Soulèvements de la terre, en ville ?

En terminant la lecture de Premières secousses, qui raconte « comme si vous y étiez », les mobilisations de masse au cours des dernières années en France pour s’opposer aux méga-bassines, s’opposer au tout béton… Aussi des réflexions sur les rapports entre une organisation « nationale » et des luttes locales, je me posais la question : est-il possible d’imaginer de tels mouvements, de telles actions collectives dans des quartiers ou des voisinages urbains ?

Peut-on imaginer pareil attachement au territoire, où certains sont prêts à risquer leur vie pour le défendre, le garder vivant… dans un quartier urbain ? Une banlieue dortoir ?

Dans nos villes et métropoles, les batailles pour préserver les friches et espaces verts ont été nombreuses et de plus en plus dures à l’encontre des plans d’aménagement qui les dévalorisent au rang de propriétés marchandes. 

La réflexion et les connaissances accumulées sur les écosystèmes et bassins versants des ruisseaux qui traversaient et pourraient encore traverser nos quartiers… est impressionnante.  Comment développer un véritable plan de bioremédiation de la région (Est de Montréal) sans inclure Montréal-Est et Anjou ? Mettre la pression sur les anciens propriétaires, les pétrolières, pour qu’elles portent le poids financier de cette remédiation.

C’est beau de voir les deux fanas d’écologie (Renard Frak et Anaïs Houde, dit « la magnifique ») nous décrire les actifs et potentiels des terrains protégés et à protéger autour de l’historique ruisseau Molson : La création du parc-nature, quelle est la vision ? (1h26)

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bifurquer pour s’émanciper

Ce que les scientifiques nous annoncent depuis plus de 50 ans1Halte à la croissance ?, Club de Rome, 1972 ou encore Printemps silencieux, de Rachel Carson, 1965 commence à devenir dangereusement concret: feux de forêt, saisons déréglées avec conséquences désastreuses sur les récoltes, inondations…

L’idée d’une transition graduelle et harmonieuse qui permettrait de maintenir l’essentiel de notre mode de vie actuel — en remplaçant les moteurs à essence par des moteurs électriques — cette idée devient de moins en moins réaliste. 

Inventer des bateaux électriques qui continueraient de racler le fond des mers ?  Électrifier tout le parc automobile sans régler la congestion ? La mode du porté-jeté, des emballages à usage unique parce qu’on transporte nos produits sur des milliers de kilomètres, ou qu’on veut éviter les pertes dues à la manipulation ou à l’oxydation des aliments, cela au prix d’une pollution qui asphyxie les océans…

Pour effectuer la profonde transformation de nos modes de vie, devenue nécessaire et urgente, nous devons abandonner notre conception simpliste de la compétitivité où le prix le plus bas l’emporte sans égard aux externalités — pollution des airs, des mers, des terres — qui ne sont pas inclus dans les prix actuels. Une compétition mondiale qui aura permis aux pays riches d’exporter leur pollution et de réduire drastiquement leurs coûts de main-d’œuvre favorisant d’autant la consommation de produits, qu’ils soient essentiels ou superflus. Après avoir écrit un livre sur la sobriété, Brice dénonce L’impasse de la compétitivité et promeut une réindustrialisation des pays riches et une réduction de la consommation (et des importations concomitantes). 

Mais si le signal prix devient plus complexe parce qu’on décide d’y inclure les externalités jusqu’ici cachées, comment mesurer, comptabiliser ces externalités? Et comment faire des choix éclairés ? Car il faudra faire des choix, prioriser… parce qu’on ne pourra pas tout électrifier, tout conserver de la manière dont 8 000 000 000 d’humains consomment actuellement cette planète.  Comme un troupeau de cerfs broutant heureusement, en se multipliant, la forêt de cèdres qui peuple leur île. 

Faire des choix en se basant sur une mesure fine et continuelle des effets de nos procédés, extractions et rejets sur les équilibres écosystémiques et la capacité de régénération de la biosphère. Une information fiable qui doit alimenter une délibération nouvelle, approfondie sur les priorités de (re)développement, de consommation, de bien-être. [Comment bifurquer]

Mais cette nouvelle délibération, qui la fera ? Et où ? Et dans quels buts ? Quelles sont les fins ultimes, les principes qui devraient guider nos délibérations ? Et qui sont les dépositaires de ces principes ? Les évêques, rabbins et imams? Les universitaires et leurs chapelles dans leurs tours d’ivoire? 

Frère et Laville, avec La fabrique de l’émancipation, nous amènent, dans un premier temps, sur ce terrain des principes. Retraçant les projets (et les angles morts) des différentes écoles (chapelles?) de la « théorie critique traditionnelle » (Adorno-Horkeimer; Habermas-Honneth; Bourdieu) ils proposent une « nouvelle théorie critique », qui ne descende pas de la montagne (ou de sa tour d’ivoire) pour apporter la vérité mais plutôt participe avec les acteurs, praticiens et citoyens, à définir ce qui fait sens. Ce qui doit être critiqué, ou même interdit et ce qui doit être encouragé. 

De nouvelles institutions devront être créées, ou les anciennes transformées. Associations, organisations de la société civile ou entreprises d’économie sociale, sont les lieux où s’expérimentent les nouvelles normes, où les institutions sont questionnées, mises à l’épreuve, transformées.

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Notes

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    Halte à la croissance ?, Club de Rome, 1972 ou encore Printemps silencieux, de Rachel Carson, 1965

à propos de Development in Progress

Après une lecture attentive de la version française de Development in Progress (que je proposais il y a peu), je suis encore impressionné par la qualité de la traduction (par DeepL) même si j’ai trouvé quelques instances de mauvaise traduction. Et j’ai aussi quelques critiques sur le fond.

Erreurs de traduction
La pire que j’ai trouvé : traduire « winner-takes-all » par tout le monde est gagnant (!) en parlant de l’effet des monopoles. La contradiction était si évidente que je suis retourné à l’original. C’est un contresens plutôt embarrassant. De même dans la phrase « Mais à quoi servons-nous en nous détournant des problèmes inattendus » « que visons-nous » ou encore « quelle fin poursuivons-nous » serait une meilleure traduction que « à quoi servons-nous ». Ou encore j’ai tiqué sur l’expression « décès prolongés », qui référait sans doute à de longues agonies.

Cependant, pour un texte de 60 pages (en plus des références) la qualité est encore excellente. Incidemment, parlant des (nombreuses) références j’ai été surpris de voir qu’elles n’avaient pas été traduites (comme c’est le cas pour d’autres moteurs de traduction) et c’est tant mieux : traduire le titre d’un article en référence, ça rend la recherche de cette référence plus difficile !

Vous avez peut-être trouvé d’autres exemples de traduction discutable ? Faites-m’en part, SVP.

Sur le fond
Tout d’abord, les aspects positifs. Sur les effets négligés ou non mesurés du « progrès » la somme des références récentes (2023-2024) est impressionnante. Aussi, pour quelqu’un qui voudrait creuser ces questions, c’est une bonne source.

La critique du réductionnisme et du techno-optimisme est intéressante tout en ne négligeant pas l’utilité possible des technologies dans la recherche de solutions.

La fameuse « équipe jaune », à la fin, est à remettre dans le contexte culturel américain et de la guerre froide, où des équipes rouges avaient pour mandat de trouver les failles dans les défenses de l’équipe bleue. Avec l’équipe jaune, il faut trouver les effets imprévus, nuisibles, à moyen-long terme des innovations, avant que celles-ci ne soient implantées.

Après avoir décrit avec verve tout le pouvoir que les grandes corporations exercent sur les gouvernements, grâce au lobbying et au financement des partis politiques, les perspectives ouvertes en fin de parcours semblent difficiles à atteindre :

« Imaginez que l’équipe jaune et la conception synergique soient enseignées à l’université aux ingénieurs, aux scientifiques, aux étudiants en droit et aux architectes. Imaginez qu’en même temps, d’autres mouvements commencent à promouvoir le retrait de l’argent de la politique, l’internalisation légale des externalités, la création de systèmes de transparence et de responsabilité des entreprises, le renforcement de la surveillance de l’industrie, l’amélioration des pratiques réglementaires, la restriction du lobbying et du financement des campagnes électorales, et l’adoption de lois sur la responsabilité élargie des producteurs. »

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ralentir pour survivre

Köhei Saitö publiait récemment (2024) Slow down : the degrowth manifesto. Il avait publié en 2022 Marx in the Anthropocene, un texte beaucoup plus académique, et qui ressemblait à une thèse de doctorat examinant le détail de l’évolution de la pensée du Marx des dernières années. Alors que son livre Slow down est plus « grand public », même s’il se permet encore de référer assez souvent aux textes tardifs de Marx. Critiquant ce qu’il appelle le mode de vie impérial, il poursuit en pointant les limites du « keynésianisme vert », la folie de l’accélérationnisme… pour caractériser le capitalisme qui crée la rareté en s’appropriant les communs… et finalement identifier le « communisme de décroissance » (ou décroissance communiste ?) comme la seule voie possible, pour éviter les trois autres voies : le fascisme climatique, la barbarie ou le maoïsme climatique. 

Ce « carré » d’avenirs possibles me rappelait quelque chose… le même « X » sur le quatrième choix, pour le dire indéfini, à définir, dans un carré semblable proposé dans Climate Leviathan, de Geoff Mann et Joel Wainwright en 2019. J’en ai parlé succinctement, en septembre 2020 dans barbarie ou civilisation et en marge. Je me demande si la critique du « politicalisme » que formule Saitö ne s’adresse pas, sans le dire, à l’approche de Mann et Wainwright… Ce que Saitö ajoute, il me semble, à l’approche de Climate Leviathan, c’est la dimension économique. Même si c’est « seulement » en appelant à prendre démocratiquement le contrôle des lieux de production. J’avais l’impression, en terminant la lecture de Climate Leviathan, que seul le mouvement climatique était interpellé.

La popularité1plus de 500 000 copies vendues au Japon de son livre précédent ( Marx in the Anthropocene) a été remarquée : entrevues et vidéos se sont multipliées (Marx au soleil levant : le succès d’un communisme décroissant; Entretien avec Kōhei Saitō: Le Capital dans l’Anthropocène; Köhei Saitö on Degrowth Communism; Honey, I shrunk my life – Taking “degrowth” seriously ).

Parmi les commentateurs, certains reprochent à Saitö de se délester un peu rapidement du besoin d’un État central capable de contrer les forces capitalistes, en s’appuyant sur un localisme et coopératisme :

Saitö adhère ainsi à la vision des initiatives coopératives et municipales locales comme alternative au capitalisme et au centralisme étatique. Cet argument n’est ni nouveau ni convaincant. Il est difficile de voir comment le socialisme municipal de Saitö peut paralyser le processus d’accumulation capitaliste, et il n’est pas clair non plus comment de telles initiatives locales peuvent fournir une alternative cohérente si les relations entre elles sont structurées par le marché, c’est-à-dire en l’absence d’une certaine forme de planification centralisée. L’écosocialisme exige bien plus que des initiatives coopératives ou municipales : il exige une planification centralisée démocratiquement et une autogestion des lieux de travail. (ma traduction)

Saito, Marx and the Anthropocene, Rafael Bernabe, 2024.02.27

Dans Slow down, Saitö précise que l’action de l’État est nécessaire :

Il serait insensé de rejeter l’État comme moyen de faire avancer les choses, comme la création d’infrastructures ou la transformation de la production. L’anarchisme, qui rejette l’État, ne peut pas lutter efficacement contre le changement climatique. Mais trop dépendre du pouvoir de l’État peut facilement conduire à une descente dans le maoïsme climatique. ( p. 132) – Il est temps de délaisser les demi-mesures pour s’engager sur la voie de la propriété sociale de l’industrie pétrolière, des grandes banques et de l’infrastructure numérique actuellement monopolisée par la constellation des GAFA. (p. 137) (ma traduction)

Les politiciens d’aujourd’hui, ayant toujours un œil sur les sondages et la prochaine élection, pas plus que les mécanismes du marché (axés sur le profit à court terme), ne pourront changer aussi radicalement que nécessaire à la fois la démocratie, l’économie et nos relations à l’environnement.

En plus d’identifier le coopératisme et le municipalisme comme des modèles d’initiatives, cette base sur laquelle établir la confiance nécessaire pour un changement radical, Saitö cite les « assemblées citoyennes » expérimentées en France, en Angleterre et ailleurs comme un moyen de dépasser les limites de la politique électoraliste. Ces assemblées, en contact avec la poussée « bottom-up » des mouvements sociaux, pourront alors se relier à l’action « top-down » des partis politiques et mobiliser une puissance d’action maximale.


Je terminais la lecture de Slow down avec le sentiment que les moyens proposés n’étaient pas à la hauteur des défis. Le Capital ne se laissera pas décapiter sans réagir… les capitalistes ne se laisseront pas dépouiller dans se battre. J’ai pensé que le tout récent livre de Éric Pineault, The social ecology of capital, pouvait compléter l’analyse économique de la situation. C’est ce que nous verrons dans le prochain billet.

P.S. (2024.03.19) : Une entrevue avec l’auteur de Slow down dans le New Left Review, que j’ai traduite en français – Marx écologistes, une entrevue avec Köhei Saitö

Notes

  • 1
    plus de 500 000 copies vendues au Japon