lectures récentes, à venir

Cette dernière lecture m’a été, comme souvent, suggérée par Olivier de chez Gallimard à Montréal. Un philosophe britannique d’origine polonaise que je ne connaissais pas : Zygmunt Bauman. Achevée juste avant son décès, cette courte1213 petites pages monographie, Retrotopia, trace un bilan philosophique et sociologique des régressions récentes. Les quatre principaux chapitres parlent de retours : Retour à Hobbes ?Retour aux tribusRetour aux inégalitésRetour à l’utérus. Malgré tout ce n’est pas un livre pessimiste même si sa dernière phrase pourrait le donner à penser :

Nous – habitants humains de la Terre – nous retrouvons aujourd’hui, et comme jamais, dans une situation parfaitement claire, où il s’agit de choisir entre deux choses : la coopération à l’échelle de la planète, ou les fosses communes.

Le dernier numéro de la revue Jacobin2qui se définit comme « une voix dominante de la gauche américaine, offrant des perspectives socialistes sur la politique, l’économie et la culture » consacrait un dossier sur la religion. J’étais curieux de voir le traitement qu’allait faire de cette question une revue se voulant « radicale ». Je n’ai pas été déçu ! De la militance chrétienne socialiste à une histoire des tentatives soviétiques pour remplacer la religion, l’impact de la Réforme sur la culture politique européenne… quelques pages sur la place des églises polonaises, comme expressions de la créativité des communautés locales… le prophète syndicaliste-socialiste irlandais Jim Larkin… l’histoire des Mormons socialiste de l’Utah au XIXe siècle… et une revue de l’évolution récente des religions dans le monde.

J’ai poursuivi ma recherche sur l’écologie sociale et la décroissance avec ces deux livres : Comment bifurquer, les principes de la planification écologique et Having Too Much, Philosophical Essays on Limitarianism. Le premier faisait l’objet de recensions dans Le vent se lève et dans Le journal des alternatives. Critique du capitalisme vert et appel à un retour de la planification, augmentée des nouvelles capacités numériques, auxquelles nous devrons consacrer de nouvelles institutions politiques. Je reviendrai sur ce livre de Cédric Durand et Razmig Keucheyan, quand je l’aurai lu !

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Notes

  • 1
    213 petites pages
  • 2
    qui se définit comme « une voix dominante de la gauche américaine, offrant des perspectives socialistes sur la politique, l’économie et la culture »

matières spirituelles

Noël sans messe de minuit, sans avalanche de cadeaux à donner aux enfants et petit-enfants, sans les excès de table et de boisson… Que reste-t-il ?


Je me disais que la lecture de cette « théologie politique de l’anthropocène« , titrée Composer un monde en commun par l’ex-financier devenu jésuite, Gaël Giraud, pourrait peut-être redonner un peu de sens à la pâle aura de religiosité qui vit encore sous les décombres de notre société de consommation.

Sachant que je serais saturé de citations bibliques et de références à l’Esprit, je me disais que la lecture de « L’instinct de conscienceComment le cerveau fabrique l’esprit« , de Michael Gazzaniga serait un bon pendant matérialiste.

C’est ce que j’ai fait au cours des derniers jours. Mais je n’essaierai pas ici de résumer les 850 pages de Giraud, ni les 300 de Gazzaniga ! Seulement tenter de répondre humblement à la question : Qu’est-ce que j’en retiens ? Qu’est-ce qui m’a frappé ?

Gaël Giraud est un auteur dont j’ai parlé ici à quelques reprises. Ses écrits et conférences étant habituellement très accessibles, j’ai été surpris par le caractère érudit, le nombre élevé de ces théologèmes (devrais-je dire théologismes ?) qui permettent sans doute d’inscrire cette recherche dans la longue, très longue histoire des travaux théologiques mais en alourdissent grandement la lecture par le « commun » des mortels !

J’ai été intrigué d’abord, mais finalement conquis par cette lecture de Luc et des Actes des apôtres, en particulier des épisodes relatant l’Ascension et la Pentecôte. Le premier événement rendu, interprété par Gaël comme christologie du « trône vide », laissant place à l’autonomie et la liberté humaine; le second, la Pentecôte, quand à elle interprétée comme présence de ce qu’on pourrait appeler un « esprit du (ou des) commun(s) ». Un esprit, une culture des communs qui peut, selon Giraud, être nourri, inspiré par l’Esprit saint, accompagnant les humains dans leurs relations avec les autres, humains et non-humains.

L’appropriation privée du monde poussée à l’extrême par le capitalisme globalisé répond mal, très mal aux besoins croissants de protection de notre espace commun, de ces ressources et équilibres sans lesquels nous, les humains, mais aussi beaucoup d’autres espèces vivantes et magnifiques ne pouvons vivre sur cette terre. Cette gestion en commun des ressources et droits d’usage que nous empruntons (plutôt que nous leur léguons) aux générations futures d’humains et de non-humains… est-ce que la Foi ou l’Esprit en favorisent l’émergence ou la mise en pratique ?

Si on admettra sans difficulté que la culture catholique dans une société comme le Québec a longtemps sévi comme endoctrinement et répression sexuelle (favorisant sans doute certaines déviations) ce serait une erreur de réduire l’influence de la religion à ça ! Je suis assez vieux pour avoir vu à l’oeuvre ces frères et soeurs, qui étaient (ou avaient été) membres de congrégations religieuses, qui agissaient avec générosité, accueil, confiance en l’humanité dans les réseaux et organisations communautaires. Était-ce l’oeuvre de l’Esprit ou seulement l’effet d’une éducation catholique renforcée par la pratique de congrégations disciplinées ? Toujours est-il que l’action, l’impact de ces femmes et ces hommes, avec ou sans soutanes, faisait du bien autour d’eux. En particulier auprès des délaissés, oubliés ou malades. Une action menée avec humilité, simplicité dans un style de vie qui n’est pas axé vers l’enrichissement personnel. Un style qui, à l’époque, pouvait inspirer confiance et confidences.

Les congrégations sont aujourd’hui presque disparues mais les hommes et femmes de bonne volonté existent encore. Certains de leurs principes tel la « Règle d’or »1Tu ne feras pas à ton prochain ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse… ou plus positivement Tu le traiteras comme tu souhaiterais être traité) ou d’autres leçons tirées des saintes paraboles mériteraient d’être relues et méditées… chaque dimanche matin ! Mais c’est sans doute dans l’action, dans la vie de chaque jour que de tels principes doivent être vécus plutôt que seulement lus et relus.

Tant de choses encore à faire, inventer, discuter, négocier, établir…

*

L’esprit, la conscience dont parle Gazzaniga n’est pas de même nature que celui de Giraud. En faisant le résumé de la recherche actuelle sur le fonctionnement du cerveau Gazzaniga donne une solide argumentation en faveur de la conscience animale. La conscience de soi, dans son environnement, la perception et l’interprétation des intentions de l’autre ne sont pas des aptitudes uniques aux humains. L’exceptionnalité des humains dans le monde animal est de plus en plus ténue, diaphane. Ce qui faisait de l’humanité le joyau de la Création, l’aboutissement de la flèche du progrès… risque d’apparaître aujourd’hui comme une excroissance un peu maladive, une expérimentation des formes de vie et d’intelligence qui a donné lieu à un cancer de la biosphère.2Ici c’est moi, et non Gazza qui parle !

Les capacités d’imagination, de mémoire, de symbolisation développées par Homo l’ont été sur une longue période, de quelques centaines de milliers d’années. Ces capacités ont été multipliées de manière exponentielles avec l’invention relativement récente de l’écriture (du calcul et de l’architecture).

Alors que les humains apprenaient à prévoir le retour du printemps et de la lumière, ou celui des troupeaux ou des saumons… en regardant les étoiles et en comptant les jours; ils inventaient des histoires et des mythes pour mettre de l’ordre, et mémoriser ces savoirs. À propos de l’origine du monde, ou des puissances incommensurables de la mer ou du soleil, de la terre et des étoiles. Des savoirs aussi tirés de nos échanges millénaires avec d’autres habitants de nos écosystèmes : l’ours, le buffle, le jaguar, le blé ou le riz.

La connaissance et les croyances sur le monde furent inscrites, traduites dans la matière, la pierre d’édifices parfois grandioses qui témoignaient de la puissance de ces capacités symboliques maintenant structurées et cumulées grâce à l’écrit, depuis 10 000 ans, ce qui est peu à l’échèle de l’humanité.

Si on prend au sérieux l’hypothèse de Gazzaniga d’une conscience aussi répandue que le vivant lui-même —
Ne pourrait-on prendre aussi au sérieux le dialogue qui pouvait s’établir entre les espèces (humaine et autres qu’humaine) notamment à travers les rêves ou encore les transes chamaniques ? (Nastassja Martin, À l’Est des rêves – Réponses Even aux crises systémiques)
Mais pour entendre ce que la forêt a à nous dire il faut commencer par l’écouter et pour cela il faut croire, savoir qu’elle peut le faire, nous dire quelque chose de sensé.

À ne concevoir nos forêts qu’en stères de bois couché, c’est sûr qu’on n’entendra pas grand chose.

Je me permet de terminer sur cette citation de Rémi Savard, les dernières phrases de Cosmologie algonquienne : échos eurasiens, qui concluait La forêt vive, récits fondateurs du peuple innu. Boréal, 2004 3Si Boréal avait respecté les vœux de l’auteur vous auriez pu le lire in extenso grâce au travail des Classiques des sciences sociales. Seules l’intro et la table des matières sont accessibles…

Sans pour autant nier les avancées dont nos sociétés peuvent à juste titre s’enorgueillir et dont d’autres n’ont pas manqué de profiter, qui peut affirmer que, pour sortir de certaines impasses dans lesquelles nous sommes présentement coincés, nous n’aurons jamais à revenir à des façons de penser et de faire ayant été prématurément rangées au sous-sol de nos musées, alors que d’autres sociétés auraient continué à les développer? Les propos suivants qu’écrivait l’anthropologue Michel de Certeau, il y a plus d’un quart de siècle, n’ont rien perdu de leur pertinence: «  tout se passe comme si les chances d’un renouveau socio-politique apparaissait aux sociétés occidentales sur leurs bords, là où elles ont été les plus dominatrices. De ce qu’elles ont méprisé, combattu et cru soumettre, reviennent des alternatives politiques et des modèles sociaux qui, peut être, vont seuls permettre de corriger l’accélération et la reproduction massives des effets totalitaires et nivelateurs générés par les structures du pouvoir et de la technologie en Occident» (La culture au pluriel, M. de Certeau, 1974).

Bon, l’expression « effet totalitaire et nivelateur », avec bientôt 50 ans de recul, serait sans doute remplacée aujourd’hui. Par ? Extractivisme néo-colonial ?

Je vous souhaite à tous, malgré tout ou peut-être grâce à tout !, une heureuse fin d’année 2022 !


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Notes

  • 1
    Tu ne feras pas à ton prochain ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse… ou plus positivement Tu le traiteras comme tu souhaiterais être traité)
  • 2
    Ici c’est moi, et non Gazza qui parle !
  • 3
    Si Boréal avait respecté les vœux de l’auteur vous auriez pu le lire in extenso grâce au travail des Classiques des sciences sociales. Seules l’intro et la table des matières sont accessibles…

regarder devant, hier en tête

Deux mois que je n’ai rien écrit sur ce carnet. J’ai bien dû commencer 2 ou 3 billets dont un particulièrement développé sur ce que j’ai retenu du dernier livre de David Graeber (The Dawn of Everything – Au commencement était), mais comme je n’ai pas encore fini de lire la version française (après avoir lu l’original en anglais), je dois remettre à plus tard mon commentaire sur ce livre important en anthropologie et préhistoire.

Je voudrais remercier certains auteurs qui m’ont stimulé ou questionné au cours de l’année et dont j’ai pu, ou pas, vous parler ici dans l’un ou l’autre des 18 billets publiés en 2021 sur Gilles en vrac…

Il faut parfois du courage pour écrire un livre. Un livre inscrit dans la conjoncture comme le fut celui de Daniel Sanger (Sauver la ville) qui portait sur l’histoire du parti Projet Montréal, et le déroulement de son premier mandat dont il pouvait témoigner en tant qu’employé de l’appareil politique de Projet Montréal depuis l’élection de Luc Ferrandez à la mairie du Plateau Mont-Royal. À la sortie de son livre, au début de la campagne électorale, alors que les sondages donnaient le candidat Coderre en avance sur la mairesse Plante, la franchise et la transparence de Sanger n’ont pas dû plaire à tout le monde ! Maintenant que madame Plante a été réélue, on peut penser que son pari n’a pas été vain et qu’il a pu contribuer à construire l’image d’un parti sain et ouvert. Reste à voir si un autre Sanger saura faire la chronique interne de ce deuxième mandat !

A l’aventure autour du monde avec Taras Grescoe, dont j’avais commencé l’avant-dernier livre, paru en traduction française en 2019 (Shanghai, la magnifique) qui fait la chronique des années 30 dans la ville de Shanghai à travers les yeux d’une écrivaine journaliste qui y a réellement vécu (Emily Hahn). Un style « docu-fiction » qu’il a repris dans son dernier livre, Possess the Air, où il retrace les années 20 et 30 d’une Rome sous Mussolini. À travers les témoignages de divers artistes, écrivains ou citoyens qu’il rassemble en une trame narrative bien vivante. Je n’avais pas terminé la lecture de Shanghai, la magnifiqueque je plongeais dans un autre de ses livres : Straphanger, une suite de reportages dans une quinzaine de villes à l’échelle internationale sur les enjeux du transport en commun. Ce document paru en 2012 aurait bien mérité une traduction française ! Mais après dix ans, cela devient improbable sans une mise à jour… qui pourrait être minimale car les leçons à tirer de l’histoire resteront les mêmes !

Quand je regarde le parcours de la dernière année, il me semble qu’une tendance, une impression se dégage : l’écoute de la « nature », la reconnaissance de sa diversité, de son intelligence. Suzanne Simard et sa démonstration du rôle des arbres-mères dans les forêts canadiennes. Anna L. Tsing, avec Friction, nous fait pénétrer la culture des Dayacs, sur l’île de Bornéo, et la relation de symbiose et de bénéfices mutuels que ces aborigènes ont développée avec les êtres des forêts. En même temps que je lisais Simard et Tsing, je me suis passionné pour l’identification des espèces qui fleurissent chaque année derrière chez moi dans une riche petite fiche. Avec quelques voisins on s’est même pris à rêver que certaines espèces et spécimens pourraient être protégés, encouragés afin de maximiser la captation de carbone et les abris d’oiseaux… mais les proprios ont tout rasé, comme à leur habitude, au mois d’août. Malgré une offre de collaboration faite aux propriétaires du terrain. Il est possible que la règlementation municipale concernant de tels terrains explique un tel comportement… Mais il est aussi possible que ce soit la manière la moins onéreuse, la plus expéditive de ne pas construire un terrain. 

L’ignorance de la nature, son exploitation, sa réduction à l’état de ressource, d’espace à occuper, à consommer… marquent notre prétention comme espèce à dominer la planète avec autant d’intelligence qu’un troupeau de cerfs sur une île aux thuyas. 

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empreinte et désirs

Réduire notre empreinte écologique, parce que la planète n’en peut plus. Parce que la planète c’est plus que des champs de maïs, de soya et des pâturages.
Mais pour réduire notre empreinte, il faut commencer par le vouloir ! À moins, bien sûr qu’on compte sur les prochaines crises pour nous forcer la main…
On pourrait commencer par cesser de titiller les désirs de chacun par la publicité. Comme disait Francis Vailles dans Nos cigarettes du XXIe siècle | La Presse :

Permettra-t-on encore longtemps aux constructeurs automobiles, qui font vivre les pétrolières, de vanter les vertus de leurs VUS polluants dans des publicités, les associant à montagnes et forêts, quand on sait les ravages des GES ?

Vous êtes pas tannés de voir des publicités de VUS quatre fois l’heure interrompre les bulletins de nouvelles ? Ou même les émissions consacrées à l’état déplorable de la planète ? Et si on commençait par interdire ces publicités insensées !

Ce ne sont pas que les automobiles qui pèsent dans notre bilan environnemental. Tous ces objets qui « coutent moins cher à remplacer qu’à réparer »… Hubert Guillaud, dans son Sans transition : de nos vies avec et dans les machines du quotidien | InternetActu.net :

[C’est] à partir des années 1990 que la délocalisation achève la réparabilité : désormais, remplacer un produit est moins cher que le réparer. (…)
Les appareils se dupliquent plutôt qu’ils ne s’économisent… Nous démultiplions chez nous les écrans comme nos machines à café. Nous démultiplions l’adoption d’appareils sans abandonner les précédents. (…)
Nous nous sommes fondus, identifiés à nos bardas d’objets essentiels et inutiles que la mondialisation et l’industrialisation ont rendus si facilement accessibles à tous. Perclus de confort, nous regardons encore devant nous pour nous demander… : pour combien de temps ?

Et cette pression sur l’environnement ne met pas seulement en danger notre confort. Dans les « zones frontières » du capitalisme, ce sont des cultures millénaires et une connaissance fine des fruits et équilibres de ces milieux de vie qui sont éradiqués pour faire place aux productions industrielles. Grâce à ses recherches sur le terrain étalées sur plus de 20 ans (1980-2004), et son approche à la fois anthropologique, philosophique et politique, Anna Lowenhaupt TSING nous fait vivre les tragédies, les drames et les espoirs de la vie dans les montagnes du Kalimantan du sud, sur l’île de Bornéo, en Indonésie. De Sukarno à Suharto, et son Ordre nouveau, l’Indonésie s’est de plus en plus intégrée au marché global (du contre-plaqué, d’abord, puis aujourd’hui, de la production d’huile de palme…). On a beaucoup entendu parler de la disparition des orang-outans que la culture des palmiers à huile déplace, mais qu’en est-il des populations humaines vivant dans les mêmes forêts ?

« Rendues possibles par la militarisation du tiers-monde en pleine guerre froide et la puissance grandissante des entreprises transnationales, les zones-frontières de ressources se développent là où les entrepreneurs et les militaires sont en mesure de défaire les liens entre la nature et les écologies et modes de subsistance locaux, « libérant » ainsi des ressources naturelles que bureaucrates et généraux offriront comme matière première aux entreprises. »
Cela au détriment des « Dayaks meratus, qui y vivent depuis des temps anciens et dont les moyens de subsistance dépendent des cultures itinérantes et de la cueillette en forêt. »
« La zone-frontière se fait sur le terrain instable entre légalité et illégalité, propriété publique et privée, viol brutal et charisme passionné, collaboration ethnique et hostilité, violence et loi, restauration et extermination. » (Friction, de Anna L. Tsing)

La culture du palmier, pour son huile, est responsable de la destruction des forêts de Bornéo. Voir le site : nopalm.org
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société civile, espace public et… champignons

« La solution n’est pas d’inventer une nouvelle institution alors que les institutions se sont vidées depuis longtemps faute de société civile active »

Bruno Latour

Cette affirmation de Latour, dans le cadre d’une entrevue du magazine Reporterre, aura été l’impétusqu’il me fallait pour commencer ce billet. Cette affirmation et quelques autres du même genre : « [L]ʼÉtat aujourd’hui est totalement incapable d’anticiper ce quʼil faut faire pour passer du système de production visant le développement à lʼinfini, à un système qui suppose de pouvoir durer sur un territoire viable. » Ou celle-ci, encore plus forte : « [S]avoir si l’on va pouvoir se servir de la crise pour que la société civile s’empare de la situation et plus tard parvienne à «recharger»l’État avec ses nouvelles tâches et de nouvelles pratiques ».

Le phénomène des gilets jaunes en France est le prétexte de l’entrevue, fil jaune qui oriente les questions de l’interviewer alors que les réponses de Latour débordent largement ce phénomène pour poser la question de l’atterrissage de l’humanité, le retour sur terre des humains qui s’étaient envolés grâce à un mode de production insoutenable. (Voir Où atterrir ?) C’est moins à Mai 68 qu’il faut comparer les gilets jaunes qu’aux « cahiers de doléances » du mois d’août 1789. Les protestataires d’aujourd’hui devraient s’inspirer de ces cahiers, dit-il, (voir en annexe de l’article  les cahiers de Niort et de Travers), pour formuler des revendications qui soient moins générales que « faisons payer les riches » et une position qui soit moins attentiste à l’endroit de l’État.

J’ai aussi ce sentiment, devant l’urgence et l’ampleur de la Transition nécessaire, que la solution ne peut venir d’en haut. Non pas qu’il ne faudra pas en venir à un plan, à des programmes établis et financés… mais parce que ce plan exigera de chacun de tels engagements et changements qu’il serait contreproductif de vouloir les imposer du dehors ou d’en haut. Il faudra que ces changements viennent du dedans. Ou des voisins, des pairs… de là l’importance de cette société civile, et des organisations de la société civile (OSC). Comme disait Latour :

La transformation de la société, de son infrastructure matérielle, est une entreprise tellement colossale que ce n’est pas quelque chose à demander à l’État, ou au président.

Cependant, valoriser la société civile à l’encontre ou en dénigrant les pouvoirs publics, IMG_0804.png
c’est une orientation, un point de vue déjà présent chez Hayek, le maître à penser de nos gouvernements néolibéraux depuis 35-40 ans. Jean-Louis Laville le rappelle bien dans Civil Society, the Third Sector and Social Enterprise : Governance and Democracy (1) (pages 146-149, 160) et dans Associations et Action publique (2) (pages 551-557, 582, 600). Hayek préfère les mécanismes du marché, de l’agrégation des choix individuels aux mécanismes de la délibération et de l’action collective. Il met en valeur les OSC parce que ça coute moins cher, c’est plus souple, et qu’on les contrôle plus facilement que des programmes et institutions publiques. Laville et Salmon, en s’appuyant sur Habermas, Ostrom, Polanyi et Mauss, montrent que ces OSC peuvent se définir autrement que comme de simples producteurs de services moins chers, et plutôt comme des participantsà la création d’espaces publics, capables d’une action publique qui déborde les formes traditionnelles de l’action politique.

Espace public et économie

Nancy Frasercritique Habermas quand il rejette l’économie hors de la sphère publique. « La rhétorique de l’économie privée exclut certains sujets et intérêts du débat public en les plaçant dans une logique économiste, en considérant qu’ils sont déterminés par les impératifs impersonnels du marché ou qu’ils relèvent des prérogatives de la propriété “privée”, ou encore qu’ils constituent des problèmes techniques pour les managers et les planificateurs. » (3) Toujours citée par Laville (2), Fraser montre le « caractère inadmissible, du point de vue féministe, de la position habermassienne rapportant l’économie et l’État aux systèmes, l’espace public et la famille aux mondes vécus. » (4).

« [P]ar rapport à Habermas qui s’insurge contre la technicisation des débats économiques les soustrayant à la discussion publique, Fraser (5) fait un pas de plus en identifiant la portée des formes économiques alternatives. Comme elle le note ‘ leur mise en débat dans l’espace public n’est pas séparée de ces pratiques mises en œuvre par les personnes concernées. Des activités sont organisées autour de biens communs comme l’eau, la santé sans qu’elles soient dissociables des espaces publics où elles sont abordées ‘. » (Association et Action publique, p. 597).

Il faut inclure l’économie dans l’espace public, non pas l’économie de marché (ou pas seulement) mais l’économie substantive, cette « autre acception de l’économie, qui insiste sur les interdépendances entre les êtres humains et avec les milieux naturels. Cette seconde définition substantive repose sur une anthropologie économique, qui fait alors apparaître des principes de comportements différents du marché, la redistribution où une autorité centrale a la responsabilité de répartir les richesses, la réciprocité qui correspond à la relation établie entre des groupes ou des personnes grâce à des prestations prenant sens par le lien social dont elles attestent, l’administration domestique structurant la production et le partage en vue de la satisfaction des besoins des membres de la famille. » (6)

Cette inclusion, ce réencastrement de l’économie dans la société prend une nouvelle dimension lorsqu’on veut tenir compte non seulement des besoins humains mais aussi des équilibres et besoins d’autres espèces vivantes et ressources de nos environnements. Latour, dans l’entrevue déjà citée : « Il faut refaire maintenant, avec la question écologique, le même travail de réinscription dans les liens et les attachements que le marxisme a fait à partir de la fin du XIXe siècle. Sachant que les êtres auxquels on est relié pour subsister, ce ne sont plus les êtres dans la chaîne de production ou dans les mines de charbon, mais tous les êtres anciennement « de la nature ». Et que c’est beaucoup plus compliqué, et donc, c’est mon argument, beaucoup plus nécessaire. »

Anthropologie et champignons

MatsutakeC’est à une telle lecture des attachements et liens interespèces, associée à une approche d’anthropologie économique que Anna Tsing se livre avec Le champignon de la fin du monde(7). Et, non, il ne s’agit pas du champignon atomique.

Il s’agit des champignons matsutake, qui ont la particularité de pousser sur les ruines, dans les forêts détruites. Aussi, l’auteure ira à la rencontre des cueilleurs de l’Oregon, vétérans des guerres américaines ou immigrants sans-papiers, qui vendent chaque soir les fruits de leur cueillette. Sur les ruines des forêts de grands pins Ponderosa, elle étudie comment sont organisés, souvent sur des bases ethniques et culturelles, les échanges d’un produit de luxe, le matsutake, qui se retrouvera finalement dans les épiceries fines japonaises. Son enquête l’amènera en Finlande, au Japon, en Chine, où l’on retrouve chaque fois la destruction d’une ancienne forêt et les conditions précaires de cueilleurs à la recherche d’un champignon qui pousse en relation symbiotique avec les premiers arbres (pins, le plus souvent) qui repoussent sur les ruines. C’est une saga interespèces où s’insèrent une leçon d’économie politique sur la chaine d’approvisionnement dans différents pays et une introduction à la mycologie où sont exposées les relations interrègnes de dépendance entre le monde végétal et celui des champignons.

 

En conclusion : s’il faut inclure l’économie dans nos débats et concertations, dans nos espaces publics, il faut la saisir dans toutes ses formes (marché, redistribution-services publics, réciprocité-coopération, domestique). La réintégration devenue nécessaire des « externalités » (pollutions, rejets divers, effets sur la nature et la société) dans le calcul des coûts-bénéfices ne pourra se résoudre que par la délibération des parties prenantes. Mais comment tenir compte, faire participer les espèces non-humaines à ces délibérations autour de communs à préserver ? C’est à une question semblable que Lionel Maurel tente de répondre dans une série d’articles sur son blogue S.I.Lex :

Bonne lecture !


(1) Jean-Louis Laville, Dennis Young, et Philippe Eynaud, éditeurs, Civil Society, the Third Sector and Social Enterprise : Governance and Democracy, Routledge, 2015
(2) Jean-Louis Laville et Anne Salmon, dir, Associations et Action publique, Desclée de Brouwer, 2015
(3) Nancy Fraser, Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et distribution, Paris, La Découverte, 2005
(4) Nancy Fraser, Le féminisme en mouvements. Des années 1960 à l’ère néo-libérale, Paris, La Découverte, 2013
(5) Madeleine HersentJean-Louis Laville et Magali Saussey, entretien avec Nancy Fraser, Revue française de socio-économie, n ° 15, 2015
(6) Jean-Louis Laville, Pleyers, Bucolo, Coraggio, dir., Mouvements sociaux et économie solidaire, page 10, 2017
(7) Anna Lowenhaupt Tsing , Le champignon de la fin du monde, 2017

 

Articles suggérés : 

 

Modes d’existence : l’enquête

Un ambitieux projet que celui de Latour, qui a voulu associer ses lecteurs dans un processus d’écriture et de poursuite de la recherche amorcée par son Enquête sur les modes d’existence : une anthropologie des modernes.

Cela donne le site AIME. Un espace où les lecteurs peuvent ajouter des commentaires, des textes…

Je croyais avoir parlé de ce texte ici, mais ne trouve aucune référence. Seulement les citations extraites d’un livre précédent Changer la société, refaire la sociologie, une introduction à la théorie de l’acteur-réseau.

Si la société « moderne » ne peut plus s’imposer comme étant le modèle à suivre — ce serait même le contraire — elle ne peut non plus s’extraire de la solution à trouver. Il y a quand même quelque chose à « sauver » dans cette modernité, quelque chose à marier avec les autres modes d’existence (Comment composer un monde commun ?) que Latour approche avec une méthode issue de la sociologie des sciences et de l’anthropologie.

Un projet à suivre…

Ne vous laissez pas rebuter par une certaine prépondérance de l’anglais (notamment le titre qui demeure en anglais, même quand on passe à la version française du site… ou le fait que le site ne détecte pas l’interface de préférence du visiteur…). 

grosse tête, petit coeur

Une expérience avec des poissons de l’espèce Guppy (Poecilia reticulata) met en lumière le prix à payer pour avoir la grosse tête : de plus petits intestins (et une moins grande capacité reproductive). Ce qui pourrait donner du poids à l’hypothèse de la maitrise du feu comme moment clé de l’émergence de homo sapiens : cuire la nourriture augmente sensiblement l’apport nutritionnel pour un même « travail intestinal ».

Parlant d’évolution, il semble que l’homme avait une aussi « grosse tête » il y a 200 000 ans qu’aujourd’hui. Il était seulement confronté à d’autres défis.

Reste à voir ce qu’il fera pour affronter les défis d’aujourd’hui : diffuser de l’acide sulfurique dans la stratosphère ou soigner notre dépendance à la croissance ?

repas de Noël avec les Bochimans

Je résume ici (en français) une belle histoire contée par l’anthropologue Richard B. Lee — suivie de quelques réflexions et citations sur le sens anthropologique de ce temps des fêtes de fin (début) d’année. 

Il y avait encore, il y a cinquante ans, quelques tribus San (des bushmen, chasseur-cueilleurs) vivant toujours suivant la tradition dans le désert de Kalahari. L’anthropologue canadien terminait un séjour de plusieurs années parmi eux pendant lequel il s’était imposé d’influencer le moins possible l’économie et le mode de vie ancestral. Tout au plus s’était-il permis d’échanger du tabac avec les membres des tribus participant à ses entrevues.

Pour ceux qui souhaiteraient lire l’histoire originale en anglais, résumée en trois pages par l’anthropologue l’ayant vécu, voir Eating Christmas in the Kalahari (pdf) par Richard Borshay Lee. [Voir aussi The Dobe Ju/’hoansi]

Souhaitant d’une certaine façon remercier les membres des tribus environnantes, quelques 75 personnes, pour leur accueil en achetant un boeuf pour le repas de Noël qui serait servi quelques semaines avant son départ, Lee avait pris soin de bien choisir le plus gras et grand spécimen parmi les troupeaux venant boire à la rivière au cours des mois précédents.

Quelques heures après avoir choisi et payé (56 $ de 1965) le boeuf en question, en demandant à l’éleveur de bien vouloir le garder dans son troupeau jusqu’au jour du banquet, des membres du village commencèrent à venir le voir pour se plaindre de son choix : il avait vraiment choisi la pire des bêtes, la plus maigre et la moins valable des pièces qu’il aurait pu offrir. Tous les membres de la communauté à qui il s’adressa au cours des semaines qui suivirent, ou qui vinrent le voir directement sur le sujet, lui tinrent le même langage : ce boeuf était le plus maigre qu’ils aient jamais vu, le souper de Noël qu’il préparait serait décevant et on pouvait même prévoir des disputes et conflits autour de la table, entre des participants qui s’en retourneraient le ventre vide.

Le ton était si unanime dans sa réprobation que Lee songea même à s’éclipser dans la savane une dernière fois plutôt que d’assister à ce repas qu’il avait souhaité. Il décida finalement de rester et put suivre de près le dépeçage de la bête, arguant auprès de ses détracteurs de la quantité appréciable de gras et de viande visible dès les premiers coups de couteau. Mais les participants continuaient de nier l’évidence et de critiquer la petitesse et maigreur de l’offrande tout en s’empiffrant et finalement faisant bombance du repas.

Ce n’est que le lendemain que Lee pût comprendre la raison de ce comportement, un membre de la tribu lui expliquant que la tradition voulait que les trophées de chasse rapportés soient systématiquement dépréciés pour éviter que le chasseur ne s’enfle la tête et se prenne pour un Big man.

when a young man kills much meat he comes to think of himself as a chief or a big man, and he thinks of the rest of us as his servants or inferiors. We can’t accept this. We refuse one who boasts, for someday his pride will make him kill somebody. So we always speak of his meat as worthless. This way we cool his heart and make him gentle.

Les San chasseurs-cueilleurs ont été sédentarisés, de force, après avoir été confinés dans des parcs de plus en plus limités. Les familles d’aujourd’hui survivent grâce à une agriculture de subsistance et certains programmes d’aide. Les jeunes dansant au rythme de la musique moderne.

La sagesse ancestrale des !Kung San, réduisant l’inégalité à sa source, correspondait bien au mode de vie chasseur-cueilleur. Alors que dans les premières sociétés sédentaires, où les rentes de position stratégique et de possession foncière devenaient possibles, on ne peut plus nier l’évidence de l’inégalité. Les potlatch et autres formes de dons ritualisés se développèrent pour justifier, contrer ou compenser symboliquement et culturellement ces inégalités.

Alors que les religions avaient, de tout temps, souligné le passage de l’automne à l’hiver, le retour de l’allongement des jours et du temps d’ensoleillement, avec l’avènement de la famille et de l’individualisme contemporains une version bourgeoise (ou petite-bourgeoise) de cette fête religieuse-païenne s’imposa. Un moment de paix, dans une culture traversée de guerres mondiales ou frontalières, puis un moment de célébration des liens familiaux, dans des sociétés de plus en plus éclatées, segmentées. Il reste encore des traces du potlatch dans ces occasions de faire bombance, mais il devient difficile de surpasser l’ordinaire de la culture extra-large de consommation. Il reste les occasions de réseautage, où l’on soigne ses relations humaines. Occasions de rapprochement, ou de friction générant chaleur et tension.

Le soleil déclinant tous les jours, existait la crainte qu’il disparaisse à jamais. D’où les cultes destinés à ranimer le feu solaire, comme celui de la bûche que le christianisme n’est pas arrivé à éradiquer.

Cette période (…) où la famille se sacrifie (en se ruinant en cadeaux de Noël) pour les générations futures. Les enfants devenus, récemment, les rois de cette fête redevenue païenne. D’où l’agacement du Vatican à l’égard du Père Noël.

En exaltant le bonheur domestique, cette célébration confortait aussi l’idée de la famille comme refuge, rempart contre les « dangers » du monde extérieurs qui s’urbanisait et s’industrialisait rapidement. (…) cette bourgeoisie anglaise qui sut tirer parti d’une fête collective pour valoriser et imposer aux milieux populaires la morale du foyer et l’amour de ses enfants.

L’argent, la famille, la solitude, le rêve, le divin et le trivial s’y conjuguent au pied d’un sapin sur lequel l’aventure des hommes a accroché quelques-uns de ses plus anciens secrets. 

Ethnologie de Noël, une fête paradoxale par Martyne Perrot

Reste-t-il un message, un sens pertinent pour une tradition tant de fois détournée, soumise aux déformations du désir, de l’appétit, de l’envie — pulsions  manipulées par des puissances financières gigantesques. Les histoires de Noël traditionnelles racontaient le malheur d’une petite fille aux allumettes, réaffirmant  le bonheur de l’enfant à qui l’on raconte. Le bonheur de l’abondance — même provisoire — donnant confiance en l’avenir. Mais qu’est-ce qui se passe quand l’abondance devient synonyme de malheur, d’un avenir incertain ?

On peut démoniser (ou sacraliser) la consommation rituelle, ou la célébrer comme emblème de liberté et de dignité. On peut aussi s’inventer une culture familiale, faite de rituels et de souvenirs. Mais on ne peut plus se fier à la nature ni à la tradition pour donner du sens au temps présent et à avenir. Il faut s’inventer des manières de célébrer la vie, et la mort, autrement qu’en brûlant plus de bûches. Quelques chandelles suffiront. L’homme a changé de manière irréversible la nature et la Terre. Il ne suffit plus de célébrer la générosité de cette dernière. Célébrer la sagesse de l’homme, critiquer sa folie. Devenir plus conscient, plus responsable, plus heureux.