Conditions politiques pour un nouvel ordre mondial

De Maurizio Lazzarato, publié sous le titre Political Conditions for a New World Order
sur Ill Will – Traduction : Gilles Beauchamp
11 décembre 2024

Quelle fonction la guerre, le vol et la violence jouent-ils dans la reproduction de la société capitaliste ? Dans cet article qui accompagne son essai d’octobre 2024, « Why War ? », Maurizio Lazzarato soutient que les interprétations marxistes et foucaldiennes de la production et du biopouvoir ont injustement minimisé le rôle constitutif joué par les guerres civiles, les coups d’État et la lutte des classes dans la vie politique, aboutissant à une conception pacifiée de l’ordre social. En synthétisant l’analyse de Karl Marx sur l’« accumulation primitive » et celle de Carl Schmitt sur l’état d’exception, Lazzarato soutient qu’une « mort politique » des vaincus précède la stabilisation de tous les nouveaux ordres politico-économiques. Cette idée jette une lumière nouvelle sur notre époque : tout comme, dans les années 1970, c’est l’État qui a « violemment forcé la transition d’un ordre politico-économique à un autre » par l’usage de la force, Lazzarato prédit que le déclenchement actuel d’une guerre mondiale aboutira à un nouveau régime de propriété privée qui « ne place plus les producteurs en son centre, mais les propriétaires d’actions, d’obligations et d’actifs financiers ».



Enseignant : « Réfléchis, mon enfant, à l’origine de ces dons. Tu ne peux rien avoir de toi-même. »
L’enfant : « J’ai tout reçu de mon père. »
Maître : « Et d’où les tient-il ? »
L’enfant : « Du grand-père. »
Le maître : « Mais non. Et de qui le grand-père les tenait-il ? »
L’enfant : « Il les a pris ».

-Marx, Le Capital

Notre impuissance politique actuelle est la conséquence directe de l’exclusion de la guerre et des guerres civiles de la théorie critique, qui est elle-même le résultat d’une autre exclusion, celle de la lutte des classes, c’est-à-dire de la révolution. Poser le problème de la guerre, c’est aujourd’hui poser le problème du marché mondial.

Chaque fois que la guerre, la guerre civile, le génocide, le fascisme refont bruyamment la une des journaux (et avec eux, paradoxalement, l’impossibilité de la révolution), nous nous trouvons impuissants parce que, s’ils sont un résultat évident de la production capitaliste, ils sont néanmoins inexplicables en termes de catégories fournies par la critique de l’économie politique. Quel rapport les guerres entretiennent-elles avec le capitalisme et sa production ? Constituent-elles des accidents de son développement ou des éléments structurels ? Et plus encore : quelle relation existe-t-il entre l’État, qui a le pouvoir de déclarer et de gérer la guerre, et le capital ? Une conception de la production qui marginalise l’État et sa souveraineté peut-elle encore être valable ? Peut-on continuer à considérer ce dernier comme simplement fonctionnel et subordonné aux besoins de l’accumulation du capital ?

Dans notre précédent article, nous avons vu comment l’affirmation de la souveraineté américaine allait de pair avec un rôle que nous avons hâtivement défini comme la subordination de l’Etat à la finance. En réalité, le pouvoir souverain, qui trouve sa plus haute expression dans la guerre, ne peut se manifester sans le pouvoir de la finance, et le monopole économique de cette dernière ne peut subsister sans le monopole politico-militaire de la force qui promeut et impose la dollarisation, condition indispensable à l’existence de l’Etat américain et de la finance. L’économie et le pouvoir politique (et, je l’affirme une fois pour toutes, quand je dis politique, j’entends aussi militaire) se présupposent mutuellement, mais dans des phases comme celle que nous traversons, c’est la politique (et sa force militaire) qui prime, même si dans la décision souveraine de faire la guerre, la question de l’hégémonie économique reste décisive. Dans nos sociétés, l’action économique et l’action politico-militaire sont étroitement liées en ce qu’elles forment une seule et même machine État-Capital, dans laquelle la fonction de la première n’est pas seulement instrumentale et subordonnée à la seconde. L’État et le Capital poursuivent des finalités distinctes mais convergentes ; l’accroissement du pouvoir du premier et l’augmentation du profit du second se nourrissent l’un l’autre.

Il n’est pas vrai que la politique a disparu, que l’État s’est retiré ; l’État et la politique font partie intégrante de la machine dans laquelle l’accumulation du profit et l’accumulation du pouvoir fonctionnent ensemble. Les concepts et les réalités du pouvoir et de l’État ont été au centre de la théorie critique depuis les années 1960 jusqu’à aujourd’hui. Parmi les objectifs poursuivis figurent la critique du concept de souveraineté et la volonté de dépasser l’interprétation marxiste qui identifie le pouvoir à la production et réduit l’État à une simple fonction des processus d’accumulation de la valeur.

À la fin des années 1970, le concept de gouvernementalité (l’ensemble des techniques disciplinaires, biopolitiques, de contrôle et pastorales) de Foucault semblait avoir atteint cet objectif : non seulement il épuisait et marginalisait le pouvoir souverain, mais il prétendait contenir les relations qui expliquent le fonctionnement des mécanismes de pouvoir dans les sociétés contemporaines, qu’il présentait comme irréductibles à l’action de la production et à celle de l’État. Agamben, quelques années plus tard, corrige cette pacification théorique et politique qui élimine la souveraineté, en associant gouvernementalité et pouvoir souverain, biopouvoir et État, mais en faisant de ces catégories des réalités transhistoriques, des invariants qui traversent les siècles tout en restant inchangés. L’une et l’autre excluent le capitalisme, sa dynamique, ses contradictions, ne serait-ce que pour adopter la « théologie économique » des Pères de l’Église catholique comme alternative efficace à la critique de l’économie politique (ce qui est tout à fait ridicule), ou pour identifier le fonctionnement du capitalisme aux premiers chapitres du Capital de Marx, que Foucault utilise brièvement pour expliquer l’action des disciplines.

En bref, ma thèse est simple : l’État et sa souveraineté, le monopole de la force qui se manifeste pleinement dans la guerre, mais aussi son pouvoir administratif, doivent être intégrés aux concepts marxiens de capital et de production. Essayons d’expliquer plus précisément cette relation qui échappe à Foucault et Agamben et qui, au contraire, est à la base de la conjoncture actuelle. Nous pouvons aborder le problème en posant la question suivante : comment définir la situation ouverte par la crise financière de 2007/2008 ? Sa condition négative est donnée par la fin du néolibéralisme et la disparition de sa gouvernementalité, qui implique la subordination des techniques disciplinaires, biopolitiques et pastorales aux besoins du régime de guerre, qui a le pouvoir de les utiliser, de les suspendre ou simplement de les supprimer.

Que l’économie puisse être régulée par le marché et la concurrence, même s’ils sont légalement définis et activés par un État qui intervient avec la même intensité et la même fréquence que l’État keynésien, comme le soutiennent les ordolibéraux allemands, a été l’idéologie – il n’y a pas d’autre mot – des quarante dernières années, à laquelle une grande partie de la pensée critique a donné foi en reconnaissant que le marché et la concurrence correspondaient à quelque chose de réel. Fernand Braudel, qui n’était pas marxiste, nous a appris que le capitalisme « a toujours été monopolistique », que la concurrence sert à éliminer les adversaires et que le marché dans le capitalisme n’existe pas, car c’est un « contre-marché » contrôlé par quelques acteurs qui, précisément grâce à la concurrence, conduit toujours et inévitablement au monopole.

Braudel écrit que les capitalistes « ont mille moyens de fausser le jeu en leur faveur, par le crédit », la monnaie, le pouvoir politique, etc. « Qui pourrait douter qu’ils détiennent des monopoles ou simplement le pouvoir d’éliminer la concurrence neuf fois sur dix ? Certainement les ordolibéraux, les néolibéraux, Foucault, Dardot et Laval, tous les disciples ou admirateurs du philosophe français, les médias, les politiciens, etc.

Comment expliquer que la fin de la gouvernance néolibérale par le marché nous ait laissé la plus grande concentration monopolistique de l’histoire du capitalisme et de l’histoire de l’humanité ? (voir notre article précédent) Tout simplement par le fait que la centralisation économique (comme la centralisation politique) n’a jamais cessé. En fait, sous le néolibéralisme, elle s’est accélérée de façon spectaculaire, masquée par l’idéologie du marché et de la concurrence. Marché et capitalisme ne sont pas la même chose, nous dit Braudel, et les confondre a causé et continue de causer une immense confusion. Confondre capitalisme et néolibéralisme est une erreur tout aussi grossière.

Pour saisir la situation contemporaine, il faut tenir compte d’un enchevêtrement d’événements : crise financière, populismes, nouveaux fascismes, guerres civiles, guerres, génocides. Giovanni Arrighi qualifierait cette période de « phase de transition hégémonique » ou de « chaos systémique ». Pour être plus précis, on pourrait dire que la phase politique ouverte par la crise financière de 2007/2008, marquant la fin des « cycles hégémoniques “ (Braudel, Wallerstein, Arrighi), présente les caractéristiques de ” l’accumulation primitive “ de Karl Marx et de ” l’état d’exception “ de Carl Schmitt _ _ Nous avons donc un ” Karl und Carl » différent de celui de Mario Tronti, et un peu plus opérationnel.

Deux remarques à ce propos : pour se faire une idée du capital et de son rapport à la souveraineté, qui joue un rôle décisif précisément pendant cette période, nous commencerons non pas par le début, mais par la fin du premier livre du Capital, c’est-à-dire par l’accumulation primitive. Marx l’a décrite comme l’époque de la formation des classes et de l’État (absolu) en son sein par l’exercice de la grande violence des guerres, des guerres civiles, des guerres de conquête et des génocides. Le révolutionnaire allemand croyait à tort qu’une fois que la production capitaliste s’était affirmée, elle reproduirait ses propres conditions. C’est soit vrai de manière limitée (elle reproduit ses conditions d’existence dans un mode d’accumulation spécifique jusqu’à ce que ce mode entre en crise), soit faux, car le passage d’un mode d’accumulation à un autre, par exemple du fordisme au néolibéralisme, n’a pas découlé spontanément et de manière immanente de la production et de la consommation fordistes et de l’État keynésien. La machine État-capital a dû passer par l’organisation d’une rupture, d’une discontinuité représentée par la décennie 1969-1979, qui a impliqué l’intervention du pouvoir souverain et de la force armée lorsque cela s’est avéré nécessaire. C’est le politique, et pas seulement l’État, c’est-à-dire la guerre, les coups d’État, les révolutions, la lutte des classes et leurs résultats, qui décident de la nouvelle configuration des rapports de capital, des rapports de force et de la forme de l’État. La première division du travail est toujours politique et non économique, car elle doit produire des dominants et des dominés, elle doit séparer les propriétaires et les non-propriétaires. La propriété privée est une présupposition du capital, une institution qui n’est ni créée ni garantie par le capital lui-même, mais par l’Etat. L’organisation de la production et la division effective du travail, telles qu’elles sont présentées dans le Capital, apparaissent plus tard pour normaliser les rapports de force définis par les luttes politiques entre les classes.

La deuxième observation concerne le concept d’état d’exception, qui permet de suspendre les normes juridiques, productives et démocratiques, laissant à l’État, à l’usage de la force et à la guerre le soin de dominer et de décider. Cependant, contrairement à ce qu’affirme Agamben, l’état d’exception doit être distingué de l’état d’urgence. Le Patriot Act de Bush ou les mesures imposées par les États pendant la Covid sont des cas d’urgence. Nous réservons le concept d’état d’exception aux périodes de rupture radicale marquant le passage d’un ordre économique et politique mondial à un autre : la Révolution française marquant la fin de l’Ancien Régime (féodal), les deux guerres mondiales, qui furent en réalité une longue guerre civile mondiale, et, au sein de ces conflits, les révolutions soviétiques (ou chinoises) qui ont défini ensemble un nouvel ordre mondial (la guerre froide). Les années 70 ont marqué le passage du fordisme au néolibéralisme mal défini, tout comme la situation actuelle annonce la fin de ce dernier et le « nouveau » qui émergera précisément du conflit actuel.

Il serait peut-être plus juste d’adopter les concepts de Schmitt en complément de l’accumulation primitive : le « nomos de la Terre », un événement historique dans lequel la conquête, la guerre et l’appropriation, comme l’accumulation primitive de Marx, génèrent et instituent un nouvel ordre et un nouveau pouvoir. Cet événement n’a pas besoin dans l’immédiat de normes, qui seront instituées ultérieurement. Le nomos est un événement, un lieu et un moment de discontinuité où, par l’exercice de la force, se décident la forme de l’État, les classes sociales et les relations de pouvoir. Sans accumulation primitive, c’est-à-dire sans capital, le nomos de la Terre serait purement politico-historique, alors qu’en fait, surtout depuis la fin du XIXe siècle mais déjà depuis la Révolution française, il est devenu indissociablement économique et politique (ce dont Schmitt est parfaitement conscient, voyant dans la lutte des classes devenue irréductible depuis la rupture opérée entre 1830 et 1848 la raison principale de la fin de l’Etat tel qu’il le souhaitait, c’est-à-dire un Etat autonome et indépendant de la « société »).

Le droit ne naît pas dans la zone d’indifférence entre « l’intérieur et l’extérieur » provoquée par la suspension du système juridique (Agamben), mais dans les conflits entre les forces, où il y a des vainqueurs et des vaincus. Le camp de concentration ne peut donc en aucun cas être défini comme le « Nomos du moderne », sa « matrice cachée », car, comme l’urgence, il n’est qu’un élément des stratégies qui détruisent un ordre et en instaurent un nouveau. Ce qui devient la règle, la gestion quotidienne du pouvoir, c’est l’urgence, pas le nomos de la Terre, qui reste une_ exception_. La pandémie ne définit pas un nouvel ordre mondial, mais la guerre qui a éclaté immédiatement après elle le fait. Agamben s’est beaucoup agité pendant la pandémie et a pratiquement disparu pendant la guerre, précisément parce qu’il réduit le nomos de la Terre au problème de la suspension du système juridique. Ce qu’il faut comprendre, c’est que le « vide juridique » de l’état d’exception est plein de forces qui luttent pour une nouvelle hégémonie économique et politique, voire, si possible, pour une révolution impossible.

À la base de l’accumulation primitive et de l’état d’exception/nomos de la Terre, on trouve la conquête, un acte de prise de possession qui sert à la fois de source de pouvoir pour l’État et de profit pour le capital. C’est par l’appropriation, par la possession, que l’État et le capital communiquent. Karl et Carl nous disent ici qu’avant de produire, il faut prendre, s’approprier, exproprier (la terre, les êtres humains, les ressources, les moyens de production, les richesses…) et répartir ce qui a été pris entre propriétaires et non-propriétaires. La production ne crée pas de classes, ni l’institution de la propriété, ni n’est capable d’organiser l’expropriation des moyens de production et des ressources nécessaires à sa réalisation. Au contraire, elle suppose l’acte de prendre, d’exproprier et de diviser entre propriétaires et non-propriétaires, entre dominants et dominés. Pour exercer la grande violence nécessaire à la prise et au partage, ce qui devient décisif, c’est l’usage de la force, de la guerre et de la guerre civile. Avant même de produire le droit, il faut prendre et diviser. Alors que pour Marx la violence est « elle-même une puissance économique », pour Schmitt le fait qu’elle devienne une puissance juridique est affirmé de manière ambiguë (ambiguë, parce que le véritable état d’exception – révolution, nouvel ordre mondial, guerre civile, etc. – ne peut pas être un moment discipliné par le droit, dans lequel ce dernier, pour se sauver et sauver l’État, admet la violence en l’intégrant dans son ordre), tandis que la réalité d’un nouveau nomos de la Terre implique toujours la force, qui devient à la fois une nouvelle puissance économique et une puissance juridique.

Dans l’accumulation primitive décrite par Marx, comme dans ses écrits historico-politiques, on retrouve de nombreuses similitudes, mutatis mutandis, avec notre propre situation : une multiplicité de sujets (geôliers et négriers, aventuriers, pirates, rentiers, financiers, capitalistes, paysans, soldats, marchands, etc. ) ; une multiplicité de modes de production et d’exploitation (esclavage, servitude, travail salarié, exploitation financière et crédit, etc.) ; une multiplicité de formes de violence (génocide des peuples indigènes, expropriation des terres communes en Europe et des terres « libres » dans le Nouveau Monde, guerres de conquête, d’asservissement, guerres civiles, guerres inter-impérialistes, etc.) Dans cette phase de déploiement de la violence, le rôle central est joué par l’État (« la bourgeoisie naissante ne peut se passer de son intervention constante », et « toutes les méthodes d’accumulation primitive exploitent, sans exception, la puissance de l’État ») non seulement sur le plan militaire en tant que détenteur du monopole de la force (« brutal », dit Marx), mais aussi sur le plan économique en tant que détenteur du monopole de l’État, « ), mais aussi économiquement, en tant que gestionnaire du crédit et de la dette publique, ainsi que politiquement/législativement, capable de pondre des lois spéciales (« législation sanglante » contre les paysans réduits à la mendicité par l’expropriation).

Le chapitre XXIV contient une affirmation marxienne importante qui doit être étendue à notre époque : c’est l’État qui précipite violemment le passage d’un ordre à un autre (dans ce cas, du féodalisme au capitalisme), en raccourcissant la phase de transition par l’usage de la force.

Le développement du capitalisme introduit un changement radical dans la relation entre l’État et le capital. S’il est vrai qu’ils ont toujours été dans une relation de dépendance mutuelle, à partir de la fin du XIXe siècle, et surtout du début du XXe, l’autonomie relative de l’État vis-à-vis de l’économie (Poulantzas) et de l’économie vis-à-vis de l’État diminue, et les deux réalités commencent à être intégrées dans une seule machine bicéphale.

La naissance et la mort du néolibéralisme

La définition que nous avons donnée de la situation actuelle (accumulation primitive et état d’exception) nous permet de lever les ambiguïtés et les confusions que le concept de néolibéralisme a pu susciter. De l’expérience de sa naissance et de son déclin rapide, nous pouvons peut-être tirer des leçons pour la situation que nous vivons actuellement.

Grâce à mon âge avancé, j’ai pu vivre et voir de mes propres yeux l’alternance entre des phases de gouvernementalité et des moments où se déchaîne la violence de l’accumulation primitive et de l’état d’exception. Les deux guerres mondiales ont imposé un nouveau nomos de la Terre (hégémonie américaine à l’Ouest, hégémonie soviétique à l’Est). Des relations de pouvoir sans précédent ont ensuite été stabilisées et normalisées dans le Nord global par une gouvernementalité tantôt keynésienne, tantôt sociale-démocrate. La nouvelle accumulation de capital menée par les États-Unis est entrée en crise à la fin des années 1960. La machine à capital d’État américaine a immédiatement lancé une nouvelle accumulation primitive et un état d’exception qui ont fait rage sur la planète de 1969 à 1979, provoquant la transition du fordisme au post-fordisme. La victoire de la machine étatique-capitale au cours de cette décennie a ouvert la voie à une nouvelle forme de gouvernementalité, le néolibéralisme, qui a accompagné l’accumulation centrée sur le crédit et la finance, jusqu’à ce que cette dernière s’effondre à son tour (2008). Une succession de crises financières, de populismes, de guerres et de génocides en ont marqué la fin. Nous nous trouvons maintenant plongés dans la grande violence caractéristique des moments où un nouvel ordre se met en place (si les grandes puissances y parviennent, ce qui n’est pas du tout garanti !)

Regardons de plus près ce qui s’est passé dans la décennie 1969-1979, ce qui nous donnera une idée plus claire de la forme et de la fonction de l’accumulation primitive et du nomos de la Terre à l’origine de la nouvelle mondialisation initiée au cours des années 1980, qui se défait aujourd’hui sous nos yeux. Le cycle mondial de luttes qui a culminé en 1968 a imposé un changement de stratégie politique à la machine étatique-capitale américaine, qui a cherché, d’abord par tâtonnements, puis avec une certitude croissante de son projet, à définir une nouvelle forme d’accumulation. Cela commence par la défaite et la transformation de la composition de classe, par la construction d’un État qui soit une critique en acte de l’État keynésien, puisque les masses avaient réussi, grâce aux résolutions du XXe siècle, à s’y tailler des espaces de contre-pouvoir. Le travail de destruction ne pouvait commencer que là où le sujet politique était le plus fort : le Sud global. Les États-Unis, sous la direction de Kissinger, ont organisé une série exemplaire de coups d’État en Amérique du Sud en utilisant des militaires fascistes. Le pouvoir de l’État de déclarer la guerre civile, d’imposer l’état d’exception et d’utiliser des fascistes est manifeste même au sein du capitalisme mature, affirmant un droit de tuer et de laisser vivre des milliers de communistes et de socialistes. Au Nord, l’intégration relative de la classe ouvrière dans le système, rendue possible par les salaires et la consommation, a plus simplement nécessité une défaite politique (Reagan et Thatcher). Les normes et techniques juridiques, productives, sociales qui avaient régi l’après-guerre jusqu’en 1968 ont été suspendues. Sans toucher à la constitution formelle ou au droit, la constitution matérielle est bouleversée et profondément modifiée. Les rapports de force, radicalement modifiés en faveur du capital, créent les conditions d’un changement de fait des normes juridiques, des normes productives et des techniques de pouvoir qui n’émergent pas de manière immanente de la production fordiste et de l’État keynésien, mais doivent être établies par la force armée du fascisme et la force politique de l’État. La violence se concentre principalement sur les processus de subjectivation révolutionnaire. Les nouvelles normes ne peuvent pas s’imposer dans une situation de « chaos » provoquée par le déroulement de la lutte des classes, comme c’est le cas en Amérique latine. Pour les imposer, il faut d’abord établir l’ordre au niveau des subjectivités ; seuls des sujets vaincus seront disposés à adopter de nouveaux comportements, de nouvelles façons de travailler, de nouveaux modes de reproduction.

Comme dans le concept d’accumulation primitive de Marx, dans les années 1970, c’est l’État qui a violemment forcé le passage d’un ordre politico-économique à un autre, en raccourcissant la phase de transition par l’usage de la force. Ce ne sont pas les capitalistes qui, dans les années 1970, ont bombardé la résidence présidentielle d’Allende, emprisonné et torturé des milliers de militants socialistes et communistes (qui ont assassiné des membres des Black Panthers, organisé la stratégie de la tension en Italie, etc.), mais une fois la victoire sur la révolution acquise, les économistes néolibéraux ont siégé aux côtés des militaristes fascistes dans les gouvernements sud-américains. Ce n’est qu’après avoir complètement normalisé la « situation » créée par les coups d’État (« le souverain – nous rappelle Schmitt – est celui qui décide définitivement si l’état de normalité règne réellement »), que les néolibéraux pourront gouverner seuls, en imposant de nouvelles normes et de nouveaux comportements. Une fois le contrôle de la machine État-capital rétabli, la situation sera normalisée par la construction d’un nouveau consensus des vainqueurs, basé sur l’économie de la dette et la consommation à crédit, plutôt que sur les salaires et le bien-être.

Le résultat politique le plus important de la nouvelle accumulation primitive et de l’état d’exception sera, comme toujours dans le capitalisme, une nouvelle configuration de la propriété privée, non plus basée sur le capitalisme industriel mais sur la finance : le nouveau principe de distribution de la richesse ne place plus les producteurs en son centre, mais les propriétaires d’actions, d’obligations et d’actifs financiers.

Ce n’est qu’après que la machine État-capital a semé la mort politique que le néolibéralisme intervient comme gouvernementalité des nouveaux rapports de force entre les classes. Ce n’est qu’alors que le biopouvoir (disciplines, biopolitique, pouvoir pastoral) prend en charge la mission de « gestion de la vie » pour les subjectivités vaincues, et gouverne leurs existences subjuguées et soumises. Le modèle de pouvoir décrit par Foucault (biopouvoir) n’est pas fondé sur la violence étatique ou la souveraineté, mais sur l’économie. Mais est-il encore vrai que le capitalisme et l’économie coïncident ? Le capitalisme contemporain parfaitement incarné par la prédation financière, la grande violence de l’appropriation de l’accumulation primitive et la guerre des classes entre propriétaires et non-propriétaires, n’a pas grand-chose à voir avec une économie où les hommes anthropologiquement équipés pour l’échange, pour éviter de s’affronter armés, préfèrent s’affronter dans la production et le commerce, selon les lois aseptisées de l’économie politique écossaise. Le biopouvoir s’approprie cette image pacifiée de la concurrence et du marché : son but n’est pas de réprimer, mais d’encourager, d’inciter, de stimuler l’activité des gouvernés ; il ne travaille pas pour la guerre, mais pour la paix. Son modèle est celui du pouvoir pastoral, qui ne connaît ni violence ni ennemi : « La fonction principale du pouvoir pastoral n’est pas de nuire à ses ennemis, mais de faire du bien à ceux sur lesquels il veille. Faire du bien au sens matériel du terme, c’est-à-dire : nourrir, offrir la subsistance ».

Cette véritable idéologie, qui oppose la gouvernementalité biopolitique au pouvoir souverain en effaçant les concurrents de la lutte des classes (aussi bien le pouvoir de la machine État-capital que le pouvoir de la révolution), a pénétré au cœur même de la pensée critique, par exemple dans ce que l’on appelle la Théorie italienne, redevable à la fois des concepts de gouvernementalité et de biopouvoir. Agamben, Negri, Esposito adoptent ces catégories de différentes manières, mais semblent ignorer que leur présupposé, chez Foucault, est l’abandon de la guerre civile (de la lutte des classes) comme modèle de relations sociales. La relation de pouvoir n’est plus juridique ou guerrière, mais gouvernementale. Il ne se cherche ni dans le contrat, ni dans la violence, ni dans la lutte. La relation ami-ennemi imposée par la révolution mondiale déclenchée par l’éclatement de l’Union soviétique et reproduite jusque dans les années 1960/1970 est devenue une relation innocente, pacifique, consensuelle entre gouvernants et gouvernés : l’assaut du ciel se réduit à « ne plus être gouverné » de telle ou telle manière. Le nouveau concept de pouvoir introduit par Foucault est tout simplement inutile par rapport à son exercice actuel par l’Occident capitaliste.

Le rapport de guerre, qui n’avait jamais disparu mais constituait la condition de la gouvernementalité, réapparaît avec toute sa violence lorsque celle-ci n’est plus capable de gérer les contradictions du capitalisme. C’est la suppression de ce rapport qui est à l’origine de l’échec de toutes ces théories, incapables d’anticiper, de prévoir les guerres, les guerres civiles, les génocides, c’est-à-dire de comprendre la nature du capitalisme.

Ces récits pacificateurs ont été balayés par la crise même de l’économie, fondement du biopouvoir. Ce qui n’avait jamais reculé est réapparu, avec toute sa terrible force : le pouvoir souverain sur la vie et la mort, signe qu’une nouvelle accumulation primitive s’apprête à créer les conditions politiques d’un nouvel ordre mondial. Le libéralisme classique a été anéanti par la Première Guerre mondiale, mais le capitalisme a continué à se reproduire, s’alliant au fascisme et au nazisme. Le néolibéralisme est mort, mais le capitalisme persiste par la guerre, la guerre civile, les alliances renouvelées avec de nouveaux fascismes, en assumant la grande violence du génocide.

Un nouveau concept de production ?

De ce qui précède, on peut déduire que l’accumulation primitive et sa grande violence, tout comme l’état d’exception ou le nomos de la Terre, et surtout la lutte des classes, doivent faire partie intégrante du concept de production, et constituer les présupposés qui, dans chaque cas, en déterminent la forme. De cette manière, on se libère définitivement des ambiguïtés et des limites, même marxiennes, du concept de production, qui risquent souvent de conduire ses épigones à un économisme embarrassant. La violence, la guerre, la guerre civile, le génocide ne sont pas un accident de l’accumulation du capital, mais ses éléments structurels et fondateurs.

Dans les années 1960 et 1970, plusieurs tentatives ont été faites pour enrichir et élargir le concept de production, afin de dépasser les limites économistes du marxisme de l’époque : l’économie libidinale (Lyotard), l’économie de l’affect (Klossowski), le discours du capitaliste (Lacan), la production désirante (Deleuze et Guattari), la biopolitique (Foucault), et l’ontologie spinoziste de l’être comme production de Negri. Toutes ces théories semblent faire un pas en avant d’un point de vue théorique (puisque le capitalisme fonctionne aussi à travers les désirs et les affects), mais d’un point de vue politique, elles font deux pas en arrière ou plus, puisqu’elles ont contribué à pacifier le capitalisme en séparant la production des guerres et de la radicalité des luttes de classes.

Le capitalisme est né d’une grande violence, de massacres, de génocides, de dépossessions, de guerres et d’asservissements. La machine du capital-état se renouvelle, se reproduit et s’impose par une barbarie qui ne cesse de croître au fil des siècles, proportionnellement au développement des forces productives du travail et de la technologie qui, si elles ne sont pas orientées vers l’émancipation par les révolutions, convergent vers la destruction non seulement du capital variable ou fixe, comme le soutient le marxisme de crise, mais aussi de l’espèce humaine et de son monde.

La fureur sanguinaire qui saisit nos gouvernants n’est ni un trait psychologique, ni une maladie mentale, ni une nouveauté. Elle se répète avec une régularité déconcertante, et l’exclure de la définition du capitalisme et du capital est tout simplement idiot et suicidaire. Réduire le capitalisme au marché et le pouvoir à la discipline, au gouvernement et à la biopolitique, en croyant avoir enfin décapité le Léviathan moderne (qui brandit le symbole du pouvoir politique d’une main et du pouvoir économique plutôt que religieux de l’autre) alors qu’il continue, imperturbable, à décider de la vie et de la mort, est l’un des résultats les plus désastreux de la théorie critique post-soixante-huitarde. La vérité de son exercice mortifère est aujourd’hui facilement vérifiable, mais la confrontation avec la réalité de la lutte des classes semble impossible à assumer dans un Occident désormais définitivement crépusculaire. Le profit capitaliste et le pouvoir d’État se nourrissent l’un l’autre, mais à une époque où l’accumulation primitive continue d’agir en synergie avec l’état d’exception, le pouvoir souverain de tuer, de prendre et de diviser prédomine nécessairement. Ce pouvoir ne s’identifie plus seulement à l’État, mais à la force politique de la machine État-capital qui décide et oriente la stratégie. L’envers de cette situation est ce que, du point de vue des opprimés, on peut appeler le moment léniniste, c’est-à-dire le moment où l’impossible de la révolution peut devenir possible (à condition, comme toujours, que les conditions subjectives soient réunies).

Qu’est-ce que la démocratie ?

La démocratie n’a existé que très peu de temps en Occident, grâce à la lutte des classes et aux révolutions du XXe siècle. Ces dernières disparues, elle est redevenue ce qu’elle a toujours été pour les libéraux : la démocratie pour les propriétaires (Marx rappelait que la constitution matérielle en Occident est la propriété), la démocratie pour la guerre et le génocide, la démocratie pour les fascismes.

Il manque un élément dans l’accumulation primitive marxienne : le fascisme, qui émerge en fait avec l’impérialisme. Le capitalisme monopoliste, contrairement au capitalisme concurrentiel, « ne développe plus de tendance au socialisme, mais plutôt à la barbarie fasciste », suggère Hans-Jürgen Krahl.

L’un des traits les plus distinctifs du fascisme historique est que, contrairement aux communistes et aux révolutionnaires, il n’a pas besoin de prendre le pouvoir, car celui-ci lui est offert sur un plateau d’argent par les classes dirigeantes, effrayées par leurs propres crises, qui font chaque fois de l’abolition de la propriété privée (le seul véritable fondement de l’Occident) une réalité. Le fascisme et le nazisme sont indispensables à l’existence et à la reproduction de la machine étatique-capitale, lorsqu’elle mobilise l’accumulation primitive et l’état d’exception.

La même chose se produit, mutatis mutandis, aujourd’hui. La « république bananière » française est un cas exemplaire. Lors de sa réélection, le président Macron n’avait plus de majorité et gouvernait par décrets, privant totalement le parlement de son pouvoir (un processus en cours depuis la Première Guerre mondiale, et qui ne fait que s’accentuer !). Ayant perdu les élections européennes, son plan était de porter les fascistes au pouvoir, comme l’avaient fait ses prédécesseurs au XXe siècle, car ils représentent la solution idéale en période de désastre capitaliste : ils appliquent les politiques du capital comme les libéraux, mais avec une gouvernance « illibérale ».

Prenons par exemple les positions soi-disant anti-système des fascistes italiens qui sont déjà au gouvernement. Une fois au pouvoir, ils ont immédiatement abandonné le souverainisme, devenant les exécutants dociles des ordres de l’Europe et les serviteurs de l’atlantisme, tout en s’engageant à vendre la « patrie » aux fonds de pension américains. Les fascistes, ces grands patriotes, ouvrent leurs frontières aux capitaux « étrangers » pour appauvrir la « mère patrie », tout en les fermant à quelques milliers de migrants ou en les expulsant vers l’Albanie. Pour les bons services rendus aux maîtres américains, leur serviteur Meloni a été récompensé par l’Atlantic Council (dont le nom dit tout).

Le gouvernement a également réduit les ressources destinées aux soins de santé et aux écoles publiques afin de promouvoir la privatisation de tous les services publics, ce qui est précisément la politique des fonds américains. Il a appauvri le pays, en particulier les retraités, adopté des lois liberticides contre les grèves et les manifestations, et même inventé le délit de résistance passive (appelé Gandhi). Elle n’a pas taxé les énormes profits des banques, des compagnies d’assurance, des multinationales de l’énergie et de la pharmacie, ou des géants du numérique (GAFAM). Elle a encouragé la légalisation de l’évasion fiscale, appelée aussi optimisation fiscale, autre condition du capitalisme financier. Ce transfert massif de richesses vers les poches des patrons a vidé les comptes publics, et maintenant les fascistes appellent aux « sacrifices ». Après avoir dénoncé l’austérité lorsqu’elle était dans l’opposition, Mme Meloni impose pour les sept prochaines années des coupes de douze milliards d’euros par an dans les dépenses publiques afin de respecter les paramètres fixés par le nouveau Pacte de stabilité européen (lui aussi sévèrement critiqué avant d’arriver au pouvoir). Les fascistes sont plus libéraux que les libéraux en matière de politique économique et fiscale. Le seul terrain sur lequel ils tiennent leurs promesses fascistes est la répression de toute dissidence et de toute différence. Les collègues français sont-ils toujours incapables d’accéder au pouvoir par les élections ? Macron s’en charge, convaincu que dissoudre le parlement et convoquer de nouvelles élections générales était le meilleur moyen d’ouvrir la voie à ces alliés plus que fiables (mais qui peuvent toujours faire cavalier seul, comme les nazis). Pas de chance ! Les fascistes ont perdu, Macron aussi, et la première force politique s’est avérée être la gauche. Le président a immédiatement refusé de reconnaître les résultats des élections. Dans une situation d’accumulation primitive et de nomos de la Terre, où seule la force compte, il faut faire ce que la machine État-capital exige. Les normes démocratiques sont de facto suspendues et dépendent de la volonté du « souverain » démocratique Macron, qui nomme un gouvernement où toute la droite est représentée, des républicains aux fascistes, c’est-à-dire les forces qui sont sorties vaincues des élections. Le gouvernement n’existe que grâce à l’abstention des fascistes qui le tiennent sous leur coupe et, en l’affichant publiquement, s’en vantent. La voie politique était ouverte au pouvoir fasciste, il ne manquait que la voie économique. La voici : le nouveau gouvernement doit combler les lacunes budgétaires laissées par le précédent gouvernement de banquiers, qui a distribué avec une immense générosité des milliards de fonds publics aux entreprises et aux riches. Il faut maintenant réduire les dépenses de l’État de soixante milliards d’euros, ce qui ne peut se faire qu’au prix d’une austérité de même valeur (deux pour cent du PIB) que celle imposée à la Grèce par l’Europe magnanime.

Le nazisme n’a pas prospéré dans l’entre-deux-guerres à cause de l’inflation, comme l’affirme le conte démocratique allemand, mais à cause de l’austérité imposée par la crise de 1929. Toutes les conditions sont réunies pour que les fascistes, rejetés par le « peuple » lors des élections, arrivent au pouvoir dans un avenir proche. Voilà la démocratie !

La situation de toutes les démocraties occidentales aujourd’hui est parfaitement rendue par les concepts de Carl Schmitt de « guerre juste » et de « guerre civile ouverte ou latente » : « L’un et l’autre, écrit-il, placent absolument et inconditionnellement l’adversaire hors la loi. La mauvaise gestion de la guerre en Ukraine par l’OTAN prive l’adversaire (la Russie, derrière laquelle se profile déjà la Chine) de tous ses droits au nom de la supériorité politique et morale des soi-disant démocraties (y compris Israël !). Les ennemis sont criminalisés au point d’être transformés en « non civilisés », « barbares », « sauvages », définitions qui activent la mémoire coloniale. L’hostilité devient absolue « dans la croyance paroxystique en son propre droit ». La même procédure rhétorique et politique est appliquée à l’ennemi intérieur, dans une guerre civile encore latente mais déjà manifeste dans « la diffamation et la discrimination légales et publiques, les listes de proscription publiques ou secrètes, la déclaration de quelqu’un comme ennemi de l’État, du peuple et de l’humanité », visant à supprimer la moindre dissidence à l’égard de la guerre avec la Russie ou du génocide des Palestiniens. Lorsque la rhétorique des médias et la politique ne suffisent pas, la police intervient. L’utilisation honteuse de l’antisémitisme résume parfaitement la définition actuelle de l’ennemi. Depuis le début de la guerre contre la Russie, et plus encore avec le génocide déclenché contre les Palestiniens – deux moments de la confrontation avec le Sud – les principes de Schmitt qui définissent la _guerre juste et la guerre civile ont été ouvertement mis en œuvre contre tous ceux qui ne se plient pas à la militarisation en cours : « Le doute sur son propre droit est considéré comme une trahison ; l’intérêt pour les arguments de l’adversaire, comme une déloyauté ; la tentative de discussion devient un accord avec l’ennemi ».

L’analyse de Schmitt nous offre une parfaite dissection de la situation entourant les guerres (guerre juste, guerre civile ouverte ou latente) que les démocraties capitalistes ont choisies comme ultime et désespérée tentative d’enrayer leur inévitable déclin.

En conclusion, s’il n’est pas vrai que le capitalisme doit inévitablement conduire au socialisme et au communisme, il est absolument vrai qu’il conduit, avec une régularité déconcertante, à la guerre et à la guerre civile.

Publié pour la première fois en italien le 29 octobre 2024.

Traduit de l’italien par Ill Will et de l’anglais par GB.