digression botanico-politique

J’aimerais que l’eau dissolve la barrière physique qui actuellement nous sépare. Je veux ressentir ce que ces cèdres ressentent, savoir ce qu’ils savent.
Robin Wall Kimmerer. Tresser les herbes sacrées

Kimmerer est fille de la nation Potawatomi, une nation autochtone de la région des Grands Lacs. Elle est botaniste, auteure et professeure, alliant les savoirs autochtones et les sciences écologiques modernes. Son livre Tresser les herbes sacrées est un récit autobiographique qui nous amène de sa jeunesse avec sa famille, à sa période de formation universitaire, à sa vie dans une grande maison avec un jardin et un étang dont elle a tenté de restaurer la vitalité pendant des décennies avec ses filles… à son travail avec des étudiants qui découvrent la nature avec elle.
Je me suis demandé comment on pouvait intégrer une telle sensibilité (« je veux ressentir ce que les cèdres ressentent« ) dans un contexte aussi minéralisé qu’une ville, une métropole.

Malgré tout, ce livre est un baume à l’âme meurtrie et une ode à la beauté du monde.


Cette connaissance de la nature n’est pas une connaissance qui passe par l’écrit ! Ou très peu : par la pratique mimétique, l’expérience attentive et l’observation cumulative. Cette dernière se traduisant parfois par écrit…

Si, comme le dit Paul Graham, la capacité d’écriture se perd de plus en plus, qu’adviendra-t-il de la capacité de penser ? Mais qu’en faisons-nous, maintenant, de cette capacité de penser ? On se fait des peurs, ou des châteaux en Espagne. On se fait rire ou pleurer sur grand écran, pour oublier la grisaille de nos vies.

Ce n’est pas d’abord pour « sauver la planète » (et nous sauver nous-même) que nous devons changer : c’est parce que ce sera meilleur ! Des villes et des vies moins grises, plus vivantes, plus satisfaisantes. « il y a bien, au-delà des convictions éthiques, des raisons tout à fait égoïstes de se détourner de l’idéal consumériste. » Une vie plus satisfaisante, vraiment, pendant que les guerres se multiplient et les désastres s’additionnent ?

avant même l’insoutenabilité écologique de la croissance, ce sont ses dommages sociaux et culturels, et plus encore son absence de finalité, qui nécessitent de s’en détourner.
(En finir avec le mythe de la croissance verte, François Brien dans Socialter HS Automne 2024, p. 48)

Il y a parfois de l’angélisme dans la position écolo-socialiste, comme si la haine, l’agression et la cupidité ne pouvaient pas motiver et donner du sens et de la satisfaction à leurs protagonistes. Comme si le sentiment de faire ce qui est juste et bon pouvait faire contrepoids à l’avidité et à l’égoïsme qui dominent la culture. Une avidité qui prend forme dans des produits lourds, des pratiques coûteuses qui font l’envie des losers et autres quidams. Les prolétaires, quand à eux, se contentent d’y gagner un salaire. Quitte à y perdre sa vie.

La machinerie médiatique et les machinations corporatistes font bon ménage avec la politique des petits pas et des comités producteurs de rapports et de promesses. Il faut accentuer, approfondir les contrôles sur les entreprises qui se sont arrogées l’espace public, les communication entre citoyens et organisations… le commerce et le transport, les loisirs et le divertissement. Le miracle de l’équilibre dynamique maintenu par ce système à travers crises et guerres… un « équilibre » qui a permis une croissance phénoménale de la population, et de la quantité de produits mis en circulation, de déchets enfouis ou rejetés dans l’air ou l’eau. Jusqu’à ce qu’on commence à étouffer, à se sentir moins sûrs de nous et à douter.

Et si l’American way of life n’avait été qu’une courte période d’insouciance, un rêve réalisé pour les uns, un cauchemar quotidien pour d’autres et une vie grise pour le reste, qui se déroule sur les rubans d’asphalte d’un avenir pétrifié ?

_ "ligne de désir"

Le terrain vague derrière chez moi, que j’ai découvert et exploré durant la pandémie, n’a pas encore été minéralisé… Les capitaux des propriétaires sont sans doute plus profitables ailleurs. Pour le moment.

Soulèvements de la terre, en ville ?

En terminant la lecture de Premières secousses, qui raconte « comme si vous y étiez », les mobilisations de masse au cours des dernières années en France pour s’opposer aux méga-bassines, s’opposer au tout béton… Aussi des réflexions sur les rapports entre une organisation « nationale » et des luttes locales, je me posais la question : est-il possible d’imaginer de tels mouvements, de telles actions collectives dans des quartiers ou des voisinages urbains ?

Peut-on imaginer pareil attachement au territoire, où certains sont prêts à risquer leur vie pour le défendre, le garder vivant… dans un quartier urbain ? Une banlieue dortoir ?

Dans nos villes et métropoles, les batailles pour préserver les friches et espaces verts ont été nombreuses et de plus en plus dures à l’encontre des plans d’aménagement qui les dévalorisent au rang de propriétés marchandes. 

La réflexion et les connaissances accumulées sur les écosystèmes et bassins versants des ruisseaux qui traversaient et pourraient encore traverser nos quartiers… est impressionnante.  Comment développer un véritable plan de bioremédiation de la région (Est de Montréal) sans inclure Montréal-Est et Anjou ? Mettre la pression sur les anciens propriétaires, les pétrolières, pour qu’elles portent le poids financier de cette remédiation.

C’est beau de voir les deux fanas d’écologie (Renard Frak et Anaïs Houde, dit « la magnifique ») nous décrire les actifs et potentiels des terrains protégés et à protéger autour de l’historique ruisseau Molson : La création du parc-nature, quelle est la vision ? (1h26)

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un programme ambitieux

Je participerai prochainement à une rencontre de discussion à l’arrondissement MHM sur le document de programme Façonner une ville à notre image du parti Projet Montréal.

Plusieurs propositions (en gras tirées du document) intéressantes et mes commentaires et suggestions qui sont en italique, à propos de quelques-unes seulement des dizaines de propositions avancées.

Autour de l’objectif de carboneutralité pour Montréal en 2050

Stimuler des pratiques écologiques et durables

Expérimenter utilisation de la géothermie dans les nouveaux développements collectifs et ensembles d’habitations – en mettant le poids de Montréal dans la négociation avec H-Q afin de rendre de tels investissements sinon « rentables » au moins économiques.

Une expérimentation pour établir des coûts-référence et développer des solutions technologiques adaptées au contexte climatique et réglementaire.

Déployer l’offre de livraison urbaine et locale décarbonnée à l’ensemble du territoire de la ville de Montréal;

Ce qui a fait le succès de Amazon : livraison à domicile à partir d’un catalogue GÉANT. Un système de livraison local commun à tous les commerces… qui sert pour le « dernier kilomètre » à tous ces camions Amazon ?

Multiplier les initiatives pour la déminéralisation et le verdissement des sols; Intégrer la biodiversité et le verdissement à la planification territoriale et réglementaire;

Verdir les toits des bâtiments de l’armée, dans la visée d’une « coulée verte » entre le jardin botanique de Montréal & parc Maisonneuve et le parc national de Boucherville

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lectures récentes, à venir

Cette dernière lecture m’a été, comme souvent, suggérée par Olivier de chez Gallimard à Montréal. Un philosophe britannique d’origine polonaise que je ne connaissais pas : Zygmunt Bauman. Achevée juste avant son décès, cette courte1213 petites pages monographie, Retrotopia, trace un bilan philosophique et sociologique des régressions récentes. Les quatre principaux chapitres parlent de retours : Retour à Hobbes ?Retour aux tribusRetour aux inégalitésRetour à l’utérus. Malgré tout ce n’est pas un livre pessimiste même si sa dernière phrase pourrait le donner à penser :

Nous – habitants humains de la Terre – nous retrouvons aujourd’hui, et comme jamais, dans une situation parfaitement claire, où il s’agit de choisir entre deux choses : la coopération à l’échelle de la planète, ou les fosses communes.

Le dernier numéro de la revue Jacobin2qui se définit comme « une voix dominante de la gauche américaine, offrant des perspectives socialistes sur la politique, l’économie et la culture » consacrait un dossier sur la religion. J’étais curieux de voir le traitement qu’allait faire de cette question une revue se voulant « radicale ». Je n’ai pas été déçu ! De la militance chrétienne socialiste à une histoire des tentatives soviétiques pour remplacer la religion, l’impact de la Réforme sur la culture politique européenne… quelques pages sur la place des églises polonaises, comme expressions de la créativité des communautés locales… le prophète syndicaliste-socialiste irlandais Jim Larkin… l’histoire des Mormons socialiste de l’Utah au XIXe siècle… et une revue de l’évolution récente des religions dans le monde.

J’ai poursuivi ma recherche sur l’écologie sociale et la décroissance avec ces deux livres : Comment bifurquer, les principes de la planification écologique et Having Too Much, Philosophical Essays on Limitarianism. Le premier faisait l’objet de recensions dans Le vent se lève et dans Le journal des alternatives. Critique du capitalisme vert et appel à un retour de la planification, augmentée des nouvelles capacités numériques, auxquelles nous devrons consacrer de nouvelles institutions politiques. Je reviendrai sur ce livre de Cédric Durand et Razmig Keucheyan, quand je l’aurai lu !

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Notes

  • 1
    213 petites pages
  • 2
    qui se définit comme « une voix dominante de la gauche américaine, offrant des perspectives socialistes sur la politique, l’économie et la culture »

écologie sociale et capital

Du point de vue de l’écologie sociale, l’économie capitaliste repose ainsi sur quatre relations métaboliques fondamentales. À côté des relations de production et de consommation, qui sont les structures classiques qu’analyse l’économie politique, s’ajoutent les relations sociales d’extraction et de dissipation, relations métaboliques qui encadrent et déterminent le processus économique du capitalisme et son écologie.

Extrait de la présentation de The social ecology of capital, par Éric Pineault, dans le Bulletin de l’IRIS – publié (rediffusé) par PresseGauche

Pendant la plus grande partie de son existence (des centaines de milliers d’années) l’humanité (homo sapiens) a parcouru les continents en cueillant fruits et plantes comestibles, chassant et pêchant. Son impact sur l’environnement était limité par la rusticité de ses moyens (outils, armes) même si sa capacité d’action collective lui a permis d’affronter et même d’éradiquer certains des plus grands mammifères ayant vécu sur notre planète. 

Le langage et les artefacts développés par les humains permirent d’accumuler savoirs et techniques à propos des cycles de la nature, des modes et aires de reproduction des plantes et des animaux qu’ils apprirent à domestiquer. Le développement de l’agriculture et de l’élevage fournirent des surplus alimentaires. Il y a environ 12 000 ans, les premières formes d’écriture, d’architecture et de métallurgie ont augmenté la capacité des sociétés humaines de produire nourriture, outils, moyens de transport et armes. Cette nouvelle relation métabolique de l’humanité avec son environnement décuplait déjà sa capacité d’extraction par rapport au régime antérieur de cueillette et de chasse et pêche. Cités-États et empires se sont succédés, en conflit les uns avec les autres ou avec les peuples nomades qui les entouraient, ou plus simplement après l’épuisement des terres qu’ils cultivaient. Les savoirs cumulés permirent le harnachement des rivières et du vent pour faire tourner les moulins, et pour la navigation vers de nouveaux territoires. Les forces motrices du régime agraire étaient encore essentiellement celles des humains et des animaux domestiques. 

En utilisant la puissance des combustibles fossiles pour transformer à grande échelle et systématiquement d’autres ressources minérales telles que les métaux, l’industrie rompt également avec sa dépendance à l’égard de l’extraction et de la production médiatisées et limitées par un flux d’énergie et de matériaux provenant des cycles écologiques, tels que la transformation des arbres en charbon de bois pour fondre le fer, ou la transformation du grain en force musculaire incorporée pour extraire le minerai par le travail humain et le travail animal. C’est plutôt lorsque le charbon a été mis au travail pour extraire plus de charbon, que l’on peut considérer qu’une transition vers un nouveau régime métabolique avait commencé. pour qu’un nouveau régime fossile-industriel entre dans une longue phase de croissance exponentielle de la production, du débit (throughput) et de la population urbaine. 

A Social Ecology of Capital (p. 136)

Bien que le charbon ait été utilisé pour 20% des besoins de chauffage au milieu du XIXe en Angleterre, ce n’est qu’à partir du moment où ce même charbon fut utilisé, dans les premières pompes à vapeur, pour faciliter et accélérer l’extraction du charbon que nous sommes passés du régime agraire à celui de l’industrie-énergie fossile. C’est le passage d’une société basée sur une énergie essentiellement renouvelable (bois, vent, soleil, force animale) à une société basée sur une énergie fossile, accumulée sur des millions d’années, qui avait cette puissance concentrée extraordinaire.  

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le débat écolos/marxistes

Quand j’ai lu pour la première fois Kōhei Saitō dans son Marx and the anthroponene – j’étais un peu surpris et agacé par cet intérêt, cette quête exégétique d’un Marx des dernières années, de ses carnets de travail et cahiers non publiés. Pourquoi, en quoi les écrits de cet homme, si brillant soit-il, peuvent-ils être d’importance aujourd’hui ?

Les pionniers de l’écologie (ou de la proto-écologie) que découvrait Marx ont depuis longtemps été confirmés, développés par la science. Sans doute l’examen minutieux des derniers cahiers de Marx fait-il un bon matériau de thèse, et un tremplin pour une thèse universitaire à Tokyo.

Mais Saitō ne s’est pas arrêté là, il est sorti de l’enclos universitaire pour débattre sur la place publique avec des écrits moins byzantins (Slow down – voir billet précédent). Ce qui en a fait une coqueluche médiatique — d’autant qu’il était photogénique ! — et la cible des critiques.

Peu importe la justesse des hypothèses et interprétations de Saitō, il a le mérite de porter au centre de l’attention la question de la croissance (ou décroissance) des moyens de production. Marx était-il déjà conscient des « Limites à la croissance ? » ? Faut-il vraiment que Marx nous donne sa bénédiction pour qu’on accepte de croire ce que nos yeux voient et nos oreilles entendent ?

Les critiques* n’ont pas tort de souligner le caractère petit-bourgeois privilégié du langage culpabilisant de Saito à propos du Style de vie impérialiste que connaissent les pays du Nordles conditions de vie et de travail d’une majorité de citoyens (ici les calculs des critiques se font laborieux) ne portent pas à l’autoflagellation.

Les changements qui sont nécessaires ne se feront pas que par la propagation des bons sentiments. Là aussi les critiques soulignent à raison l’importance des conflits, des rapports de force dans les usines et les industries stratégiques.

Mais quand ces critiques « syndicalo-marxistes » se moquent de la base sociale de professionnels et d’universitaires qui adhèrent à une perspective de décroissance… ils se tirent dans le pied. À moins que ce ne soit dans l’œil !

Autant les écolos ne réussiront pas à freiner puis transformer le paquebot de la société thermo-industrielle sans participation active, créative et vindicative des forces ouvrières et syndicales;

Autant ces dernières ne pourront piloter et transformer ce « paquebot » sans les ingénieurs, techniciens et professionnels.

Ces visions d’écoliers qui rêvent de transformer des plombiers en électriciens d’un coup de baguette, ou d’une mesure de programmes courts de formation… Ces appels aux circuits locaux d’agriculture, aux coopératives locales et expérimentations communautaires, sans reconnaître, s’appuyer sur l’importance des forces ouvrières et syndicales pour s’assurer que la transition ne laissera pas dans la faim et dans le noir le gros des troupes. Il manque d’ancrages dans la réalité pour les forces de la décroissance, qu’elle soit écologistes ou communistes.

Les crises se multipliant il deviendra de plus en plus clair qu’on doit réduire l’impact de nos industries sur l’environnement, particulièrement celles qui carburent à l’énergie fossile. Les ouvriers de ces secteurs ne sont pas idiots, ils comprennent eux aussi, mais ils sont inquiets : qu’adviendra-t-il de leurs emplois, de leur ville, leur région ? Les scénarios alternatifs de redéploiement des « forces productives » (stocks et outils + ressources humaines) ne seront pas inventés « ex nihilo » par des étudiants brillants… mais bien décodés, retricotés par les ouvriers, techniciens et professionnels eux-mêmes. Avec l’aide d’étudiants brillants et dévoués, sûr : ce sont eux qui prendront la relève !

La prolétarisation planétaire devrait être une question centrale pour l’écosocialisme : le capitalisme produit une majorité urbanisée sans relation directe avec les conditions écologiques d’existence. La question la plus pressante de notre époque est de savoir comment résoudre les problèmes écologiques tout en restructurant la production pour approvisionner une société largement arrachée à la terre. [ma traduction]

Mish-Mash Ecologism, Matt Huber, Sidecar, New Left Review

Des travaux comme A Social Ecology of Capital permettent d’outiller ce décodage, préalable à la réorientation des flux et requalification des stocks qui caractérisent nos modes de vie. Ce sera l’objet du prochain billet.


 * Contre la décroissance néo-malthusienne, défendre le marxisme
Aussi, mais de manière moins polémique, un article tiré de New Left Review que j’ai voulu traduire pour le rendre plus accessible : Questions naïves sur la décroissance (pdf).

En anglais: Saito, Marx and the Anthropocene ; For an Ecosocialist Degrowth ; Toward an Ecosocialist Degrowth: From the Materially Inevitable to the Socially Desirable.

ralentir pour survivre

Köhei Saitö publiait récemment (2024) Slow down : the degrowth manifesto. Il avait publié en 2022 Marx in the Anthropocene, un texte beaucoup plus académique, et qui ressemblait à une thèse de doctorat examinant le détail de l’évolution de la pensée du Marx des dernières années. Alors que son livre Slow down est plus « grand public », même s’il se permet encore de référer assez souvent aux textes tardifs de Marx. Critiquant ce qu’il appelle le mode de vie impérial, il poursuit en pointant les limites du « keynésianisme vert », la folie de l’accélérationnisme… pour caractériser le capitalisme qui crée la rareté en s’appropriant les communs… et finalement identifier le « communisme de décroissance » (ou décroissance communiste ?) comme la seule voie possible, pour éviter les trois autres voies : le fascisme climatique, la barbarie ou le maoïsme climatique. 

Ce « carré » d’avenirs possibles me rappelait quelque chose… le même « X » sur le quatrième choix, pour le dire indéfini, à définir, dans un carré semblable proposé dans Climate Leviathan, de Geoff Mann et Joel Wainwright en 2019. J’en ai parlé succinctement, en septembre 2020 dans barbarie ou civilisation et en marge. Je me demande si la critique du « politicalisme » que formule Saitö ne s’adresse pas, sans le dire, à l’approche de Mann et Wainwright… Ce que Saitö ajoute, il me semble, à l’approche de Climate Leviathan, c’est la dimension économique. Même si c’est « seulement » en appelant à prendre démocratiquement le contrôle des lieux de production. J’avais l’impression, en terminant la lecture de Climate Leviathan, que seul le mouvement climatique était interpellé.

La popularité1plus de 500 000 copies vendues au Japon de son livre précédent ( Marx in the Anthropocene) a été remarquée : entrevues et vidéos se sont multipliées (Marx au soleil levant : le succès d’un communisme décroissant; Entretien avec Kōhei Saitō: Le Capital dans l’Anthropocène; Köhei Saitö on Degrowth Communism; Honey, I shrunk my life – Taking “degrowth” seriously ).

Parmi les commentateurs, certains reprochent à Saitö de se délester un peu rapidement du besoin d’un État central capable de contrer les forces capitalistes, en s’appuyant sur un localisme et coopératisme :

Saitö adhère ainsi à la vision des initiatives coopératives et municipales locales comme alternative au capitalisme et au centralisme étatique. Cet argument n’est ni nouveau ni convaincant. Il est difficile de voir comment le socialisme municipal de Saitö peut paralyser le processus d’accumulation capitaliste, et il n’est pas clair non plus comment de telles initiatives locales peuvent fournir une alternative cohérente si les relations entre elles sont structurées par le marché, c’est-à-dire en l’absence d’une certaine forme de planification centralisée. L’écosocialisme exige bien plus que des initiatives coopératives ou municipales : il exige une planification centralisée démocratiquement et une autogestion des lieux de travail. (ma traduction)

Saito, Marx and the Anthropocene, Rafael Bernabe, 2024.02.27

Dans Slow down, Saitö précise que l’action de l’État est nécessaire :

Il serait insensé de rejeter l’État comme moyen de faire avancer les choses, comme la création d’infrastructures ou la transformation de la production. L’anarchisme, qui rejette l’État, ne peut pas lutter efficacement contre le changement climatique. Mais trop dépendre du pouvoir de l’État peut facilement conduire à une descente dans le maoïsme climatique. ( p. 132) – Il est temps de délaisser les demi-mesures pour s’engager sur la voie de la propriété sociale de l’industrie pétrolière, des grandes banques et de l’infrastructure numérique actuellement monopolisée par la constellation des GAFA. (p. 137) (ma traduction)

Les politiciens d’aujourd’hui, ayant toujours un œil sur les sondages et la prochaine élection, pas plus que les mécanismes du marché (axés sur le profit à court terme), ne pourront changer aussi radicalement que nécessaire à la fois la démocratie, l’économie et nos relations à l’environnement.

En plus d’identifier le coopératisme et le municipalisme comme des modèles d’initiatives, cette base sur laquelle établir la confiance nécessaire pour un changement radical, Saitö cite les « assemblées citoyennes » expérimentées en France, en Angleterre et ailleurs comme un moyen de dépasser les limites de la politique électoraliste. Ces assemblées, en contact avec la poussée « bottom-up » des mouvements sociaux, pourront alors se relier à l’action « top-down » des partis politiques et mobiliser une puissance d’action maximale.


Je terminais la lecture de Slow down avec le sentiment que les moyens proposés n’étaient pas à la hauteur des défis. Le Capital ne se laissera pas décapiter sans réagir… les capitalistes ne se laisseront pas dépouiller dans se battre. J’ai pensé que le tout récent livre de Éric Pineault, The social ecology of capital, pouvait compléter l’analyse économique de la situation. C’est ce que nous verrons dans le prochain billet.

P.S. (2024.03.19) : Une entrevue avec l’auteur de Slow down dans le New Left Review, que j’ai traduite en français – Marx écologistes, une entrevue avec Köhei Saitö

Notes

  • 1
    plus de 500 000 copies vendues au Japon

coup d’oeil sur 2023

J’aurai publié 27 billets au cours de l’année qui se termine, en comprenant celui-ci. Quatre thèmes peuvent les regrouper : logement et urbanisme; action sociale et philosophie politique; écologie, économie; réseaux numériques.

Logement et aménagement urbain

Comme d’habitude mes billets ont été nourris, stimulés par des lectures, dont plusieurs parutions et numéros thématiques de revues (Possible, À bâbord, Action nationale) mais aussi par les mémoires déposés lors de la commission parlementaire sur l’aménagement et l’urbanisme tenue fin avril. Des initiatives remarquables : des achats « massifs » de logements privés par certains OSBL permettant de « sortir du marché » ces logements et ainsi d’en garantir l’abordabilité à long terme.

Action sociale et philosophie politique

J’étais assez fier de présenter le résultat d’un travail d’archivage des quelques 180 études réalisées par le Laboratoire de recherche sur les pratiques et politiques sociales entre 1998 et 2014. Le billet du 13 septembre retrace mon parcours de formation en regard des questionnements sur l’avenir du travail social. Les autres billets touchent des questions politiques telles : le populisme est-il toujours de droite ? Sabotage et révolution sont-ils compatibles avec la démocratie ?

Écologie, économie

L’enjeu d’une transformation radicale de nos économies pour les rendre compatibles avec les limites de la planète est ce qui relie ces billets. Une étude publiée par l’IRIS, que j’ai ajoutée en note à la fin de l’article « économie écologique » qui portait essentiellement sur une publication française, mériterait un billet pour elle seule : L’empreinte matérielle de la couverture des besoins de base au Québec. Le billet sur l’énergie propre fut stimulé par la lecture des multiples mémoires déposés lors d’une consultation « estivale » par un comité parlementaire sur la question. Plusieurs des organisations de la société civile ayant participé à cette consultation ont formulé par la suite 14 revendications d’un regroupement de la société civile pour un avenir énergétique juste et viable au Québec.

Réseaux numériques

La crise des médias a fait beaucoup parler d’elle… par les multiples fermetures et mises à pied dans le secteur qui ont amené le gouvernement fédéral à légiférer pour tenter d’amener les géants du Web à redonner un peu. Ces géants qui se sont imposé en moins de 20 ans comme un espace public incontournable… Pendant ce temps, des réseaux « alternatifs » se développent : En commun – Praxis, notamment.

Et les autres…

Deux autres billets hors thèmes, dont le compte rendu d’une randonnée à vélo avec photos et vidéos que je compte bien refaire !

Traductions des articles cités

Je ne sais si vous avez remarqué, au bas des pages de ce carnet, une extension qui permet de traduire mes billets. Non pas que j’aie beaucoup de lecteurs anglophones mais… on peut toujours espérer ! En fait c’est plutôt aux lecteurs unilingues francophones, ou même ceux qui sont bilingues comme moi mais qui préfèrent lire en français, que j’ai pensé en offrant de plus en plus souvent des liens vers les traductions réalisées par translate.google.com.

J’ai commencé au cours de l’année à lire des traductions des articles plutôt que les originaux, en ayant toujours sous la main les originaux car, il faut l’avouer les traductions ne sont pas parfaites. Mais elles sont suffisamment fidèles pour me permettre de saisir l’essentiel d’un article en beaucoup moins de temps ! Vous remarquerez, si vous vous rendez sur une page traduite par la machine Google, que lorsque vous cliquez sur une phrase du texte traduit… une petite fenêtre apparaît au dessus de la souris avec le texte original – vous permettant même de qualifier la dite traduction. C’est mon cadeau de Noël ! Vous me dites si vous appréciez, je continuerai de le faire avec plus de constance.

sabotage et révolution

J’ai commencé d’écrire ce billet il y a. plusieurs semaines… il n’y avait pas encore la guerre de Gaza. La guerre de l’Ukraine et les tensions sino-américaines étaient bien là mais un nouveau front chaud au Moyen-Orient sous lequel l’Iran montre les dents pourrait-il déstabiliser le fragile équilibre international ? Par l’émergence d’une coalition Chine-Russie-Iran ? Ou bien le poids économique des USA pour la Chine (et vice-versa) comme acheteur de ses produits et fournisseur de biens et services saura-t-il freiner les manifestations guerrières ?

La même journée je recevais un poster de Adbusters et l’annonce du dernier numéro de la revue hexagonale Socialter, dont le thème était On se soulève et on casse ? Le premier pointait un doigt accusateur accompagné d’un impératif Fuck You s’adressant aux décideurs : Vous déclarez une urgence climatique globale avant la fin de l’année sans quoi Nous, le peuple du monde, allons nous soulever et paralyserons votre machine infernale ! Le numéro de Socialter quand à lui reprenait la question du sabotage 1et de la désobéissance civile récemment popularisée par Andreas Malm avec son Comment saboter un pipeline mais aussi, surtout, soulevée par la dureté des manifestations contre certains projets de développement (lignes de transport rapide, projet de « méga-bassines » à Sainte-Soline, dans le département français des Deux-Sèvres).

Il faut passer à l’action… les mots et les promesses qui sont proférés par nos dirigeants sont de plus en plus vides de sens et contredits quotidiennement par les gestes, ou encore par la passivité, le non-geste. Ces deux publications venaient, au même instant, donner du poids, du sens à cette impression diffuse mais persistante qu’il faut aller au-delà des mots, MAINTENANT. Il faut taper là où ça fait mal. Mais où ça, taper ? Sur les propriétaires de SUV, en dégonflant les pneus ? En forçant les participants à une conférence pétrolière à passer une barrière symbolique de reproches ?

J’ai été abonné à la revue Adbusters il y a une vingtaine d’années, du temps où cette petite maison d’édition de Vancouver menait des campagnes d’anti-publicité contre les grandes marques comme Nike, ces chaussures de sport haut-de-gamme fabriquées dans des usines insalubres, ou encore Absolut, cette boisson génératrice d’impotence2Voir image Le dernier numéro de la revue prend la forme d’un manifeste : Manitesfo for World Revolution.

Ce Manifeste pour la révolution mondiale se lit un peu comme les mémoires de Kalle Lasn, initiateur de la revue Adbusters qui fut aussi parmi les animateurs du mouvement Occupy Wall Street. Aujourd’hui agé de plus de 80 ans, il nous raconte ses premières années comme enfant lithuanien vivant dans des camps de réfugiés suite à l’invasion de son pays par l’URSS… ses études en Australie puis en Autriche, sa carrière comme jeune professionnel de la publicité à Tokyo, puis comme documentariste à l’ONF au milieu des années ’80. Comment il a été touché, transformé par les mouvements sociaux… de la Beat generation à Mai 68… à la contre-culture de San Francisco.

Les Beats nous ont donné la permission d’être sauvages et insouciants. Les situationnistes nous ont appris à vivre sans temps mort. Les hippies nous ont repoussés dans la nature. Les punks ont réglé notre radar pour détecter l’hypocrisie et notre volonté de résister. Les « fantassins » d’Occupy Wall Street nous ont fait croire que la révolution mondiale est possible – et ont donné le ton de ce qui est à venir.

Manifesto for World Revolution, p. 196. Ma traduction

En plus d’identifier 7 fronts3 sur lesquels je reviendrai dans un autre billet où mener bataille le manifeste raconte les débuts de la lutte de son groupe pour faire passer de courts messages anti-publicitaires sur les chaines télé au Canada et aux États-Unis. Bataille où toutes les grandes chaines ont refusé de diffuser les messages éducatifs de Adbusters. La contestation juridique s’est arrêtée avant d’atteindre les plus hautes cours, vu les moyens disproportionnés des mass media devant le groupe militant.

Autrement dit ça fait longtemps que la parole publique est muselée, limitée, formatée par les intérêts du commerce, de la finance et de la bienséance. D’ailleurs, la parole sur la place publique n’a-t-elle pas toujours été orientée, colorée politiquement ou culturellement ? La création des média professionnels, rendue possible par les revenus publicitaires, allait contribuer à la grande accélération non seulement en diffusant les messages d’incitation à la consommation mais aussi en refusant les messages qui pouvaient contredire, contrecarrer les effets délétères de notre société de consommation.

Un effet pervers du financement publicitaire des médias : il ne reste plus de place pour un discours alternatif, une remise en question de la mode, des us et des croyances; une recherche sérieuse de la vérité.

Socialter # 60La tragédie de la propriété : quand l’accaparement ruine la planète

Pourtant je dis cela (il n’y a plus de place pour un discours alternatif) alors que ce billet porte sur des publications « alternatives » diffusées librement sur le Net qui appellent à la révolution ou au soulèvement. Bon, la question du soulèvement est abordée, discutée dans le Socialter #59. Le débat entre Monbiot et Malm y est intéressant. Mais c’est la « lettre de lecteur » d’un chauffeur d’autobus en introduction du numéro qui m’a le plus « bluffé ».

Et les perspectives « révolutionnaires » de Adbusters-Kalle Lasn sont utopiques et radicales mais il y manque le « ventre de l’économie » pour en faire un programme capable d’ouvrir la poigne de fer, ou d’enfer qui enserre l’économie du monde.

Notes

  • 1
    et de la désobéissance civile
  • 2
    Voir image
  • 3
    sur lesquels je reviendrai dans un autre billet