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Annette Benoit - 2018 - photo de Martin Comeau

En résonance avec le monde

Sœur Annette Benoît, ou plutôt devrais-je l’appeler Mère Annette puisqu’elle était née en 1923 comme ma défunte mère, est décédée à l’âge vénérable de cent ans le 30 mars dernier.

Je la soupçonne d’avoir été en communication « directe » — mystique ? — avec l’univers, un Dieu aux dimensions incommensurables. Par la méditation qu’elle pratiquait depuis longtemps et par l’écoute attentive, empathique, aussi pratiquée longuement. Ce que Hartmut Rosa appelle la résonance.

Lorsque je l’ai rencontrée la première fois, en 2017, elle avait 94 ans et était encore assez mobile pour que nos rencontres aient lieu dans un petit salon du rez-de-chaussée de sa résidence, le Carrefour Providence. Je voulais en savoir plus sur la filiation entre les communautés religieuses et les organisations communautaires d’un quartier que nous connaissions bien tous les deux : Hochelaga-Maisonneuve, à Montréal.

Elle avait été active, très active, en 1970 au moment où se définissait un projet de CLSC, avant même que l’appellation soit établie (la loi fut votée en décembre 1971). Devait-on privilégier une clinique médicale populaire ou plutôt un centre communautaire à plusieurs dimensions en plus de la santé (habitation, bien-être, éducation-loisirs). Annette témoigne de cette période dans l’autobiographie collective qu’elle a réalisée avec ses consœurs en 2004, lorsqu’elle est arrivée au Carrefour Providence. 

En 1970, Annette était arrivée depuis peu dans le quartier comme responsable d’une dizaine de petites sœurs de l’Assomption (PSA) qui offraient des services à domicile. La collaboration qu’elles avaient déjà avec la clinique de psychiatrie communautaire de l’hôpital Louis-H.-Lafontaine amena des médecins de l’Université de Montréal, dirigés par le docteur Landry, à les contacter afin de mieux définir ce que pourrait être une clinique communautaire de santé. La commission Castonguay-Nepveu se préparait à réorganiser la livraison des services de santé et de bien-être au Québec. Certains s’inspiraient de l’exemple de cliniques populaires qui existaient déjà depuis quelques années à Montréal (Pointe-St-Charles, St-Jacques). Le projet du docteur Landry était clairement entre les mains de professionnels, mais ils voulaient faire le lien, s’articuler aux besoins du quartier. Les Petites sœurs animaient déjà la Fraternité, qui regroupait les pères, puis les pères et mères des familles auprès desquelles elles intervenaient. Afin de répondre au besoin d’ancrage et d’orientation du docteur Landry, elles réunirent les membres de la Fraternité en plus de représentants des écoles, caisses populaires, paroisses… ce que certains s’empresseront de décrire comme l’élite traditionnelle.

Les petites sœurs d’Annette étaient bien conscientes de la critique… elles entretenaient des relations avec certains « marxistes » qui portaient un projet de comptoir alimentaire coopératif pour lequel elles offraient des espaces au sous-sol de l’édifice patrimonial qu’elle occupaient, au 3130 rue Sainte-Catherine Est. De plus, en collaboration avec des religieux (prêtre, étudiants en théologie…) elles organisaient une célébration dominicale où se retrouvaient la gauche de l’église, qui se questionnait et souhaitait « sortir » des institutions traditionnelles pour aller vivre avec les gens. Une nouvelle liturgie cherchait sa voie en se voulant du côté des pauvres, mais aussi du côté des ouvriers militants qui luttaient pour plus de justice et d’équité. Théologie de la libération ou suites de Vatican II ? Le nationalisme québécois tout comme les mouvements socialiste et social-démocrate traversaient aussi les réflexions chrétiennes.

Aussi le Comité d’entraide, issu de l’assemblée des notables réunie par les PSA, se contraint-il à tenir plusieurs assemblées publiques au cours de l’année 1970, afin de discuter avec toutes les parties intéressées. Ces assemblées réunirent de 80 à 150 personnes. Annette était devenue la secrétaire, l’organisatrice des réunions et la planificatrice des rencontres du Dr Landry.

1970. C’est l’année où les premiers députés du PQ furent élus. Dont Robert Burns dans Maisonneuve. Un petit nombre d’élus mais une proportion du vote populaire beaucoup plus importante, ce qui donna de l’eau au moulin de ceux qui décriaient le système électoral, ou même le parlementarisme. Un militantisme qui aussi se traduisit au niveau municipal avec le FRAP, le Front d’action populaire. Les comités de citoyens actifs dans plusieurs quartiers, dont Maisonneuve, avaient donner naissance aux CAP (comités d’action politique) mais aussi à des coopératives, des centres d’éducation populaires… et des revendications en matière de logement, d’écoles, de services de santé.

1970. C’est l’année de la « crise d’octobre » provoquée par deux enlèvements perpétrés par des cellules du FLQ. Ce qui contribuera à la défaite du FRAP aux élections municipales de novembre, leurs opposants, dont le maire Jean Drapeau, s’empressant de faire l’amalgame entre militants du FRAP et révolutionnaires du FLQ. Mais cette même année 1970 fut aussi celle d’une grève des médecins qui s’opposaient au « bill 65 » qui allait transformer la première ligne de services de santé et sociaux. La crise d’octobre mettra fin à leur grève, mais pas à leur opposition aux CLSC.

Les tensions qui traversaient les débats entourant la définition d’un éventuel centre communautaire (de santé) n’étaient pas que locales. Considérant l’opposition virale développée par la profession médicale contre l’idée des CLSC, le projet du Dr Landry pouvait même apparaître « progressiste » devant ses pairs. Mais certains militants voulaient plus qu’une clinique populaire comme dans les autres quartiers, ils voulaient une Maison du peuple, un Centre communautaire qui offrirait non seulement des services de santé, mais aussi d’éducation populaire, de bien-être social, et de l’aide au logement.

Résultat de dizaines de rencontres entre citoyens, militants et professionnels, deux projets furent présentés au début 1971 au ministère des affaires sociales (MAS) comme on appelait à l’époque le ministère de la santé d’aujourd’hui. L’un était signé par le Dr Landry et portait essentiellement sur la définition des services que comprendrait une clinique médicale locale. Mais son projet porte deux titres : Projet d’un centre médical communautaire dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve OU Centre local de santé (CLS) intégré à un Centre communautaire polyvalent. Daté du 6 janvier 1971. On indique qu’il a été préparé par le Comité Local de Santé Hochelaga-Maisonneuve ET Paul Landry, M.D., Coordonnateur et animateur médical du projet. Le deuxième projet s’intitule Projet de Centre communautaire dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve et porte la signature d’un travailleur social professionnel : André Paul, consultant en organisation communautaire à la SSSF1Société pour le service social aux familles, pour le Comité du Centre communautaire d’Hochelaga-Maisonneuve. Il s’attache à décrire les différentes dimensions d’un projet incluant une dimension santé et la structure décisionnelle.

La formule du Centre communautaire à quatre dimensions fut expérimentée pendant quelques années… mais en mai 1973 le CLS se sépara du Centre communautaire pour prendre la forme d’un CLSC telle que définie par la loi plutôt que celle d’un projet unique et hors-normes. Ce qui souleva l’ire et l’opposition de plusieurs employés, dont les organisateurs communautaires qui faisaient la liaison avec les autres dimensions… Certains furent congédiés pour insubordination, d’autres démissionnèrent. Le CLSC reformera cependant une forte équipe communautaire qui logera, en 1975, au 3130 Ste-Catherine, dans les (anciens) locaux des PSA. Le nombre de Petites sœurs s’amenuisait plutôt que de croître. Et le travail qu’elles faisaient à domicile était peu à peu repris et développé par le CLSC. Elles contribuèrent à former les premières auxiliaires familiales embauchées par les CLSC. En parallèle du projet de Centre communautaire-CLSC, certaines PSA, avec d’autres religieuses et des laïques, avaient développé un organisme de services à domicile pour aînés : ASTA (Amitié, services troisième-âge). Les services développés et expérimentés par ASTA seront graduellement intégrés à ceux du CLSC, à titre de Programme personnes âgées, à compter de 1974.

Je ne sais quand, exactement, Annette quitta le quartier Hochelaga-Maisonneuve. Après un passage à Ozanam, dans Centre-Sud (ou est-ce Centre-Ville ?), un organisme qui génère des revenus en organisant des bingos pour venir en aide aux démunis. Cela ne lui plait pas, c’est de la charité à l’ancienne. Elle s’engage plutôt avec des mères de famille dans un projet d’ateliers de couture. Dans le numéro d’octobre 1980 de la revue Relation on trouve un article qui présente les objectifs poursuivis par Annette avec le Centre de formation d’ateliers communautaires. Des objectifs visant l’empowerment des participantes, par une production (de vêtements) génératrice de revenus, et l’acquisition d’habiletés techniques et sociales.2« Ces femmes, d’une part, ont pris goût au travail bien fait et même à la beauté, et elles ont pris confiance en elles-mêmes. N’étant plus isolées et apprenant à la fois à se mieux connaître et à con- naître et apprécier les autres, elles se découvrent plus aptes à surmonter » – article d’octobre 1980 Ce qu’on appellera quelques années plus tard le développement de l’employabilité. Dans le numéro de novembre 1980 de la même revue, on retrouve Annette qui est signataire d’une déclaration (avec 14 autres) : Religieux et religieuses engagés en monde populaire. (voir documents annexés)

Combien de temps dura le Centre de formation d’ateliers ? Assez longtemps pour devenir propriétaire d’un local, rue St-Denis (ou était-ce St-Laurent ?). Les tensions devaient être grandes entre les objectifs de production « de qualité » et ceux de formation et d’acquisition d’habiletés auprès d’une population défavorisée. Un idéal qui n’était peut-être pas partagé par tous, ou qui exigeait trop des participantes ? Ce qui peut expliquer qu’au retour d’une période de 3 semaines de vacances bien méritées, le conseil d’administration lui demanda de ne pas revenir comme directrice. 3Sans pouvoir en être sûr, je crois que l’organisme Petites-mains est issu de cette expérimentation. Les objectifs que poursuivait Annette en 1980 étaient précurseurs de l’économie sociale des années ’90. On peut saluer l’atout qu’a pu représenter son appartenance à une communauté de sœurs pour cette battante qui n’a pas toujours gagné ses batailles. Annette a pu se replier, se réorienter vers d’autres lieux d’engagement.

Comme beaucoup d’organisatrices communautaires Annette avait compris la logique des programmes de création d’emploi, de développement de l’employabilité et de l’économie sociale. On pourrait même dire qu’elle en avait définis les principes avant l’heure ! Avec un cœur ouvert, dit H. Rosa. Il faut pouvoir s’exprimer et être entendu mais aussi écouter et entendre, avec un cœur ouvert.

Annette est à l’écoute, au conseil d’administration de la SHAPEM

Ce que disent ceux et celles qui l’ont côtoyée au Resto Pop durant les années ’90.

« Ta sagesse et ton accueil des personnes, sans juger,  constituaient un baume sur les blessures ou les inquiétudes quand les gens venaient se confier à toi. » – Pierre

“J’ai eu le bonheur immense de côtoyer Annette durant plusieurs années. Elle était une perle, une personne d’une humanité impressionnante. Comme d’autres sœurs de sa communauté, Annette avait une capacité de percevoir de manière globale la réalité du milieu dans lequel elle a œuvré pendant de nombreuses années. Elle a su reconnaître la misère des plus défavorisés par la vie et surtout, contribuer à l’amélioration de leur vie et ce, à plusieurs niveaux : l’action sociale auprès des familles, le développement d’une clinique de santé communautaire,  l’aménagement urbain et la qualité du milieu de vie, l’alimentation et l’insertion sociale par le développement de compétences porteuses d’espoir et aussi d’habitation accessible et de qualité. Je suis certain d’en oublier…

Annette n’a jamais essayé de mettre de l’avant sa personne. Elle a été d’un grand soutien à bien des gens engagés à l’amélioration des conditions de vie du milieu. Elle a su faire tout ça avec un sourire irrésistible et une empathie exemplaire. Elle n’a pas eu peur de prendre des risques qui n’auraient pas toujours été approuvés par ses supérieures quand il s’agissait de faire avancer une cause louable à ses yeux..

Je retiendrai d’elle sa grande sensibilité, sa compassion et son côté affectueux si réconfortants. Pour moi, elle était un ange!” – Jean

Dans un « kasala », une forme d’art oratoire africain,
Isabelle parle d’Annette:

Je suis Annette
généreuse religieuse
héroïne des temps modernes
Je suis l’assistante du chemin de vie.

Je suis religieuse du temps de guerre
J’ai quitté ma famille à l’aube
de la grande guerre
pour aider celles dont l’homme
était tombé au front.

Religieuse des temps modernes
accueillante, bienveillante
j’accueille le dernier des derniers
le violent qui cogne
j’aide l’illettré pour le faire cheminer.

Curieuse de ta route
assistante du chemin de vie
j’éclaire ta vie d’étincelles de lumière.


Les Petites sœurs offraient des services à domicile, avant que les CLSC ne prennent la relève. Mais elles faisaient plus que cela. Elles réunissaient celles et ceux qu’elles avaient aidés pour favoriser l’entraide et la solidarité. Elles ont contribué, grâce à l’audace d’Annette et d’autres comme elle, à la création de nombreuses organisations, dont les CLSC, le Carrefour familial Hochelaga, les Petites-mains, le Resto-pop, la Maison Orléans… Elles ont été à l’avant-garde de l’économie sociale et du développement communautaire. Annette incarnait, avec d’autres, une vision renouvelée de l’engagement religieux.

Comme elle l’écrivait en 1980 : « C’est à partir du terrain des pauvres que nous avons redéfini notre projet de vie religieuse. C’est sur ce même terrain que nous vivons en Église avec d’autres travailleurs chrétiens. » Mais son travail sur le terrain l’a amené souvent à vivre et lutter auprès de non-chrétiens, des personnes athées qui ne partageaient pas ses croyances mais plutôt des valeurs de solidarité et d’équité. Annette ne cherchait pas à « convertir » ses interlocuteurs, mais plutôt à apprendre d’elles et d’eux. À partager avec eux ce que la Vie leur imposait de contraintes et leur offrait de beautés à découvrir.

Un des derniers échanges que j’ai eu avec Annette portait sur un petit livre de 75 pages écrit par un sociologue Allemand, Hartmut Rosa : Pourquoi la démocratie a besoin de la religion. La dernière fois que j’ai parlé avec elle, elle m’a demandé de lui prêter à nouveau ce livre qu’elle souhaitait relire afin d’en discuter avec ses consœurs. J’ai relu cette plaquette, préfacée par Charles Taylor.

Rosa y décrit comment la démocratie est en danger quand les gens sont surtout préoccupés d’exprimer doléances et exigences tout en dénigrant les opinions adverses comme des idioties ou pire, des trahisons.

« Autrefois je pensais que la démocratie ne fonctionnait que dans la mesure où la voix de chacun et de chacune est rendue audible. Mais ces derniers temps j’en arrive de plus en plus à la conclusion qu’il y faut aussi des oreilles. Il ne suffit pas que ma voix soit entendue, il me faut aussi des oreilles qui entendent les autres voix. Et j’irai plus loin en disant qu’au-delà des oreilles, il me faut aussi un cœur qui écoute, qui veuille entendre les autres et leur répondre. » (p. 52-53)

Cet autre avec lequel nous devons entrer en résonance, ce sont les autres humains, mais aussi les autres vivants. Annette écoutait avec un cœur ouvert, et portait avec une voix forte, créative et audacieuse les intérêts des opprimés pour qu’un autre rapport au monde soit possible.

Gilles Beauchamp,
26 avril 2024


La photo d’entête est de Martin Comeau.


Voir aussi :

Notes

  • 1
    Société pour le service social aux familles
  • 2
    « Ces femmes, d’une part, ont pris goût au travail bien fait et même à la beauté, et elles ont pris confiance en elles-mêmes. N’étant plus isolées et apprenant à la fois à se mieux connaître et à con- naître et apprécier les autres, elles se découvrent plus aptes à surmonter » – article d’octobre 1980
  • 3
    Sans pouvoir en être sûr, je crois que l’organisme Petites-mains est issu de cette expérimentation.

Commentaires

2 réponses à “En résonance avec le monde”

  1. Jean Rouleau

    Un grand MERCI Gilles d’avoir rassemblé tous ces morceaux de la vie d’Annette. C’est très touchant de savoir son engagement indéfectible à la cause de l’amélioration de la vie des personnes les plus défavorisées tout au long de son parcours communautaire. Elle le faisait au travers d’une grille de lecture propre à son cheminement spirituel mais sans jamais y faire allusion dans son travail de terrain. Elle réservait ça pour les personnes qui vibraient à lamême foi qu’elle. C’est très noble!

    J’aime à penser qu’elle a influencé ma trajectoire de vie par sa bonté, son ouverture, son empathie, sa tendresse, son engagement. De même, je me plais à croire que j’ai pu l’aider à envisager des dossiers de développement du milieu d’une envergure à laquelle elle n’était habituée…

    Une belle grande joie m’enveloppe quand je pense à elle.

    Merci Annette et encore merci Gilles pour ce travail de reconnaissance digne des archives nationales.

    jean

  2. Merci Jean pour ce témoignage, toi qui l’a connue dans l’action plus que moi. Je dis ça mais même à 95-100 ans elle avait un agenda chargé !

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