Je comptais faire un billet sur, autour de la religion… le jour de Noël me semblait un moment approprié1Voir un des billets les plus populaire de ce blog : Repas de Noël avec les Bochimans. Mais Noël est-elle encore une fête religieuse ? Que reste-t-il des valeurs chrétiennes et catholiques dans la frénésie consommatoire du « Temps des fêtes » ?
Mais ce fameux « temps des fêtes » de fin d’année, ce creux de la lumière… il est plus vieux, plus ancien que la Nativité chrétienne. En fait celle-ci fut d’autant plus efficace et prégnante qu’elle a calqué ses rites et fêtes sur un calendrier civique ou culturel souvent lié aux moments saisonniers auxquels étaient associés des appels aux dieux (dieux des plantes et de l’agriculture; des cycles annuels des éleveurs et chasseurs; des mers imprévisibles et généreuses…).
nouvelles valeurs
Les familles rurales étendues qui se réunissaient à l’occasion des fêtes dans la grande maison. La distance et le peu de moyens de transport rendaient ces réunions exceptionnelles. Les familles urbaines, moins étendues, sont plus proches physiquement mais éloignées par leurs agendas chronométrés au quart d’heure. Ce qui rend aussi exceptionnel les réunions familiales.
La famille refuge, rempart de sécurité et de solidarité. Particulièrement dans les sociétés pauvres en services publics ? Le modèle des sociétés « nordiques », suivant la théorie de Inglehart, celles qui ont poussé le plus loin la lutte contre le sexisme et le paternalisme amenant un engagement politique des femmes sans pareil. Quarante-sept pour cent des élus sont des élues (en Suède). Le soutien public à la participation féminine ou égalitaire, grâce à un système de garderies, de congés parentaux obligatoires, de services aux ainés frêles… réduit la pression sur les familles tout en facilitant la participation des femmes au marché du travail.
La famille élargie aux amis, aux proches, aux personnes seules. La famille traversée de tensions politiques et culturelles dues aux écarts de générations, aux différences professionnelles et de fortunes. Tensions politiques soumises, aiguillonnées par les événements : élections, référendums, crises…
Moins de religion, de religiosité dans les coutumes… Les curés ne viennent plus fouiner dans les chambres à coucher, et c’est tant mieux. Mais une « société des choix individuels » qui ne compte que sur le marché pour répondre et soutenir ces choix, cette liberté, sera vite aux prises avec des niveaux d’inégalités insoutenables. Les « Cahiers de la bonne chanson » étaient aussi importants que les chants religieux dans les fêtes familiales. Des cahiers réalisés par un religieux désireux de promouvoir la « bonne chanson » et faire connaître et se préserver la tradition et le folklore francophone.
Les institutions, droits et programmes que nous avons créé depuis 75 ans afin de remplir les fonctions auparavant portées par des communautés religieuses et la charité chrétienne, ces institutions résultent de décisions collectives, politiques. Entre l’intention du législateur et la prestation de services de l’employé il y a une tension qui peut devenir conflictuelle. Pourtant les acquis historiques que sont les écoles, collèges et universités; ces hôpitaux, centres de soins et cliniques; ces réseaux de garderies, de clubs de sports, de groupes d’entraide et de soutien aux… enfants, mères seules, malades, vieillards, immigrants… ce sont ces institutions, ces services accessibles au quotidien qui réalisent, actualisent les nouvelles valeurs de nos sociétés a-religieuses.
Les Suédois sont les moins religieux mais aussi les plus généreux en aide internationale2La Suède consacre 1,36% de son revenu intérieur brut à l’aide internationale. Le Canada: 0,25%. Les plus égalitaires en termes de participation des femmes aux postes de pouvoir. Ce qui explique sans doute les avancées sociales en terme de soutien à la famille.
En tant que collectivités morales nous avons le devoir de punir, discréditer les comportements qui compromettent l’avenir collectif. Nous avons le pouvoir de réduire l’attractivité de certains produits, de certains avoirs et comportements. Si nous nous sommes débarrassés de la chape de plomb des soutanes et cornettes, ce n’est pas pour autant le « free for all« . Enfin ce ne devait pas l’être… le professionnalisme et la déontologie des infirmières et des travailleurs sociaux devaient remplacer les directives et principes qui orientaient les religieuses et religieux qui auparavant exerçaient ces fonctions.
Si le « temps des fêtes » est un temps de générosité et de partage… ces traditions ont été passablement frelatées par les pressions sociales et le consumérisme dominant.
« Il existe une forme de redistribution des richesses qui s’inscrit dans une démarche véritablement désintéressée. [Elle] repose sur un principe de solidarité collective : l’impôt. »
C’est la lecture de ce petit livre de 165 pages qui m’a incité à commencer ce billet.
Dans son dernier livre3paru en 2021, peu de temps avant sa mort, Religion’s Sudden Decline: What’s Causing it, and What Comes Next? (RSD), Ronald F. Inglehart fait un retour de haut vol sur les sondages internationaux qu’il a mené dans le cadre du World Value Surveys qu’il a fondé et dirigé depuis le début des années ’80.
Son analyse est appuyée sur 423 sondages menés de 1981 à 2020 dans 112 pays et territoires qui comprennent plus de 90% de la population mondiale.
Le phénomène de la sécularisation du monde et de la perte d’influence des religions s’est accéléré depuis 2007. Inglehart ne considère pas cela comme une manifestation de l’avancement de la science mais plutôt comme un effet, éminemment réversible, de l’avancement de la sécurité matérielle.
Au lieu d’attribuer la sécularisation aux progrès de la connaissance scientifique ou à la modernisation en général – qui impliquent tous deux que la sécularisation est un processus universel et unidirectionnel – la théorie de la modernisation évolutive affirme que la sécularisation reflète l’augmentation des niveaux de sécurité. Elle se produit dans les pays qui ont atteint des niveaux élevés de sécurité existentielle et peut s’inverser si les sociétés connaissent des périodes prolongées de déclin de la sécurité. (RSD, p.5)
L’analyse factorielle des réponses à six questions a permis de créer un axe allant de normes (religieuses) pro-fécondité à un pôle à un pôle (laïc) de normes de choix individuel.
Dans le monde entier, les opinions publiques se polarisent sur une dimension où les normes pro-fécondité se situent à une extrémité et les normes de choix individuel à l’autre. Les populations de certaines sociétés adoptent systématiquement des normes pro-fécondité, estimant que l’homosexualité, le divorce et l’avortement ne sont jamais justifiables, que les hommes ont davantage droit à un emploi que les femmes, que les hommes font de meilleurs dirigeants politiques que les femmes et que l’enseignement supérieur est plus important pour les garçons que pour les filles. D’autres sociétés adoptent systématiquement une position opposée sur ces six questions, en approuvant les normes de choix individuel. Les populations au sein de ces sociétés se polarisent également selon ces lignes. (p.56)
Les enquêtes World Values Survey menées depuis des décennies avec les mêmes questions permettent de tracer l’évolution des valeurs4la diminution de la religiosité et de la pression nataliste sur les femmes ou la croissance des valeurs de choix individuels, notamment les droits à l’avortement et au divorce et l’acceptation de l’homosexualité dans le temps. L’évolution des comportements et des valeurs qu’ils expriment n’est pas sans lien avec les conditions historiques et matérielles des différentes sociétés. Les analyses de la WVS ont permis de développer une représentation graphique de sous-ensembles culturels relativement homogènes. En voici la dernière itération.
J’ai traduit sur cette page les commentaires explicatifs de ces deux axes, extraits de la page Findings and Insights du site WVS.
Deux choses que je retiens du texte de Inglehart sur le déclin rapide de la religion. J’ai bien aimé la description assez détaillée de la politique suivie par Deng Xiaoping qui visait à former des générations de dirigeants ayant des mandats limités dans le temps… une politique qui s’appuyait sur la tradition mandarinale de formations et de concours tout en incorporant certains éléments de la démocratie (mandats limités, expérimentations régionales, mécanismes de marché). Une politique qui permis au pays de soutenir un développement rapide et continu pendant plus de deux décennies mais qui a été remise en cause depuis par la nouvelle direction chinoise. Deux modèles de société sont identifiés par Inglehart en fin de parcours : le confucéen et le nordique. Si le premier a connu d’impressionnants succès au cours des dernières décennies du XXe siècle, le tournant autocratique impulsé par Xi Jinping comporte des risques, comme le souligne Inglehart :
Si Xi devient dictateur à vie, il est peu probable que la Chine fonctionne aussi bien qu’elle l’a fait au cours des 40 dernières années, car ce type de régime comporte de graves inconvénients. Les dictateurs ont tendance à devenir de plus en plus rigides à mesure qu’ils vieillissent et finissent par devenir séniles. Plus important encore, le critère de recrutement de l’élite passe de la compétence personnelle à la loyauté inconditionnelle envers le dirigeant. (p. 126)
De plus, l’industrialisation à marche forcée qu’a connu ce pays a laissé un lourd fardeau en matière environnementale. Le modèle nordique est plus « performant » tant sur la question de la protection environnementale que sur la transparence et la lutte à la corruption ou encore la vigueur de la participation démocratique.
Si les quarante dernières années ont été celles de formidables avancées sociales et technologiques les contraintes actuelles (limites environnementales, tensions politiques…) nous interdisent de penser que les quarante prochaines se poursuivront dans le même sens.
Les sociétés « avancées » que nous avons construites reposent sur des systèmes complexes lancés à toute vapeur5Voir How Infrastructure Works. Il nous faudra freiner nos appétits, déconstruire et reconstruire plus sobrement nos systèmes. Saurons-nous retrouver cette capacité instituante qui nous a permis, il n’y a pas si longtemps, de créer les institutions dont nous avions besoins : la Caisse de dépôts, l’Université du Québec, les CÉGEPS… ? Les choix collectifs devant lesquels nous sommes placés ne se règleront pas simplement par les « lois du marché ». Ce sont ces mêmes lois du profit à court terme, sans égard aux conséquences pour les autres, la nature, l’avenir qui nous ont conduit à la crise multiple actuelle.
Enfin. Joyeux Noël quand même !
Notes
- 1Voir un des billets les plus populaire de ce blog : Repas de Noël avec les Bochimans
- 2La Suède consacre 1,36% de son revenu intérieur brut à l’aide internationale. Le Canada: 0,25%
- 3paru en 2021, peu de temps avant sa mort
- 4la diminution de la religiosité et de la pression nataliste sur les femmes ou la croissance des valeurs de choix individuels, notamment les droits à l’avortement et au divorce et l’acceptation de l’homosexualité
- 5Voir How Infrastructure Works