Si Dieu est mort, il n’a pas emporté la religion au paradis !

par Gilles Beauchamp, 1980

Des pratiques encore bien vivantes

Dans les années ’60, la période de déconfessionnalisation des collèges et universités, des syndicats et hôpitaux … était une période de « révolution tranquille » au niveau idéologique, où l’anticléricalisme avait comme un air de fraîcheur et de progrès. La présence de l’ Eglise et de la religion s’est faite alors plus discrète dans la société civile, et a cessé, par conséquent, d’être une cible choyée de la critique progressiste.

Pourtant cette critique semble s’être arrêtée à mi-chemin. On a pu voir avec quelle force la présence catholique était prête à défendre son dernier bastion : les écoles primaires et secondaires, avec l’exemple de la lutte pour déconfessionnaliser l’école Notre-Dame-des-Neiges. Et cette lutte épique, d’un comité de parents contre le monopole idéologique de l’église catholique dans l’enseignement moral, n’est qu’un exemple plus frappant de la véritable guerre de tranchée que doivent mener les parents non-catholiques francophones pour une véritable éducation morale laïque, qui ne soit pas de second ordre (et on ne parle pas encore de morale matérialiste !) À cette présence encore très active de la pensée et des institutions religieuses dans notre vie quotidienne, dans celle de nos enfants, on doit ajouter une présence moins officielle, mais tout aussi active, de plusieurs courants religieux qui se situent en marge de l’appareil de l’Église. Qu’on pense aux manifestations monstres des charismatiques au stade olympique, ou à leur influence plus quotidienne, leur presque omniprésence, surtout en province ; qu’on pense aux multiples sectes, plus ou moins fanatiques, plus ou moins dangereuses.) cf. (Le document de Denis Monière, »Le trust de la foi »).

Qu’on pense aussi au Réseau des politisés chrétiens, au Mouvement des travailleurs chrétiens, et à plusieurs autres groupes et réseaux qui, tant au Québec qu’en Amérique Latine et ailleurs, sont impliqués dans le mouvement ouvrier, dans les luttes sociales et politiques pour une plus grande justice, quand ce n’est pas pour le socialisme, et même pour la révolution. Difficile à mesurer précisément, leur influence n’est certes pas négligeable : on n’a qu’à citer l’exemple des deux présidents des conseils centraux de Québec et de Montréal de la CSN, qui sont (ou ont été) des militants de ces réseaux de chrétiens « de gauche ».

De tous ces courants, qu’ils soient à l’intérieur, en marge ou opposés aux églises officielles, on peut au moins dire qu’ils manifestent la vitalité et la présence encore grande de la pensée et des pratiques religieuses dans la société actuelle. La diversité et même l’opposition qui existe entre les positions sociales et politiques de ces groupes se réclamant d’un même Dieu, interprétant de façon quelques fois antagonistes les leçons et messages de ce Dieu, cela devrait interdire tout jugement à l’emporte-pièce de la part des matérialistes qui voudraient mesurer à sa juste valeur l’importance des comportements, positions et mouvements religieux d’aujourd’hui.

Étant moi-même plutôt athée que théiste, et me référant aux philosophes matérialistes-dialectiques plutôt qu’idéalistes, il aurait été trop facile de partir des manifestations extrêmes d’idéalisme et de fétichisme religieux pour faire la critique de toute la pratique religieuse. Cela aurait été sans doute amusant de se payer « une bonne pinte » d’anticléricalisme, et de penser avoir ainsi réglé son compte à la religion ! Mais ça n’aurait pas fait avancer grand-chose, ni dans la lutte idéologique entre progressistes, certains étant religieux et d’autres non, ni dans le travail à faire pour que « conception matérialiste du monde » veuille dire autre chose que a-théisme et anticléricalisme dans les sphères culturelles actuellement occupées par la religion.

« Pensée sauvage » et pensée mythologique

En fait, 3 événements « culturels » traversés de contradictions sont à l’origine de la présente réflexion : un mariage, la mort d’un proche, la première communion de la fille d’une amie. Ces événements, à la fois personnels et sociaux, correspondent à des moments culturels d’intense signification, sur le sens desquels pourtant très peu de gens s’entendaient. Je voulais donc clarifier le sens de tels événements, avec ceux qui, comme moi, n’acceptent pas le sens ni le rituel imposé par l’idéologie religieuse dominante, mais qui n’acceptent pas non plus le vide culturel laissé par une critique du théisme qui s’arrête là, qui n’ose pas dire le sens qui l’habite, qui la motive.

Certains verront déjà poindre les « nouveaux » grands prêtres, habillés de « nouvelles » toges, récitant des prières et incantations « matérialistes » ! ! (1) Ce n’est pas là l’objectif visé, rassurez-vous, bien que je ne sois pas, apriori, contre l’utilisation de symboles, ni même d’ensembles de gestes symboliques: le présent texte n’est-il pas lui-même un tissu de symboles et de conventions, linguistiques et culturelles??

Formulé autrement, ce « vide culturel » pourrait se décrire comme suit : non seulement la religion est-elle « un reflet fantastique dans le cerveau des hommes des puissances extérieures qui dominent leur existence quotidienne, reflet dans lequel des puissances terrestres prennent la forme de puissances supra-terrestre » (Engels), mais de plus faut-il dire que ce que la religion recouvre, en plus de ces puissances dominantes, c’est le déroulement naturel, bien matérieldes choses et des étapes de la vie humaine, individuelle comme sociale. Aussi, malgré le désaccord qu’on peut entretenir avec la signification donnée par les prêtres au baptême, par exemple, ou à la première communion, en dessous du baptême, il y a ce phénomène bien matériel de la naissance qui devrait, même dans une société non-religieuse, être un moment culturelriche du sens donné par les hommes à la collectivité dans laquelle ils intègrent ce nouveau venu.

Ce « besoin de sens », que les anthropologues théistes (M. Eliade), s’empressent de nommer besoin religieux, peut être analysé du point de vue du mode de pensée : ce que Claude Lévi-Strauss appelait la « pensée sauvage ». On tentera aussi de le regarder d’un point de vue historique et social, avec A. Gramsci.

La pensée mythique et religieuse de l’homme primitif est caractérisée par Lévi-Strauss comme étant analogique, c’est à dire une appréhension du monde qui fera des liens entre les choses observées et vécues, transposera, par analogie, les phénomènes et causalités naturelles sur des figures humaines, mythologiques. Les choses partageront la vie des hommes, et les hommes, la vie des choses … motivations et intentions étant prêtées aux choses, et  » naturalisme » à certains gestes et rapports sociaux. S’il est aisé de comprendre que ce type de rapport au monde peut correspondre à celui des sociétés primitives, où la pensée utilise peu de concepts abstraits, et est pour l’essentiel basée sur la connaissance sensible, les mots recouvrant des choses vues, ressenties, vécues, où les relations entre les choses se feront en les ramenant, par analogie, au cercle restreint des idées reçues et expériences vécues, il devient plus difficile de percevoir ce qui peut rester, aujourd’hui, de cette « pensée sauvage » dans la vie psychique de l’homme contemporain.

Cette pensée analogique continue de fonctionner aujourd’hui, bien qu’elle n’ait plus la même importance : le cercle, toujours restreint, de l’expérience directe et de la connaissance sensible est largement dominé par les connaissances rationnelles et concepts abstraits, issus de l’histoire, la culture, de l’expérience des autres. La pensée « sauvage » continue de vivre dans certains secteurs et replis culturels propices à ce type de fonctionnement intellectuel. Qu’on pense aux représentations artistiques, où les références au vécu, aux sentiments demeurent essentielles. Dans d’autres domaines, elle continue de jouer un rôle important, mais c’est trop souvent pour « jouer sur les sentiments » des gens, et les maintenir dans la domination, quand ce n’est pas l’obscurantisme : idéologies politiques réactionnaires, représentations religieuses, sensationnalisme des mass-médias…

Ce que Claude Lévi-Strauss met en valeur avec sa  » pensée sauvage » c’est l’utilité et le fonctionnement de la pensée mythique des primitifs, dont il montre des aspects encore actifs dans la vie psychique d ‘aujourd’hui, sans pour autant devoir se formuler, s’accrocher aux mythes et représentations religieuses. C’est donc dire que, sous les concepts religieux et mythologiques auxquels les matérialistes s’opposent, il y a un mode d ‘appréhension du monde qui doit être respecté car il continue d’être actif et ne peut être simplement remplacé par un discours rationnel.

Nouvelle culture. Nouveau culte?

« Croire qu’une conception du monde puisse être détruite par des critiques de caractère rationnel est une lubie d ‘intellectuel fossilisé » (2) dit Gramsci dans un de ses textes abordant la religion. Ce qui l’amenait à insister pour qu’une philosophie matérialiste soit diffusée largement, et non réservée à une élite, fusse-t-elle d’avant-garde. Il allait même jusqu’à accepter que cette philosophie puisse revêtir dans un premier temps des « formes primitives de superstitions identiques à celles de la religion mythologiques ». Il comptait sur les résultats à long terme, sur les « forces intellectuelles que le peuple exprimera de son sein », pour dépasser cette forme mythologique.

C’est donc dire que ce n’est pas grâce à l’intervention d’une nouvelle caste de « nouveaux philosophes » ou de nouveaux grands prêtres que naîtront les façons d’aujourd’hui de formuler les idéaux de demain. Ce qui devrait caractériser, justement, cette philosophie nouvelle, libérée des craintes et contraintes d’hier, c’est le refus du monopole et de la domination des interprètes, et par conséquent, une démocratie bien vivante qui permette aux « non-initiés » de formuler, eux-aussi, de direle sens … de cette « chienne de vie ».

Est-ce à dire que toute forme rituelle, tout ce que Lévi-Strauss appelait pensée analogique, ce que F. Isambert décortique dans son « efficacité symbolique du rite », tout cela devrait se fondre et disparaître au sein d’un grand « happening », d’une démocratie vivante qui ferait table rase du passé, pour laisser toute la place à la spontanéité ? Même si on le voulait, ce serait impossible : cette spontanéité « débridée » ne trouverait de mieux pour s’exprimer que les vieux schémas, les symboles assimilés depuis longtemps, ou encore des contre-schémas, calqués en négatif sur les premiers. La différence entre l’ancienne et la nouvelle forme de « pensée analogique » résiderait plutôt dans la place du pouvoirou la nature du « gardien des sceaux » de cettephilosophie matérialiste rendue culture. Que des « grands-prêtres » redeviennent garants de la validité de ce qui est dit et du comment… et le vieux schéma de domination n’aura fait que changer de toge. Par contre si les canons de cette nouvelle philosophie rendue vivante et actualisée dans un cheminement socioculturel sont entre les mains des communautés, des gens du peuple, alors cette nouvelle philosophie pourra se développer et en devenir une de libération.

Reformulons la question d’origine de ce texte :

« Les philosophes matérialistes doivent-ils remplacer la religion qu’ils contestent par quelque chose de plus que leur propre discours ? », nous devons répondre oui à cette question, pour 3 raisons.

– parce qu’en plus d’être un discoursphilosophique idéaliste, la religion est aussi un ensemble de pratiques culturellesqui accompagnent le développement des individus et collectivités, à travers des événements ou étapes qu’on peut qualifier d’anthropologiques, en ce qu’elles sont soulignées dans pratiquement toutes les sociétés : naissances, intégrations des enfants et adolescents, morts, mariages, saisons…

– parce qu’à travers ces pratiques culturelles, il n’y a pas qu’un besoin de connaissance rationnelle qui est comblé chez les participants, mais aussi un événement qui se passe, un rapport direct, impliquant les participants dans quelque chose de plus qu’un apprentissage ou une audition : c’est la communauté réunie dans ces événements qui se crée, se consolide, et vit à travers eux. Les participants sont des acteurs, des célébrants aussi importants pour le sens et la portée du moment que l’officiant.

– parce que la philosophie matérialiste et dialectique se veut foncièrement différente de celles qui l’ont précédées, non seulement dans son discours rationnel expliquant les fondements de la société et la nature de l’homme, mais aussi dans le rapport qui doit se développer entre ceux qui parlent et ceux qui font, entre la parole et le geste, afin que la réflexion sur le monde ne soit plus le propre, et encore moins le monopole d’une caste de philosophes, mais devienne une riche facette de toute condition humaine.

En guise de conclusion, ou de question ouverte : tant que la philosophie ou la morale matérialiste pour un nouveau monde ne sera pas descendue « sur la terre' », jusqu’à accompagner les hommes dans leurs gestes les plus naturels (naître et mourir), on peut se demander si elle pourra même espérer réunir la force nécessaire à transformer ce monde, la force de tous les peuples.

* * *

J’aurais voulu dans ce premier texte aller plus loin que cette approche générale.

Mais les contraintes d’espace étant ce qu’elles sont, c’est seulement dans un prochain article que je pourrai aborder l’analyse et la critique de certains de ces événements, qu’il s’agit de dépouiller de leurs multiples « couches » de sens idéaliste et religieux, pour en atteindre le coeur matériel, historique. Deux thèmes guident actuellement mes recherches : celui des rites initiatiques et d’intégration, tant dans les communautés religieuses que tribales, et celui de la mort. Je serais très heureux de recevoir toutes formes de critiques, de suggestions, de textes même qui pourraient s’inscrire, soit en rapport à la démarche que j’ai amorcée ici, ou en rapport aux questions plus générales soulevées en introduction : enseignement moral/ religieux, place actuelle de l’Église dans la société, ou encore la contradiction vécue et gérée par certains militants qui se veulent matérialistes etchrétiens …

Gilles Beauchamp, 

Août 1980

Paru dans le premier numéro de la revue 

Offensives communautaires et culturelles

Note bibliographique : Les références suivantes m’ont été utiles, non pas que j’en partage toutes les conclusions ou méthodes, mais comme outils d’analyse pour approcher d’une « nouvelle » façon une question vieille comme le monde!

  • Mircea Eliade, Initiation, rites et sociétés secrètes. Idées/Gallimard
  • François lsambert, Rites et Efficacité symbolique. CERF
  • Antonio Gramsci, Gramsci dans le texte. éd. Sociales
  • Maurice Godelier, Horizon et trajets marxistes en anthropologie. petite coll. maspero
  • Claude Lévi-Strauss, La Pensée magique. Plon
  • Marx-Engels. Sur la religion, éd. Sociales
  • Michel Quesnel, Aux sources des sacrements. CERF

(1) Cette citation est tirée de « Benetto Croce et le matérialisme historique », dans Gramsci dans le texte, page 391. Commentant les réformes qui ont traversé les religions en Europe, G. compare l’homme de la Renaissance à celui de la Réforme protestante. Pour le premier, l’époque en était une de richesses culturelles, mais limitées à une élite « lumineuse », alors que pour le second, peu d’éclats ni d’élites tapageuses, mais une influence profonde sur les masses populaires, où « de la primitive grossièreté intellectuelle de l’homme de la réforme est pourtant sortie la philosophie classique allemande et le vaste mouvement culturel qui a donné naissance au monde moderne ».

(2) Faut dire que certaines caricatures du marxisme peuvent actuellement donner cette impression de religiosité dans la soumission aux dogmes !

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