bifurquer pour s’émanciper

Ce que les scientifiques nous annoncent depuis plus de 50 ans1Halte à la croissance ?, Club de Rome, 1972 ou encore Printemps silencieux, de Rachel Carson, 1965 commence à devenir dangereusement concret: feux de forêt, saisons déréglées avec conséquences désastreuses sur les récoltes, inondations…

L’idée d’une transition graduelle et harmonieuse qui permettrait de maintenir l’essentiel de notre mode de vie actuel — en remplaçant les moteurs à essence par des moteurs électriques — cette idée devient de moins en moins réaliste. 

Inventer des bateaux électriques qui continueraient de racler le fond des mers ?  Électrifier tout le parc automobile sans régler la congestion ? La mode du porté-jeté, des emballages à usage unique parce qu’on transporte nos produits sur des milliers de kilomètres, ou qu’on veut éviter les pertes dues à la manipulation ou à l’oxydation des aliments, cela au prix d’une pollution qui asphyxie les océans…

Pour effectuer la profonde transformation de nos modes de vie, devenue nécessaire et urgente, nous devons abandonner notre conception simpliste de la compétitivité où le prix le plus bas l’emporte sans égard aux externalités — pollution des airs, des mers, des terres — qui ne sont pas inclus dans les prix actuels. Une compétition mondiale qui aura permis aux pays riches d’exporter leur pollution et de réduire drastiquement leurs coûts de main-d’œuvre favorisant d’autant la consommation de produits, qu’ils soient essentiels ou superflus. Après avoir écrit un livre sur la sobriété, Brice dénonce L’impasse de la compétitivité et promeut une réindustrialisation des pays riches et une réduction de la consommation (et des importations concomitantes). 

Mais si le signal prix devient plus complexe parce qu’on décide d’y inclure les externalités jusqu’ici cachées, comment mesurer, comptabiliser ces externalités? Et comment faire des choix éclairés ? Car il faudra faire des choix, prioriser… parce qu’on ne pourra pas tout électrifier, tout conserver de la manière dont 8 000 000 000 d’humains consomment actuellement cette planète.  Comme un troupeau de cerfs broutant heureusement, en se multipliant, la forêt de cèdres qui peuple leur île. 

Faire des choix en se basant sur une mesure fine et continuelle des effets de nos procédés, extractions et rejets sur les équilibres écosystémiques et la capacité de régénération de la biosphère. Une information fiable qui doit alimenter une délibération nouvelle, approfondie sur les priorités de (re)développement, de consommation, de bien-être. [Comment bifurquer]

Mais cette nouvelle délibération, qui la fera ? Et où ? Et dans quels buts ? Quelles sont les fins ultimes, les principes qui devraient guider nos délibérations ? Et qui sont les dépositaires de ces principes ? Les évêques, rabbins et imams? Les universitaires et leurs chapelles dans leurs tours d’ivoire? 

Frère et Laville, avec La fabrique de l’émancipation, nous amènent, dans un premier temps, sur ce terrain des principes. Retraçant les projets (et les angles morts) des différentes écoles (chapelles?) de la « théorie critique traditionnelle » (Adorno-Horkeimer; Habermas-Honneth; Bourdieu) ils proposent une « nouvelle théorie critique », qui ne descende pas de la montagne (ou de sa tour d’ivoire) pour apporter la vérité mais plutôt participe avec les acteurs, praticiens et citoyens, à définir ce qui fait sens. Ce qui doit être critiqué, ou même interdit et ce qui doit être encouragé. 

De nouvelles institutions devront être créées, ou les anciennes transformées. Associations, organisations de la société civile ou entreprises d’économie sociale, sont les lieux où s’expérimentent les nouvelles normes, où les institutions sont questionnées, mises à l’épreuve, transformées.

Les extraits que je rapporte et les commentaires que je fais ne rendent certainement pas justice à la complexité des trois œuvres citées. Je partage mon enthousiasme pour des pistes de réflexion qui éclairent les enjeux qui nous confrontent.


Peut-on s’émanciper de l’obligation de compétitivité (L’impasse de la compétitivité, Benjamin Brice) ? Comment planifier en fonction des besoins (et des limites) plutôt que des opportunités de profit aveugle, à court terme, sans égard pour la planète ou pour l’avenir (Comment bifurquer, Les principes de la planification écologique, de Cédric Durand et Razmig Keucheyan) ?

La planification écologique joue sur deux tableaux : côté pile, le calcul écologique, côté face, la politique des besoins. (…) Dans quels secteurs et pour quelles activités ferons-nous le choix collectif de mobiliser la pleine puissance de la coopération sociale à travers la spécialisation? Dans quels domaines doit-elle au contraire laisser place à une autonomie porteuse de satisfactions individuelles dans la diversité des pratiques ? Comment bifurquer, p. 245

Benjamin Brice, dans L’impasse de la productivité (2023) mais aussi dans son livre précédent (La sobriété gagnante, 2022) fait une critique de nos excès de consommation, « nous vivons au-dessus de nos moyens », et des politiques qui doivent se soumettre aux dictats du capital pour se maintenir dans la compétition internationale.

nos régimes dits « démocratiques » se soumettent un peu trop volontiers aux contraintes économiques extérieures et aux indicateurs du système des prix.

Il met de l’avant une perspective de relocalisation industrielle (pour la France) tout en appelant à une réduction des importations (et, donc, de la consommation). Il se dit non convaincu par ceux qui prônent la décroissance, car, dit-il, il est possible de consommer moins mais de produire plus, notamment en matière industrielle, pour contrer les effets de la délocalisation des dernières décennies. En particulier dans les territoires hors des grands centres urbains, où les industries étaient autrefois implantées.

[C]e sont ici les classes supérieures qui contribuent le plus au fait que nous vivons au-dessus de nos moyens, aussi bien sur le plan écologique que sur le plan commercial. L’impact de la consommation sur les écosystèmes est beaucoup plus fort au sommet de la pyramide sociale qu’à sa base.
Mettre au centre de la discussion publique la consommation, la résilience et les importations permettrait donc de renvoyer aux classes supérieures une image un peu moins complaisante d’elles-mêmes.

Brice, Benjamin. L’impasse de la compétitivité (p. 164). Éditions Les Liens qui libèrent.

Il faut utiliser les moyens déjà disponibles pour taxer la surconsommation, favoriser la réparation plutôt que le renouvellement rapide des produits, un étiquetage plus explicite, un contrôle de la publicité… Il faut, pour cela, une délibération démocratique sur les besoins, la consommation, les objectifs de réindustrialisation…

En conclusion, Brice voudrait rallier les écologistes, la gauche et les classes populaires autour d’un programme de réindustrialisation et de sobriété.

Pour rallier les partisans d’une rupture, il faut une alternative aux politiques de compétitivité. Pour rallier les écologistes, il faut un horizon de réduction de nos pressions sur les écosystèmes. Pour rallier le centre gauche, il faut une politique crédible de redressement de l’économie française. Et pour espérer rallier une partie des classes populaires désespérées par le monde politique actuel, il faut montrer une volonté d’agir dès maintenant, au niveau national, pour rééquilibrer les rapports entre classes sociales.

Brice, Benjamin. L’impasse de la compétitivité (p. 188).

Avec Comment bifurquer, Durand et Keucheyan défendent une conception renouvelée de la planification, à partir, notamment, des expériences françaises de l’après-guerre et de la pratique chinoise actuelle. Une planification qui saurait se brancher sur les besoins en temps réel, grâce aux nouvelles technologies de l’information, tout en respectant les limites écologiques grâce à une reconnaissance et un suivi des équilibres systémiques.

Le déploiement de la planification écologique devra s’appuyer sur les technologies de l’information, que ce soit pour prendre la mesure des transformations de la nature, suivre les impacts écologiques des processus de production, modéliser les enchaînements productifs correspondant aux différentes options viables ou encore rompre avec l’isolement des consommateurs dans l’expression de la demande grâce à un usage émancipateur des plateformes. Mais cette intégration machinique doit être contenue et orientée. Contenue car le coût environnemental de la technique, et notamment du numérique, oblige à maintenir ces usages dans une enveloppe compatible avec la trajectoire de sobriété retenue. Orientée car elle concerne également la qualité du processus social et l’arbitrage à effectuer entre puissance et autonomie. Dans quels secteurs et pour quelles activités ferons-nous le choix collectif de mobiliser la pleine puissance de la coopération sociale à travers la spécialisation ? Dans quels domaines doit-elle au contraire laisser place à une autonomie porteuse de satisfactions individuelles dans la diversité des pratiques ? (p. 246)

Une planification en deux temps (qui se répètent): expérimentation-décentralisation et synthèse-réplication. La tension entre ces deux pôles devra être gérée par de nouvelles institutions.

Côté centralisation, il est souhaitable de créer un cadre de soutenabilité écologique cohérent à l’échelle la plus large possible, y compris par un renforcement des formes internationales de coopération. Côté décentralisation, la capacité d’expérimentation est un levier décisif d’innovation et de diversification institutionnelle, deux facteurs qui contribuent à la robustesse du processus de transformation systémique et à sa légitimité. Pour naviguer entre ces deux pôles, nous avons plaidé pour un fédéralisme écologique qui privilégie l’initiative locale tout en autorisant l’intervention du centre pour garantir la trajectoire de soutenabilité. Au cœur de ce modèle se trouve l’approfondissement de la démocratie. L’implication du plus grand nombre est cruciale pour articuler une partie des connaissances relative aux besoins, élaborer des scénarios et décider de la voie à adopter. Mais le renforcement qualitatif de la démocratie est aussi un enjeu pour stabiliser les préférences et inscrire la légitimité de la planification dans le temps long des mutations structurelles.

Comment bifurquer se termine, comme L’impasse de la productivité, sur un appel à composer un bloc hégémonique.

[D]ans quelle mesure un bloc social-écologique pourrait-il se saisir de la planification écologique pour se constituer en force politique hégémonique ?
Un changement institutionnel aussi radical exige la conjonction de deux éléments. D’une part, la formulation d’une offre politique qui défende cette proposition, c’est-à-dire qui l’étoffe et la porte sur la place publique. D’autre part, que des groupes sociaux différents et aux intérêts partiellement divergents soutiennent cette offre ensemble. Autrement dit, la constitution d’un bloc hégémonique exige l’articulation d’une multiplicité de positions sociales et de représentations du monde hétérogènes en un ensemble de propositions politiques capables d’agréger des groupes sociaux imparfaitement alignés.

Mais cette fois, plutôt que de parler des écologistes, de la gauche ou du centre… les auteurs, à la manière de Duménil et Lévy dans La grande bifurcation, distinguent trois grands groupes : les capitalistes (et financiers), les organisateurs (cadres) et les classes populaires. Si les compétences du groupe des cadres et administrateurs « peuvent être redéployées dans la transition », la participation des classes populaires, les plus affectées par les risques environnementaux et les transformations structurelles, exigera qu’on leur offre des garanties sociales contre les risques. Une obligation d’autant plus forte que ces classes « nourrissent une forte défiance vis-à-vis des politiques environnementales », qui va de pair avec la distance qui les sépare de l’expertise technique et scientifique. Autrement dit, « la planification écologique sera sociale ou ne sera pas ».

La table des matières de Comment bifurquer, avec des liens vers la version disponible en ligne.


Je terminais la lecture de Comment bifurquer quand j’ai découvert le récent livre (2022) de Jean-Louis Laville (écrit avec Bruno Frère): La fabrique de l’émancipation. Repenser la critique du capitalisme à partir des expériences démocratiques, écologiques et solidaires. 2Voir le résumé en 3 pages dans la Revue canadienne de re­cherche sur les OSBL et l’économie sociale. Ayant suivi les travaux de Laville depuis Les services de proximité en Europe (1992) je me disais que cela pourrait donner un ancrage dans la dynamique sociale concrète aux réflexions développées dans les deux livres précédents.

Bien que la deuxième moitié du livre réponde à cette attente, c’est sans doute la première partie qui m’a le plus intéressé. Les auteurs y retracent l’évolution de la critique du capitalisme, depuis Marx, en passant par la première école de Francfort (Adorno et Horkheimer), Bourdieu puis la seconde école de Francfort (Habermas et Honneth). Ils y décrivent la critique qui se cantonne à dénoncer la domination du capitalisme conduisant à l’aliénation, comme si le sociologue (ou l’intellectuel) était le seul à pouvoir y voir clair… mais sans que cette critique conduise à dégager des perspectives viables. Parce que j’ai été un fervent admirateur de Bruno Latour, j’ai apprécié la critique qu’ils en font, identifiant trois temps dans son parcours. Le dernier étant celui où il reconnait, enfin, l’inéluctabilité du conflit. Frère et Laville rassemblent en un faisceau intelligent les fils de la critique (négative) traditionnelle du capitalisme et les leçons tirées d’expérimentations (démocratiques, écologiques, solidaires). Pour ceux et celles qui s’intéressent (au chapitre 7) à l’économie sociale et solidaire (ESS), les auteurs comparent la critique de l’ESS par la sociologie critique traditionnelle avec l’appréhension que leur « nouvelle théorie critique » permet.

L’économie solidaire n’est plus un oxymore ou une tentative dérisoire vouée à être contaminée. Elle est une composante des luttes contemporaines qui cherchent à contredire la formule thatchérienne : il n’y a pas d’alternative. (…) Ces émergences héritent et prolongent le sens de l’associationnisme historique à leur manière. Lucides, celles et ceux qui y participent sentent, pensent, comprennent ensemble et cessent de croire au rêve consumériste que l’on cherche à leur vendre. Elles régénèrent les principes de réciprocité et de redistribution qui viennent de leur passé. Ces émergences adviennent dans ce monde qui est le nôtre même si elles doivent composer avec une partie de la réalité telle qu’elle est.
Frère, Bruno; Laville, Jean-Louis. La Fabrique de l’émancipation (p. 358). Seuil.

À la différence des deux premiers livres ici recensés, La fabrique de l’émancipation ne se termine pas sur un appel à la création d’un bloc hégémonique ou d’une alliance populaire, mais plutôt à investir et transformer le cadre institutionnel dont nous héritons. Une transformation s’appuyant sur une dynamique instituante.

[D]es espaces publics autonomes mais aussi partiels et impurs, en opposition, mais aussi en interpellation avec des espaces plus institutionnalisés. (…) L’emprise des institutions n’est pas telle que rien n’y échapperait. « Contre la réduction sociologique de l’institution à l’institué », on peut faire valoir « la primauté de l’instituant sur l’institué », le second ne faisant « jamais que résulter de l’exercice du pouvoir instituant comme pouvoir de création ». (…)
Latour a raison d’accuser Habermas d’un « sursaut désespéré » pour sauver le projet de la modernité et de mettre l’accent sur l’importance de politiser la nature. Mais pour sa part, en se consacrant uniquement aux problèmes écologiques, Latour contribue à une dépolitisation des rapports que les humains entretiennent entre eux, ce qui pose aussi question.

Frère, Bruno; Laville, Jean-Louis. La Fabrique de l’émancipation (p. 372-373).

Un texte au caractère plus académique, sociologique et philosophique qui propose un nouvel âge de l’enquête pour une nouvelle théorie critique.

[Notre théorie critique] se met à l’écoute active des diverses variantes de ce pouvoir-agir ensemble qu’est l’association. Adopter cette posture, ce n’est pas seulement admettre que les personnes sont aptes à dénoncer les raisons pour lesquelles il leur est fait violence, c’est aussi renoncer à l’idée que leurs comportements s’expliqueraient par une nature humaine. Ni bons ni mauvais, ni empathiques ni spontanément communicationnels, les êtres humains « se façonnent dans l’activité sociale telle qu’elle se déploie dans des circonstances historiques déterminées » 3Cette dernière phrase tirée de SAHLINS, Marshall, 2009, La nature humaine, une illusion occidentale, Paris, Éditions de l’Éclat..

Les quelques principes énoncés ci-dessus ont pour objet de baliser le territoire d’une nouvelle théorie critique. Celle-ci abandonne l’horizon d’une nature humaine purifiée, du retour à la vie bonne, de la renaissance d’une communication idéale. Elle cesse de recommander aux personnes une humanité plus spirituelle. Elle ne dignifie pas les seuls mouvements revendicatifs. Elle ne renvoie pas les actions plus modestes, celles inspirées par la solidarité démocratique et le care, à de simples palliatifs. Elle restaure, au contraire, leur portée politique commune parce qu’il n’y a pas de cloisonnement entre l’engagement de tous les jours et l’accomplissement de transformations structurelles.

Frère, Bruno; Laville, Jean-Louis. La Fabrique de l’émancipation (p. 366-367; 380).

Une conception métissée des droits de l’homme, porteuse d’un « universel concret » capable d’une traduction interculturelle de la « petite démocratie » pour contrer l’obsession pour la macro-politique et la « grande démocratie ».

La bibliographie extensive (plus de cent titres), complétée d’un index des auteurs cités font de ce livre une somme impressionnante. Pour un survol, voici la table des matières. Aussi, j’inclus, plus bas, un lien vers une entrevue de 50 minutes avec les deux auteurs.

La fabrique de l’émancipation – entrevue
Une entrevue de 50 minutes avec les auteurs. Avec transcription des principaux moments.


Conclusion

Il est difficile d’imaginer que les réseaux sociaux, comme l’imaginent Durand et Keucheyan, soient orientés autrement que vers la satisfaction et la stimulation immédiate des égos, émois et désirs. Que ces réseaux et immenses structures technologiques et financières soient motivés par autre chose que l’appât du gain. Comme on dit : « il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme ».

Mais n’est-ce pas parce qu’on nous fourgue depuis des décennies des images de fin du monde bien scénarisées par Hollywood ? Et aussi parce que la peur et l’horreur sont plus faciles à stimuler que le sublime ou le judicieux ?

On est en déficit d’imagination et d’utopies. Une autre sorte d’imagination basée sur une critique et une appréciation positives des potentiels plutôt que seulement une critique négative, identifiant les failles, dangers, aliénations et promesses trahies. Cette nouvelle critique, à la fois positive et négative, que proposent Laville et Frère dans La fabrique de l’émancipation, se veut aussi un plaidoyer en faveur des communs, de l’associationnisme…

Ces espaces d’autonomie nécessaires à une expérimentation qui soit créatrice et inventive. Il faudra cependant fédérer de tels espaces à hauteur suffisante pour affronter les méga corporations qui étreignent actuellement nos sociétés. Cette vision de l’association et des expériences d’économie sociale et de démocratie correspond bien au pôle décentralisation de la vision planificatrice de Comment bifurquer.

Notes

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