Rôle en transition et nouveaux défis

Par GILLES BEAUCHAMP (1983)

Organisateur communautaire
Programme pour personnes âgées
C.L.S.C. HOCHELAGA-MAISONNEUVE

 

Communication présentée (titre original : Le rôle en transition et les nouveaux défis de l'action communautaire) dans le cadre des Ateliers-expériences au congrès annuel de la Fédération des C.L.S.C. du Québec, Québec, octobre 1983.

I Le développement des C.L.S.C.

II Le C.L.S.C. Hochelaga-Maisonneuve et l'action communautaire

III La conjoncture actuelle

IV Pouvoirs de l'usager-citoyen à renforcer

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I Le développement des C.L.S.C.

Le réseau des C.L.S.C., qui devait être le joyau de la réforme des soins de santé, fut, comme la réforme dans son ensemble, le résultat de tensions et de pressions sociales contradictoires. L'ensemble des institutions hospitalières et sociales traditionnelles se confrontaient a des limites financières et techniques, alors que la pression et les exigences d'accessibilité de la population se faisaient de plus en plus grandes (Leseman, '78).

La réforme permettait aussi de récupérer, d'intégrer des demandes pour plus de contrôle et de pouvoir, au niveau social et de santé, que véhiculaient certains mouvements sociaux (syndicats, gauche, cliniques populaires... ). Mais surtout, dans les faits, cette réforme devait permettre a de nouvelles couches technocratiques/professionnelles de la nation québécoise d'accéder a plus de pouvoir, et à travers une conception sociale-démocrate de l'Etat et de la société - établir sa légitimité, sa raison d'être a travers un réseau d'institutions et d'appareils (M. Renaud - 1978). Que ce soit par le biais de l'entreprise privée, des assurances (U.S.A.), ou par l'intervention de l'État, ce sont toutes les sociétés occidentales qui ont "démocratisé" l'accès aux services sociaux et de santé professionnels. Et cette démocratisation fut pour le premier et le plus grand bénéfice des professionnels et administrateurs. Avec Illich (1975) on peut en effet mettre en doute le bénéfice réel retiré par la population de tels développements.

Au développement de la "Némésis médicale", Illich oppose le pouvoir, la conscience du citoyen sur sa vie, son environnement, son travail ... Un pouvoir, d'ailleurs, que certains aspects de la réforme, en particulier le développement des C.L.S.C. avaient pour objectif de développer, de supporter.

Même en prêtant de telles intentions généreuses au réformateur (ce que contestent plusieurs analystes - Leseman '78, Vaillancourt '74 ... ), à l'analyse des résultats le pouvoir réellement obtenu par le citoyen s'avère avoir été bloqué par l'intérêt des "groupes intermédiaires", par la logique interne de la profession, de l'institution - par l'intérêt immédiat du politicien.

II Le C.L.S.C. Hochelaga-Maisonneuve et l'action communautaire

Au C.L.S.C. Hochelaga-Maisonneuve la « bataille » et le rapport de force pour le pouvoir, entre usagers-citoyens, professionnels et Etat, furent marqués de plusieurs épisodes, bien que cette bataille puisse apparaître à certains comme ayant été perdue, une fois pour toutes, il y a 7-8 ans: Alors que la participation de la population, et en particulier de tout un réseau d'organismes populaires du quartier, avait marqué les origines du C.L.S.C., l'engagement des employés, des professionnels qui arrivaient pour répondre aux besoins et appliquer les programmes amena la population à désinvestir, à cesser de participer. les permanents ont acquis presque toute l'influence sur l'orientation et la définition des programmes, par rapport aux bénévoles, à l'usager. Ce processus de désinvestissement s'est sans doute produit plus lentement à Hochelaga-Maisonneuve, étant donné qu'il était un des premiers à se mettre sur pied, et qu'à ce titre on a sans doute essayé plus longtemps de réaliser le rêve, l'idéal de participation. Mais dans tous les C.L.S.C., le même désinvestissement s'est produit (Godbout '83).

Une telle baisse de la participation a sans doute contribué à aiguiser la contradiction et les polémiques entre différentes factions de personnels et tendances professionnelles (traditionnelle/nouvelle, services VS éducation, curatif VS préventif... ) au point même de paralyser certains C.L.S.C. (dont Hochelaga-Maisonneuve) pendant certaines périodes. Ce qui n'était pas pour faciliter le retour de la participation populaire: A Hochelaga-Maisonneuve ces tensions dégénérèrent en conflit ouvert, au moment de la syndicalisation des employés. Ce qui devait amener plusieurs démissions, congédiements, réengagements (74 - "un C.L.S.C. pilote" - Claude Roy).

Ces conflits internes au C.L.S.C. étaient liés aux conflits qui traversaient toute la société: inflation, crise du pétrole, grèves secteur public, oppositions ouvertes des médecins de pratique privêe aux C.l.S.C ... Et ils prenaient sans doute une dimension plus politique du fait que le C.L.S.C. Hochelaga-Maisonneuve était "pilote" et que s'il acceptait telle structure, ou se syndicalisait rapidement, cela avait un impact possible sur l'ensemble des C.L.S.C.

Cette période, faut-il le rappeler, est une période de radicalisation dans le mouvement syndical et populaire: "l'État, rouage de notre exploitation", création de groupes de gauche ... de comptoirs, ADDS, garderies "de lutte de classe".

Cette radicalisation rendit sans doute encore plus virulente la confrontation avec les élites traditionnelles et religieuses, très présentes dans le quartier, dans les structures du C.L.S.C .. Ces élites voyaient les structures et services du C.L.S.C. comme l'extension de leurs propres pouvoirs et services, alors que d'autres (action communautaire, militants de gauche, réformistes) voyaient dans le mouvement populaire et certaines structures participatives - un contre pouvoir naissant.

En 1976, quand j'arrivai au C.L.S.C., le service d'action communautaire venait à peine de se remettre sur pied, et il était fort compréhensible, en regard des conflits qui avaient opposé l'élite traditionnelle au pouvoir au C.A. du C.L.S.C. et les tenants de l'action communautaire que l 'équipe veuille plutôt se laisser "définir par le milieu" et le mouvement populaire - plutôt que par les structures officielles.

Même en faisant abstraction des problèmes, soulevés par J. Godbout, d'une telle orientation, ce n'était pas si simple: le mi lieu "de gauche" nous voyait comme de droite et celui "de droite" nous voyait de gauche. Tous deux méfiants du danger que pouvait représenter le C.L.S.C. pour leur organisation, leur autonomie.

Pourtant la crise économique s'accentuait, et les groupes plus traditionnels, de service, se voient forcés de dénoncer la situation, en termes politiques, pendant que les groupes dits de conscientisation, de pression, sont pressés de s'impliquer dans la résolution immédiate des problèmes, forcés de mettre la main à la ("patch") pâte.

III La conjoncture actuelle

Plus que jamais la conjoncture exige que les force d'auto-organisation soient mobilisées. Ce qui a changé c'est la façon dont on conçoit que ces forces soient unifiées. Auparavant, il s'agissait de soutenir une bataille centrale, d'établir un "pattern", ou d'appuyer une avant-garde pour qu'ensuite se généralise l'acquis ainsi gagné.

Depuis les années '60, les différentes couches ou groupes de la population n'ont cessé de s'organiser, de se développer, se distinguer, à travers leurs organisations (travailleurs syndiqués, femmes, personnes âgées, jeunes ... ). Cependant, depuis quelques années, le groupe des inorganisés tend à croître - chômeurs, travailleurs non-syndiqués, travail au noir ... femme à la maison, retraités, plus vite que l'autre. Et je ne crois pas que la mobilisation des forces "auto-organisatrices" dans ce groupe des inorganisés se fasse simplement par le gonflement, le développement des groupes existants. Il faudra d'autres organisations, et d'autres façons de s'organiser.

Dans la conjoncture où la fin de l'État Providence et proclamée à grands coups de couteau, on s'évertue à promouvoir la responsabilité sociale des citoyens, l'engagement volontaire, le développement d'organisations autonomes.

Est-ce que cela ne ressemble pas un peu à « Débrouillez-vous avec ce que la crise a fait de vous, avec le poids de misère qu'elle vous amène »?

Mais cette nouvelle autonomie, cette « responsabilité du milieu », de la communauté, qu'on semble tout à coup redécouvrir, ne signifie pas automatiquement que l'ancien responsable peut se laver les mains et que peut disparaître, comme ça, celui qui était auparavant omniprésent et qui a marqué de sa domination, justement, cette capacité-responsabilité du milieu.

Non seulement faut-il reconnaître plus de responsabilité, plus d'autonomie et de pouvoir au citoyen, au milieu, mais encore faut-il accepter que ce pouvoir s'exerce, se confronte aux autres pouvoirs, professionnels, politiques, bureaucratiques ...

IV Pouvoirs de l'usager-citoyen à renforcer

Quand Godbout parle du pouvoir formel des usagers dans la structure légale du C.L.S.C., pouvoir qui a été négligé et empêché par les professionnels, même ceux d'action communautaire il est vrai, et qu'il passe sous silence, pour la clarté de son exposé, les formes d'organisation autonome et de pouvoir des usagers-citoyens auxquelles se consacraient particulièrement les intervenants communautaires pendant la même période, il décrit une mécanique, celle d'une société démocratique idéale; alors que nous travaillons dans la réalité, celle ou tout le pouvoir du citoyen ne passe pas, ni ne peut passer par le chas de la représentation politique. Pour la clarté de mon exposé, j'ai plutôt distingué 3 niveaux de pouvoir - le formel - le militant - l'informel.

A) Le pouvoir formel de l'usager, je reprends l'expression de Godbout, par rapport au C.L.S.C., c'est celui de la représentation, légalement sanctionnée, au Conseil d'administration. Mais c'est aussi, de façon plus indirecte mais tout aussi formelle, le pouvoir rattaché à la représentation politique, aux différents paliers d'élection et de gouvernement. Il faut relier ces différents niveaux de représentation parce que ce qui se trame et se bataille au C.A. d'un C.L.S.C. est traversé par les enjeux, les orientations des autres paliers politiques. Et puis pourquoi faudrait-il soutenir le réinvestissement de l'usager citoyen à ce niveau de pouvoir, si c'est pour qu'il serve de « rubber stamp » aux programmes provinciaux, plutôt qu'il cherche à répondre aux besoins réels du milieu.

Même s'il faut pour cela, particulièrement dans un quartier populaire, poursuivre la critique et la transformation des professionnels, s'opposer à des politiques générales et mobiliser ses concitoyens.

B) Le pouvoir que j'ai qualifié de militant c'est celui dont se dotent collectivement les citoyens-usagers, dans des organisations de service, de pression, de loisir... C'est celui qu'on associe le plus souvent à l'action communautaire. Si ce pouvoir n'a pas le poids que confère au pouvoir formel la sanction légale, il demeure souvent le moyen principal pour le citoyen-usager d'avoir quelqu'influence sur le pouvoir formel, tout en lui permettant d'enrichir immédiatement sa qualité de vie. Pour l'action communautaire ce pouvoir militant demeurera sans doute encore le premier moyen de communication, de mobilisation, et d'amélioration des conditions de vie pour de larges fractions de la population.

C) L'autre niveau de pouvoir de l'usager-citoyen, le niveau informel, ne passe pas par la représentation, il est immédiat. C'est l'auto-organisation de la famille, restreinte ou élargie, du réseau d'amis ou de voisins.

Le défi à ce niveau pour l'organisation communautaire n'est pas de harnacher le citoyen à l'appareil, ni de l'enrôler dans tel ou tel groupe autonome. Mais de reconnaître le pouvoir de ce citoyen, et de respecter l'utilisation qu'il en fait, sa stratégie d'existence; conditions préalables au développement de toute relation de partnership, d'alliance avec lui.

On trouve ici l'autre face de la contradiction usager/appareil, gouverné/gouvernant: plus l'appareil, la profession, l'entreprise prend de pouvoir et de place, plus le citoyen se réfugie dans son individualité, sa vie privée, refusant la responsabilité sociale dans des secteurs si bien organisés, si chromés.

Pour certains citoyens, même les groupes populaires, de pression ou de services, sont perçus soit comme des appareils miniatures, fonctionnant a la même logique professionnelle, soit comme des oppositions extra-parlementaires qui légitiment le parlementarisme et participent a la même logique politique. Logiques, politique ou professionnelle, desquelles se sent exclu le citoyen-usager dit « ordinaire ».

Ce pouvoir, qu'on pourrait appeler vernaculaire a la suite de la derniêre étude de I. Illich, on pourrait aussi l'appeler l'entropie de la société, le poids de l'inorganisé, du non-dit, non représenté. Ce pouvoir n'en est pas un pour certains mais seulement une inertie, une apathie, une aliénation....

Pourtant il recèle des ressources insoupçonnées, incomensurables. Bien timidement certaines explorations de ce monde, ce pouvoir ont été réalisées - L'intervention de réseau, les réseaux d'aidants naturels ont mis en valeur, dans la mesure où ils l'ont reconnu et respecté, une partie du potentiel de ce niveau de pouvoir.

Ce ne sont pas les seules approches qui ont été développées sur ce terrain: la pénétration des appareils idéologiques, de la culture, de l'industrie du loisir jusque dans les replis les plus intimes du quotidien, a été souvent prise comme mesure de l'aliénation grandissante du citoyen, de sa perte d'autonomie, de pouvoir. Mais très peu de ces analyses mettent en lumière le développement de résistances et la récupération par le pouvoir vernaculaire de certaines interventions des appareils. Très peu se donnent les moyens de mesurer, d'identifier, de rejoindre le pouvoir résiduel, non aliéné mais non-intégré non plus à l'un ou l'autre appareil.

En fait, bien peu d'approches n'ont pas pour but d'intégrer le citoyen, comme votant ou usager, comme participant ou consommateur .

Et il est bien des conjonctures où le pouvoir des appareils (politique, économique, idéologique quand ce n'est pas militaire/judiciaire) domine à tel point qu'on peut penser qu'il n'yen a pas d'autres.

Dans certaines conjonctures le pouvoir que j'ai appelé militant, celui des mouvements sociaux, des organisations autonomes, peut confronter et même changer le pouvoir des appareils. Mais le pouvoir militant ressemble vite à celui des appareils, en plus petit... et dans certaines conjonctures, où l'on voit chuter, ou plafonner le pouvoir militant, mais se maintenir la contestation (même par inertie) du pouvoir des appareils, il est bien aisé de reconnaître alors la place du pouvoir vernaculaire, celui duquel originent, d'ailleurs, les 2 autres.

Notre rôle,à l'action communautaire, de facilitateur du pouvoir de l'usager-citoyen, devrait envisager tous les niveaux de ce pouvoir, et non se concentrer sur un seul. Les divergences idéologiques et politiques entre tendances différentes d'action communautaire ne s'applanieront pas pour autant. C'est pas plus facile de faire consensus autour d'un mélange de 3 ingrédients, que de faire un choix consensuel de l'un d'entre eux, au contraire. Mais on a beaucoup plus de chance d'arriver à une recette valable !

Conclusion

En guise de conclusion, et de perspectives, je n'ai pas de nouveau modèle d'action communautaire qui viendrait résoudre tous nos problèmes. J'ai trop de respect pour les acquis et les approches différentes qui ont été développés au cours des dix dernières années par des intervenants de formations diverses, dans des dynamiques sociales particulières. Cependant j'ai aussi un respect grandissant pour le simple-citoyen, pas le plus conscient, ni le plus engagé ni non plus le plus mal pris, mais M. et Mme Tremblay, de la rue Lacasse. Et dans le contexte où l'on clame la responsabilité sociale nouvelle de Mme Tremblay, face à son vieux malade, son p'tit dernier qui prend du retard à l'école, ou sa voisine qui a peur des voleurs ... dans ce contexte il faudra beaucoup de respect, d'intervention de réseau, de travail de rue, et d'action communautaire pour que cette nouvelle responsabilité du citoyen, ce bénévolat nouvelle vague ne soient pas simplement annexés, comme complément de l'action professionnelle. Car ni l'archipel des pouvoirs politiques et professionnels, ni la presqu'île du pouvoir militant-populaire ne peuvent se vanter de représenter, et encore moins mobiliser tout le continent vernaculaire.

BIBLIOGRAPHIE

Jean-Pierre Bélanger: Le devenir des C.L.S.C. et la fin de l'Etat providence, par la Fédération des C.L.S.C ..

Jacques Godbout: La participation contre la démocratie, Edition St-Martin.

I. Illich: La némésis médicale, édition du Seuil, 1975. Le genre vernaculaire, édition du Seuil, 1983.

F. Leseman: Revue Internationale d'action communautaire (RIAC) 39-40, « L 'Etat des monopoles et ses politiques communautaires ».

D. Pancoast: Natural Helping Networks, N.A.S.W .. M. Renaud: RIAC # 39-40, "Québec New Middle class in search for Social Hegemony".

C. Roy: Le C.L.S.C. Hochelaga-Maisonneuve, un projet pilote, 1974.