité fulgurante de Hartmut Rosa.

[U]ne société moderne est caractérisée par le fait qu’elle ne peut se stabiliser que de manière dynamique. Cela signifie qu’elle doit forcément croître, accélérer et produire des innovations en permanence si elle veut conserver sa structure institutionnelle et le statu quo social. Sans croissance, sans innovation permanente, elle perd des emplois, les sociétés et les entreprises ferment, les revenus de l’État diminuent, on ne peut donc plus financer l’État social, les systèmes de santé et d’éducation, et nous nous retrouvons au bout du compte – en Europe comme en Chine – confrontés à la perte de légitimité du système politique. La conséquence en est que chaque année, et peu importe que nous vivions en Europe, en Chine ou aux États-Unis, nous courons un peu plus vite dans le seul but de défendre notre place, dans le seul but que tout puisse rester en l’état. La modernité tardive débouche ainsi sur une immobilité fulgurante qui nous éloigne systématiquement du monde et de la vie,

Hartmut Rosa. Remède à l’accélération (p. 45). 

Au final, Pineault aura beau dire qu’il ne se prononce pas sur la question de la décroissance… The social ecology of capital contribue à rendre cette perspective inéluctable. Reste à trouver une manière qui soit acceptable pour les forces sociales qui courent présentement sur le tapis roulant de l’accumulation capitaliste.