Après une lecture attentive de la version française de Development in Progress (que je proposais il y a peu), je suis encore impressionné par la qualité de la traduction (par DeepL) même si j’ai trouvé quelques instances de mauvaise traduction. Et j’ai aussi quelques critiques sur le fond.
Erreurs de traduction
La pire que j’ai trouvé : traduire « winner-takes-all » par tout le monde est gagnant (!) en parlant de l’effet des monopoles. La contradiction était si évidente que je suis retourné à l’original. C’est un contresens plutôt embarrassant. De même dans la phrase « Mais à quoi servons-nous en nous détournant des problèmes inattendus » « que visons-nous » ou encore « quelle fin poursuivons-nous » serait une meilleure traduction que « à quoi servons-nous ». Ou encore j’ai tiqué sur l’expression « décès prolongés », qui référait sans doute à de longues agonies.
Cependant, pour un texte de 60 pages (en plus des références) la qualité est encore excellente. Incidemment, parlant des (nombreuses) références j’ai été surpris de voir qu’elles n’avaient pas été traduites (comme c’est le cas pour d’autres moteurs de traduction) et c’est tant mieux : traduire le titre d’un article en référence, ça rend la recherche de cette référence plus difficile !
Vous avez peut-être trouvé d’autres exemples de traduction discutable ? Faites-m’en part, SVP.
Sur le fond
Tout d’abord, les aspects positifs. Sur les effets négligés ou non mesurés du « progrès » la somme des références récentes (2023-2024) est impressionnante. Aussi, pour quelqu’un qui voudrait creuser ces questions, c’est une bonne source.
La critique du réductionnisme et du techno-optimisme est intéressante tout en ne négligeant pas l’utilité possible des technologies dans la recherche de solutions.
La fameuse « équipe jaune », à la fin, est à remettre dans le contexte culturel américain et de la guerre froide, où des équipes rouges avaient pour mandat de trouver les failles dans les défenses de l’équipe bleue. Avec l’équipe jaune, il faut trouver les effets imprévus, nuisibles, à moyen-long terme des innovations, avant que celles-ci ne soient implantées.
Après avoir décrit avec verve tout le pouvoir que les grandes corporations exercent sur les gouvernements, grâce au lobbying et au financement des partis politiques, les perspectives ouvertes en fin de parcours semblent difficiles à atteindre :
« Imaginez que l’équipe jaune et la conception synergique soient enseignées à l’université aux ingénieurs, aux scientifiques, aux étudiants en droit et aux architectes. Imaginez qu’en même temps, d’autres mouvements commencent à promouvoir le retrait de l’argent de la politique, l’internalisation légale des externalités, la création de systèmes de transparence et de responsabilité des entreprises, le renforcement de la surveillance de l’industrie, l’amélioration des pratiques réglementaires, la restriction du lobbying et du financement des campagnes électorales, et l’adoption de lois sur la responsabilité élargie des producteurs. »
La perspective d’enseigner une nouvelle conception de l’économie dans les universités me rappelle les celles avancées par le créateur de Adbusters dans son Manifesto for World Revolution publié en juin 2023, où il proposait, entre autres, de créer des
« cellules subversives dans les départements d’économie des universités du monde entier, et nous commençons à perturber les cours, à faire apparaître des affiches dans les couloirs et à clouer des manifestes sur les portes des professeurs. Nous dénonçons la science actuelle de l’économie comme une profession gênante, désastreusement en désaccord avec les biorythmes planétaires. Nous sommes à l’origine d’un saut révolutionnaire dans la pensée économique – un changement de paradigme vers un nouveau modèle bionomique qui fonctionne dans le monde réel. » [un texte dont j’ai parlé ici, et dont j’ai traduit des extrait là.]
De même l’internalisation légale des externalités me rappelle le « True Cost Pricing » du même Adbuster, qui est aussi un objectif poursuivi par d’autres, dont cette compagnie néerlandaise True Price.
Comme beaucoup de ces textes qui veulent synthétiser les défauts et failles de nos sociétés « avancées », les « solutions » mises de l’avant déçoivent. Retirer l’argent de la politique : plus facile à dire qu’à faire, aux USA ! Et pour transformer les plateformes et médias sociaux en réseaux éducateurs et rassembleurs… il faudrait d’abord leur enlever la motivation du profit, qui les pousse à promouvoir tout ce que le marché peut offrir et publiciser, grâce à des marge bénéficiaires d’autant plus grandes que les effets négatifs de leurs produits ont été externalisés…
Mais c’est à propos des conséquences de l’adoption du procédé Haber-Bosch que j’ai trouvé le texte le plus critiquable. Oui, l’invention de l’engrais synthétique a eu des conséquences multiples, sur la qualité des sols, des produits cultivés. Et si on ajoute les conséquences de la mécanisation, de l’utilisation des herbicides-insecticides, la destruction de la diversité et de la vitalité des espèces et espaces vivants est indéniable. Cependant JAMAIS Schmachtenberger ne soulève la question de la différence de productivité de l’agriculture régénératrice présentée comme solution :
« les pratiques agricoles régénératrices ont le potentiel de restaurer la santé des sols, d’améliorer la gestion de l’eau et de reconstruire la biodiversité. Les progrès réalisés dans ce domaine laissent entrevoir une amélioration du contenu nutritionnel de nos aliments, ainsi qu’une réduction de la contamination de notre alimentation par le plastique, les métaux et les produits chimiques »
Il reconnaît les effets positifs de l’agriculture moderne : « Oui, Haber-Bosch nous a largement libérés de la famine. C’est une bonne chose. » Il va même jusqu’à préciser : « Sans le processus Haber-Bosch, près des deux cinquièmes de la population mondiale actuelle n’existeraient pas aujourd’hui ». Mais cela ne l’amène pas à considérer, pondérer les limites de l’approche régénérative en agriculture. Quelle est la différence de productivité entre les deux ? Serait-ce un cas de vision étroite, immature ? Ou de science déconnectée du réel ?
« Est-ce un progrès de construire un monde dans lequel nous évitons la famine en produisant des aliments couverts de résidus toxiques et dépourvus des éléments de la nature qui ont probablement contribué au développement de notre ingéniosité unique ? »
En lisant ce dernier extrait, je me suis dit que les 40% des humains qui vivent aujourd’hui grâce aux effets de Haber-Bosch trouvent sans doute préférable d’être là, même si c’est avec 1 ou 2 points de QI en moins, que de ne pas exister !
Il est possible, et même de plus en plus probable, que la population mondiale diminuera dans les prochaines décennies. À cause de l’atteinte plus vite que prévu du pic de population mondiale, selon les dernières projections démographiques; à quoi s’ajouteront les conséquences déjà sensibles, de la crise climatique engendrée par nos société thermo-industrielles. Dans un tel contexte, peut-être que la perspective d’une agriculture régénératrice se pose différemment : faudra-t-il accélérer le déboisement et la destruction des écosystèmes déjà fragilisés pour produire avec les mêmes méthodes ce qu’il ne sera plus possible de produire dans les anciennes régions propices à l’agriculture ?
Finalement, malgré ses limites, je trouve encore ce texte utile (comme d’autres appels pour un nouveau paradigme, qui sache remplacer la recherche du profit personnel à court terme comme vecteur décisionnel). Pour stimuler la réflexion, pour nous rappeler que les principes qui orientent et encadrent nos économies et nos politiques doivent être transformés. Et vite.
Je joins ici la version Word de ma copie de la traduction française, avec les corrections et commentaires (et mes nombreux soulignements).