globalisation, écologie et sciences po

Je crois que c’est le texte (PPT) de Benoit Lévesque (Le modèle québécois, à la suite de la politique d’austérité: conséquences pour l’économie sociale et la société civile?), sa conférence donnée à l’ACFAS le 26 mai dernier à Rimouski, qui m’a amené à lire Paul Hirst pour la première fois. Un théoricien dont j’avais entendu parler pour sa « démocratie associationniste » (Associative Democracy) et qui, dans ses derniers travaux, examinait les limites de la globalisation (Globalization in question).

C’est lui qui m’a conduit à The Structure of World History, from modes of production to modes of exchange par Kojin Karatani.

En parallèle j’ai fait un détour écolo, avec Le grand pillage de Ugo Bardi, rapport soumis au Club de Rome, 40 ans après Les limites de la croissance, paru en 1972 et qui avait fait beaucoup de bruit à l’époque. Pas assez sans doute : et si on avait pris au sérieux les avertissements de ce « manifeste » il y a 40 ans ? Et puis le très beau texte, presque poétique tellement il rend palpable les mouvements et forces qui ont déterminé le climat de la terre depuis 4 milliards d’années : Voyage à travers les climats de la terre, par Gilles Ramstein (2015, chez Odile Jacob).

Et puis j’ai aussi commencé un autre très beau texte, dont il me presse de poursuivre la lecture : Laudato Si, par le pape François. [Voir ce court article de présentation dans Le Devoir]

Après avoir terminé Globalization in question, et commencé dans la foulée à lire Kojin Karatani, j’ai senti le besoin de terminer ma lecture du second volume de Fukuyama, Political order and political decay – from the industrial revolution to the globalization of democracy, que j’avais commencée il y a plusieurs mois (voir un résumé dans la revue The Atlantic). Cela pour me donner un peu de références géopolitiques et historiques afin de mieux apprécier la proposition théorique de Karatani (The Structure of World History).

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Évidemment je ne vous ferai pas ici un résumé de cette boulimie de lectures… mais j’aimerais bien tout de même vous en dire quelques mots. Tout d’abord ce texte de Benoit Lévesque, professeur émérite de sociologie à l’UQAM, qui s’est fait le chantre depuis quelques années d’un renouvellement de la social-démocratie (voir aussi le site consacré), proposait dans sa conférence de Rimouski une critique des politiques d’austérité du gouvernement Couillard, et un retour historique sur le « modèle québécois ». Il suggère en conclusion des pistes d’action pour la société civile organisée…  notamment l’importance de se positionner dans la perspective de la transition écologique tout en misant sur la démocratie délibérative et participative.

Ce que je retiens du texte de Paul Hirst sur la globalisation, c’est que cette dernière n’est pas aussi importante et inévitable que le discours dominant peut laisser croire. Chiffres à l’appui, il démontre que les échanges se font surtout à l’intérieur de blocs géopolitiques continentaux, et que les entreprises, même multinationales, ont en général des racines régionales ou nationales. Ce qui devrait nous amener à relativiser les discours défaitistes des politiciens qui prétendent de rien pouvoir faire face à la « globalisation ». Cela pourrait aussi nous pousser à saisir des leviers d’influence et de pression qui sont plus accessibles.

Le texte de Bardi, Le grand pillage, fait l’histoire de l’extraction minière, y compris celle des ressources pétrolières, montrant à quel point les courbes de l’extraction ne peuvent se poursuivre ; à quel point les alternatives et solutions technologiques sont fallacieuses et dangereuses. Nous épuisons en quelques décennies des ressources non renouvelables que la planète a mis des centaines de millions d’années à constituer, certaines dans des conditions géologiques qui ne se reproduiront plus.

Une histoire géologique que Ramstein, avec son Voyage à travers les climats de la terre, nous présente de façon éloquente et simple (mais pas trop). Comment les équilibres et déséquilibres du carbone et de l’oxygène, dans l’air, les océans et la biomasse ont été marqué par la « petite musique de Milankovitch » (oscillations combinées de l’orbite terrestre, de son obliquité et de la précession des équinoxes [ceux-ci ne se passant pas toujours à même distance du soleil, à cause du caractère elliptique de l’orbite])… De la poésie, que je vous dis. Dont on retient les équilibres fragiles et grandioses mis en danger par l’accumulation rapide de CO2 dans l’atmosphère et les océans. Il faut non seulement réduire nos émissions de d’oxyde de carbone mais il faudrait de toute urgence réduire la pression déjà accumulée dans le système. [L’accroissement de la couverture végétale est un pas dans le bon sens – Green surprise: Why the world’s forests are growing back dans le G&M d’aujourd’hui]

Quant à Fukuyama, il poursuit dans ce deuxième volume – Political Order and Political Decay, après The Origins of Political Order paru en 2011, son histoire érudite des formes de l’État, tant celle de la Chine que du Japon, analysant au passage différents pays de l’Amérique du Sud et de l’Europe, et aussi, différentes époques et administrations publiques des États-Unis. Je sais bien que cet auteur a des affiliations de droite (administrateur de la Rand corporation) mais j’ai apprécié sa connaissance encyclopédique des histoires de pays et cultures qui nous sont méconnus.

Je poursuis ma lecture de Karatani, et celle du pape François. Je vous en reparle certainement.

transitions écologiques

château de Cerisy-la-Salle, construit au début XVIIe

Le colloque Quelles transitions écologiques ? se tiendra du 1er au 10 juillet prochain, au Centre culturel international de Cerisy en Basse-Normandie.

Dix jours de colloque, avec deux demi-journées de répit seulement. Soixante-dix conférenciers. C’est tout un programme (pdf).

Deux auteurs, découverts au cours des derniers mois (Bihouix et Méda), seront présents, cette dernière comme conférencière et membre du comité directeur de l’évènement. C’est ce qui a d’abord attiré mon attention. Je dois avouer que, mis à part Bernard Perret, je ne connais pratiquement aucun des autres conférenciers ! Les notes biographiques et bibliographiques associées à chacun m’assurent cependant que ce ne sont pas des nouveaux venus…

Cette question de la transition est transversale. Elle devra toucher les partis politiques, les mouvements sociaux et réseaux d’influence les plus divers. Parce que la planète n’a été jusqu’ici qu’un contexte, un non-dit des grandes forces labourant les mers et terres du monde… il faut une prise de conscience nouvelle, qui amène les humains à se situer à cette nouvelle échelle, en regard de nouveaux acteurs, de nouvelles valeurs. Comment ces valeurs seront-elles institutionnalisées, promues, défendues ?

Dix jours de réflexion et de travail, dans un décor planté il y a quatre siècles…

Bon. Après mure réflexion je n’ai pas les moyens de soutenir à moi seul une telle participation (même si le tarif de 800€ pour l’inscription et la pension me semble très raisonnable). Si jamais un lecteur de ce blogue s’inscrit à cet évènement… j’aimerais bien pouvoir échanger avec lui ou elle, et suivre de près, même si ce n’est que virtuellement, le déroulement de ce colloque.

développer le Nord

Un plan Nord, parce qu’il faut exploiter ce qui peut l’être; parce qu’il faut être partie prenante de cette « ruée vers l’Arctique » qui consiste à accélérer la fonte des glaces pour profiter de nouvelles routes commerciales; parce que c’est encore ce qu’on sait faire de mieux, au Québec et au Canada : extraire les ressources brutes du sol et des forêts pour les exporter vers les métropoles de ce monde.

En quoi un tel « Plan Nord » contribuera-t-il au plan de sauvetage de la planète qu’il faut mettre en branle au plus tôt ? À moins que ce plan ne fasse plutôt partie du saccage, de cette culture de l’extraction, de la prédation sans scrupule ni vision (idiote, myope, sacrilège, déraisonnable, aveugle, narcissique) des ressources limitées d’une fragile planète vivante ?

Le plan de développement arctique devrait être articulé à un plan de développement et de préservation du Pacifique, et puis de l’Atlantique… Des développements qui devront se faire au delà des territoires nationaux. Pour gérer ces réserves qui feront l’avenir de l’humanité… actuellement soumises à un régime de pratiques hors-la-loi.

Un Plan nord pour refaire ici ce que la Eldorado Gold fait en Grèce ?

On se préoccupe plutôt de « libéraliser les échanges » en négociant différents pactes : avec l’Europe, avec les pays du Pacifique, en garantissant non seulement la circulation des marchandises et l’accès aux marchés mais surtout la circulation des capitaux qui seront assurés de ne pas voir les gouvernements leur mettre des bâtons dans les roues. Pfft la protection de l’environnement ! Adieu vision d’avenir, développement durable. Sauf pour en faire une marque de commerce, un autre badge de certification « garanti vert » par un autre panel à ruban bleu.

Libérer le capital, c’est reconnaître, participer à la nouvelle Banque asiatique d’investissement en infrastructures, c’est mobiliser l’épargne collective, les fonds de pension en lieu et place des emprunts (et décisions) de l’État, c’est – comme vient de le faire le gouvernement conservateur Britannique – donner à chaque cotisant de 55 ans accès à ses épargnes de retraite pour les investir comme bon lui semble… Le citoyen, devenu consommateur (Citizens as consumers, W. Streeck)  atteint le statut d’investisseur. Comme si la liberté et l’insécurité des petits ne se transformait pas toujours en occasions d’affaire pour les plus riches. Avec en prime l’incorporation plus grande encore de la culture de la liberté individuelle d’entreprendre, de choisir.

Quel est le plan Sud de ce gouvernement ? Quel est le Plan tout court ? À part l’atteinte de l’équilibre budgétaire… le paiement des dettes… et la réduction des taxes et impôts. Beau projet de société, que s’empressent d’acheter tous ceux qu’on a convaincu, par des décennies de gavage idéologique, de l’inéluctabilité de cette tendance, qui affirme l’incompétence des pouvoirs publics et la gabegie du pouvoir politique comme des évidences incontestables. Mieux vaut le chaos capitaliste que le dirigisme de l’État. Comme Streeck, encore, disait dans son article de juin dernier « How Will Capitalism End ? »

Disorganized capitalism is disorganizing not only itself but its opposition as well, depriving it of the capacity either to defeat capitalism or to rescue it. [citation d’Eurozine]

« La désorganisation capitaliste désorganise aussi son opposition et l’empêche tant de vaincre que de sauver le capitalisme. » Peut-être l’alternative n’est-elle pas de sauver ou de vaincre le capitalisme mais bien de changer, transformer l’actuel ordre des choses.

courte laisse et myopie

prolongement, jusqu’au 31 mars 2016, de l’entente administrative avec la Ville de Montréal sur la gestion du Fonds québécois d’initiatives sociales dans le cadre des Alliances pour la solidarité. La région métropolitaine dispose ainsi d’un montant total de 9 M$ afin de lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale pour l’année 2015-2016. [Portail Québec]

Pour un an, vraiment ? La confiance règne ! Une manière de stimuler l’autocensure et induire la soumission de ces « partenaires ». Ce qui se présente comme un gain est un recul par rapport aux pratiques de planifications triennales qui avaient finalement été adoptées. L’autonomie et l’indépendance des partenaires des gouvernements provincial et municipal devrait  compter plus que ça. Les réponses crédibles aux problèmes récurrents et complexes de la pauvreté ne se règleront pas en un an. Et ils auront besoin de « partenaires » et d’acteurs locaux en lien de confiance avec les « pauvres » qui n’ont pas à mendier pour leur survie, ni à se plier aux dernières modes de la nouvelle gestion pour voir reconnaitre leur expertise et la valeur de leur action.

Ces mêmes « décideurs » qui célèbrent aujourd’hui le partenariat et la collaboration avec acteurs locaux, sont ceux-là même qui hier annonçaient  la réduction de moitié du soutien au développement local (ou régional) concerté (fusions précipitées des CDEC/CLD ; réduction de moitié des budgets d’opération) : le ministre de l’occupation des MRC (anti-ministre des régions) et le maire de Montréal.

À moins que les initiatives de « lutte à la pauvreté » ne soient en « phasing out » et qu’on se donne un an pour offrir à ces partenaires, ou à d’autres, des programmes plus caustiques et costauds  de « lutte contre les pauvres » qui seraient plus conséquents avec le style néo-libéral du gouvernement Couillard.

40 ans de gestion de crise

Temps-Achete« Il s’agit probablement d’un essai parmi les plus pertinents à ce jour sur l’analyse de l’évolution du système capitaliste depuis la fin de la deuxième guerre mondiale ».

Le livre Du temps acheté. La crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique (Gallimard, 2014), récemment traduit en français, est au cœur d’une vive controverse au sujet de l’Euro qui a opposé le philosophe Jürgen Habermas, fervent défenseur du projet d’une union politique européenne construite sur la base de l’Union monétaire, et Wolfgang Streeck. Pour ce dernier, l’Union monétaire, en imposant une monnaie uniforme à des pays socialement et économiquement trop différents, les a montés les uns contre les autres. Wolfgang Streeck définit l’Euro comme une « expérience irréfléchie » qui est, selon lui, le dernier stade d’un processus historique qu’il nomme « la crise du capitalisme démocratique », désignant ainsi la crise des institutions mises en place après 1945. [conférence-débat, 11 février 2015, Missions allemandes en France]

Je ne tenterai pas de vous résumer ce texte touffu de 300 pages (+ 70 pages de notes).

La présentation du livre de Wolfgang Streeck (DU TEMPS ACHETÉ − La crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique), genre quatrième de couverture, sur le site Gallimard renvoie à cette présentation commentée de Benjamin Caraco sur le site nonfiction.fr, dont les paragraphes suivants sont tirés.

L’idée qui traverse l’ouvrage est simple : le capitalisme, en crise structurelle depuis la sortie des Trente Glorieuses, a retardé son implosion grâce à la financiarisation de nos économies. Les solutions adoptées sont temporaires et fragiles : une dialectique s’installe, chaque remède adopté se transforme progressivement en problème en moins de dix ans. (…) L’inflation, la dette publique puis privée (…) ont permis de continuer à contenter le travail tout en augmentant la part du capital en l’absence d’une croissance aussi forte que durant les décennies précédentes.

L’État semble devenu impuissant à prélever des impôts sur les plus fortunés de ses administrés, ces derniers exploitant au maximum les échappatoires offerts par la mondialisation. En conséquence, l’État finance davantage ses dépenses par l’emprunt que par l’impôt. Un tel mode de financement convient doublement aux classes possédantes puisqu’il leur permet, outre d’être moins imposées, de placer de façon sûre leur capital tout en contrôlant de façon quasi censitaire la politique des États. Les détenteurs de dettes nationales deviennent en effet de véritables actionnaires de ceux-ci : ils se constituent alors en une force de contrôle à égalité avec les électeurs, que Streeck désigne comme des Marktvolk à opposer au Staatsvolk, actionnaires contre citoyens.

Dans la version française de l’ouvrage de Streeck, une postface est ajoutée « en réponse à Habermas« . J’ai cherché la critique faite par Habermas à l’origine de cette réplique. N’ai trouvé que la version allemande, sur le site Bleatter.de.

Les débats entre les deux positions de gauche concernant l’Europe, l’une – celle de Streeck – proposant un abandon de l’union monétaire afin de redonner pouvoir aux États-nations, l’autre – Habermas – désirant poursuivre la construction d’une Europe démocratique en renforçant ses institutions. Un commentaire d’origine italienne résume ici (The debate between Habermas and Streeck about the Left and Europe’s future) à quel point Habermas est en accord avec Streeck en ce qui concerne le diagnostic et la description de l’assujettissement des États devant les demandes et conditions du capital.

Par ailleurs, c’est vrai que j’ai trouvé ça gênant cet appel aux « mouvements sociaux à manifester leur rage contre tout ça, y compris avec des pavés. » Comme le souligne dans un mot lapidaire Chavagneux sur Alternatives Économiques.

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Comment ce débat, ce texte a-t-il quelque pertinence pour celui qui n’habite pas l’Europe ? Les politiques d’austérité de l’État du Québec sont parmi les plus rigoureuses du monde. Elles sont contre-productives, dit Pierre Fortin :

Ça va atténuer les effets positifs sur le PIB découlant de la baisse du prix du pétrole, de la dépréciation du dollar canadien, de la baisse des taux d’intérêt et de la croissance de la demande américaine pour nos produits.

Une position sur laquelle renchérit aujourd’hui Francine Pelletier dans Le Devoir : Les bienfaits toniques de la purge.

une société plus équilibrée

MintzbergRebalancing Society (PDF in extenso), tel est le titre du dernier ouvrage de Henry Mintzberg. Un petit bouquin de quelques 150 pages (disponible gratuitement sur le site de l’auteur – j’avais pour ma part acheté le livre avant de l’apprendre) défendant passionnément un rééquilibrage de nos modes de gestion et de l’orientation de nos sociétés. Nous devons passer d’un monde à deux pôles (gauche-droite, privé-public) vers un monde qui fait une place à un pôle « plural » (pluriel ?) que d’autres ont souvent nommé tiers-secteur, à but non lucratif ou de la société civile…

Nous sommes des êtres humains avant que d’être des ressources humaines et il faut promouvoir un « communityship » qui sache contrebalancer les formes individuelles privées de propriété (ownership) et celles, publiques, de la citoyenneté (citizenship) qui promeuvent toutes deux des formes par trop individuelles de leadership. « C’est sûr qu’un individu peut parfois faire la différence, mais n’est-ce pas souvent, aujourd’hui, pour le pire ?  » (p. 36 – ma traduction)

Ce secteur pluriel n’est pas une alternative, une troisième voie face au capitalisme ou au socialisme, mais un des trois vecteurs nécessaires pour toute société équilibrée. Il faut redonner à ce troisième secteur la place et le poids qui lui revienne, pour contrer une dérive, un déséquilibre qui a surtout favorisé le pôle privé, au point où celui-ci exerce une influence de plus en plus nocive sur les règles démocratiques.

Mintzberg en appelle à des mouvements offensifs (slingshot movements)  capables de batailler sur trois fronts : les pratiques destructives, les droits (entitlements) qui soutiennent de telles pratiques et les théories qui tentent de les justifier. [p. 53] Ces mouvements qui croissent « de l’intérieur » vers le haut et l’extérieur, prennent des formes multiples, allant de l’éducation à la biodiversité à la culture, aux droits de propriété et à la religion… devront trouver moyen de se consolider à l’échèle mondiale afin de « rééquilibrer ce monde ».

Responsible social movements and social initiatives, often carried out in local communities but also networked globally for collective impact, are the greatest hope we have for regaining balance in this troubled world. [p. 57]

Il faut s’attaquer au pouvoir (et aux droits) de lobbying des grandes corporations, à leur capacité grandissante d’influencer les élections; aux libertés qui permettent à la finance privée de manipuler les prix et les flux financiers au détriment des faibles et de l’avenir; à une philosophie de la croissance pour la croissance qui ressemble plus à un cancer qu’à une orientation à promouvoir. Il faut soutenir le secteur pluriel qui a montré sa valeur localement, par un financement, des infrastructures et ressources spécialisées afin qu’il puisse étendre son impact dans le monde.

Cette société à trois pôles (Engaging Democracy, Responsible Entreprise, Plural Inclusion) devra éviter les trois écueils du despotisme public, du capitalisme prédateur et du replis populiste, ce qu’il appelle les écueils du Crude, Crass and Closed.

C’est un appel à « Toi, moi et nous devant ce monde boulversé ». C’est le titre de son dernier chapitre.  « The place to start confronting the exploiters of this world is in front of our own mirrors. Now ! »  Il nous rappelle à quel point il est facile de se trouver des excuses pour remettre à plus tard, repousser sur les autres les causes de notre propre apathie.

Il faut cesser d’émasculer les services publics, en réduisant les impôts pour ensuite rééquilibrer les budgets en coupant les budgets, prétendant que cela n’aura pas d’impact sur les services ! Il est beaucoup plus facile de mesurer les coûts que les bénéfices d’un programme. Les conséquences des coupures ne se font souvent sentir qu’à plus long terme.

Il a quelques bons mots pour dénoncer le New Public Management. C’est un euphémisme recouvrant de vieilles pratiques corporatives qui imposent aux services publics qui n’ont pu être privatisés de se comporter comme des entreprises privées : engagez-vous des leaders héroïques qui réorganiseront sans cesse, mesureront comme des fous et transformeront tous les processus. [Put heroic leaders in charge, reorganize constantly, measure like mad, and reengineer everything in sight – p. 82]

La plupart des activités prises en charge par le gouvernement le sont parce qu’elles ne peuvent être gérées comme des affaires (businesses).

C’est un petit livre que j’ai eu beaucoup de plaisir à lire, après m’être tapé le livre de chevet des économistes et technocrates qui nous dirigent : The Fourth Revolution : The Global Race to Reinvent the State. Après une histoire du développement de l’État (de Hobbes à Mills à Webb puis à Friedman), les auteurs critiquent l’époque Tatcher-Reagan pour n’avoir fait qu’une demi révolution. Ils ont coupé les taxes, mais pas assez les programmes et budgets. Il est facile de trouver des exemples de corporations et syndicats ayant abusé de leur position de négociation (et de la faiblesse des élus et leurs commettants) pour justifier ensuite la réduction du rôle de l’État à son minimum… Un chiffre à retenir : « In America almost half the people in the richest 1% are medical specialists ». Les conclusions qu’en tirent les auteurs : s’inspirer de ces médecins Indiens qui organisent les hôpitaux comme des usines afin de pratiquer les opérations à coeur ouvert à la chaine, vraiment. On dit bien qu’il faudrait que les médecins s’appuient plus sur des techniciens, des technologues moins coûteux… mais sans remettre en cause la place en haut de la pyramide aux spécialistes médicaux. Les hôpitaux transformés (encore plus) en usines et des « apps » pour signaler les nids-de-poule aux décideurs municipaux ! Un bel avenir nous attend…

la croissance contre l’avenir

La croissance c’est le passé. C’est fini. Ce qu’il faut c’est aménager la survie. Et la vie, si possible. La croissance du PIB, il faut en finir et évoluer vers un progrès véritable et compatible avec la préservation de la possibilité du bien vivre pour les générations à venir.

mystique-croissanceJ’ai apprécié la synthèse des efforts déployés pour comprendre les limites des modes actuels dominants de mesure de la croissance, de la richesse, du progrès, de l’obligation que nous avons de miser sur autre chose que la croissance brute, aveugle et destructrice.  Méda fait le tour de plusieurs réponses, tentatives de réponse à ce dilemme, le trilemme ((de Degryse et Pochet dans Pour en finir avec ce vieux monde. Les chemins de la transition)) : réduire le déficit public; investir dans l’infrastructure verte et préserver l’État-providence et les services publics((page 207, Mystique de la croissance)).

Pour conclure avec sa propre prescription pour une transition juste, telle que définie par la CSI((Confédération syndicale internationale)) et d’autres organisations internationales (PNUD((Programme des Nations Unies pour l’environnement)), OIE((Organisation internationale des employeurs)) ).

Produire de la qualité, et du durable, ça crée de l’emploi même si ça ne se traduit pas nécessairement par une productivité croissante. C’est d’ailleurs ce qu’il faut changer, viser à toujours plus de productivité, des coûts plus bas… au détriment de la qualité, de l’avenir de la planète.

Produire dans des secteurs nouveaux, intenses en emplois, en main-d’oeuvre qualifiée, et pauvres en matières polluantes, rares ou de piètre qualité. Il nous faudra une autre manière de mesurer le progrès que le PIB, une règle faisant état de la qualité de nos liens « care » à l’endroit de la nature.  Un nouvel indicateur de progrès, plutôt que de croissance strictement économique. Un indicateur basé sur la santé sociale et la protection du patrimoine naturel.

Il faudra une mobilisation large, planifiée, évaluée, réfléchie. Mais comme le soulignent les lecteurs du Séminaire de sociologie (voir plus loin) il y a peu (ou pas du tout) de place pour la lutte des classes et des groupes sociaux… tout se passe comme s’il s’agissait essentiellement d’un débat d’idées, qui feront tomber les oppositions par leur propre magie de persuasion. Mais s’il faut « en venir aux mains », mieux vaut avoir les idées claires et un plan précis.

Un petit livre (300 pages petit format) dont on sort revigoré. Je termine ce billet avec quelques paragraphes tirés de la conclusion. Et des liens vers la discussion et les sources citées.

* * *

« Si nous ne redistribuons pas massivement certaines des ressources des plus favorisés vers les moins favorisés, des sociétés riches vers les autres et, à l’intérieur de chaque société, si nous n’engageons pas un processus de profonde réduction des inégalités, nous ne parviendrons pas à convaincre les plus modestes de nos concitoyens d’échanger le surcroît de consommation contre de plus amples « capabilités d’épanouissement ». Ce serait leur proposer d’échanger la proie pour l’ombre.

« Tout se passe comme si l’acte de consommation permettait aux individus d’accéder à une double liberté. Liberté de choix, d’abord. Parmi une infinité de produits qui me sont proposés (…) je peux choisir celui qui me convient, celui qui reflète au plus profond ma personnalité, celui qui me permet d’exprimer authentiquement qui je suis. Et lors de l’acte d’achat, je peux de surcroît éprouver une seconde liberté, celle de manipuler librement de l’argent, équivalent universel, symbole indépassable de l’émancipation.

« Quelles seraient les actes ou les activités qui pourraient procurer le même sentiment de puissance, la même sensation d’émancipation, la même impression de liberté?» (p. 282-283)

« Au-delà d’une modernité échevelée, au cours de laquelle les humains ont cru qu’il pourraient se passer même de la nature, il nous faut sans doute renouer avec les idéaux et les valeurs du monde grec : le sens de la mesure, de la limite, de l’insertion savamment calculée de nos actes dans la nature; la capacité à imiter la nature, à respecter ses rythmes, à faire de l’autarcie une valeur, à produire au plus juste, et ce, sans les défauts du monde grec : l’esclavage, les femmes tenues pour quantité négligeable, la démocratie réduite à un tout petit nombre, l’Autre considéré comme barbare. La reconversion écologique, occasion de réacclimater le monde grec et ses magnifiques valeurs au cœur de la postmodernité ? Une occasion vraiment historique…» (p. 297)

Des commentaires sur La Mystique de la croissance, comment s’en libérer

Bibliographie partielle

les moyens de l’État

En terminant la lecture de Piketty (voir billet précédent)  je suis « déterminé » à répliquer à tous ceux qui chantent sur tous les tons « l’État n’a plus les moyens de… » que si l’État avait imposé de manière équitable ceux qui possèdent les moyens (capitaux et revenus) il n’aurait pas eu à s’endetter. Que cette dette profite d’abord à ceux qui avaient les moyens de prêter à l’État. Ainsi, ceux qui « ont les moyens » profitent deux fois de cette iniquité : en ne payant pas leur juste part, et en tirant une rente de cette situation.

En moyenne la dette publique représente environ une année de revenu national. Évidemment la situation est différente selon les pays. Mais la moyenne est intéressante en ce qu’elle relativise la question de la dette publique lorsque comparée aux capitaux privés accumulés, qui représentent de 5 à 7 années de revenus nationaux. Ce qui fait dire à Piketty qu’un impôt extraordinaire (unique) de 15% sur cette fortune accumulée permettrait de ramener à zéro cette dette, et de dégager une marge de manoeuvre pour l’intervention publique.

Reste à voir ce qu’on ferait de cette nouvelle capacité d’agir : comment éviter qu’elle serve, simplement, à racheter les votes de certains groupes électoraux ? Une telle capacité d’action renouvelée devrait, dans le contexte actuel, être affectée à la rencontre de défis structuraux tels la transition énergétique, la formation de la main-d’oeuvre de demain, la protection des ressources halieutiques et forestières nécessaires aux générations à venir… Mais avant tout, elle devrait aussi être conjointe à une prise en compte plus complète des capitaux, à l’échèle globale, dans la base de taxation des États. Et pour ce faire il faudra que des ententes internationales soient conclues pour échanger automatiquement l’information concernant la propriété des capitaux et éviter ainsi l’évasion fiscale. Des efforts ont été consentis récemment : FATCA, pour les  États-Unis; ententes d’échange d’information entre États européens (ici, ). Un avantage non négligeable de cette capacité d’imposer équitablement la richesse dans toutes ses formes serait de pouvoir remplacer la taxe foncière, sur laquelle repose encore la santé (ou l’absence de) financière des villes alors que le foncier ne représente que la moitié des richesses en capital.

Paradis fiscaux : la filière canadienneMais le chemin sera long. Comme en témoigne avec éloquence le dossier rassemblé par Denault et al. : Paradis fiscaux : la filière canadienne. Entre le discours officiel et la réalité des règles fiscale il y a parfois un abysse ! C’est pourquoi nous devons refuser, réfuter chaque fois qu’on nous sert la chanson des moyens qui manquent à l’État, en demandant à ces décideurs myopes quels sont les moyens mis en oeuvre pour récupérer les sommes dues et traquer les citoyens sans scrupule ni honneur.

 

capital : évolution 1910-2010

Si ces presque 1000 pages ne rebutent pas le lecteur non spécialiste de la chose économique, c’est que l’auteur sait allier à la rigueur des chiffres, des descriptions littéraires, sociologiques et politiques qui permettent de bien saisir la dynamique des patrimoines depuis trois siècles (en France mais aussi dans de nombreux autres pays) et d’en dégager des leçons pour l’avenir. Contrairement aux travaux de nombreux économistes, Thomas Piketty considère que la science s’enrichit lorsqu’elle fait appel à d’autres disciplines (l’histoire, la sociologie, la littérature, etc.) pour rendre compte de phénomènes aussi complexes que l’histoire du capital, le rôle du patrimoine, la genèse et la permanence des inégalités dans le temps. [extrait du résumé tiré du numéro 72 de Habitat et Société].

Comme je l’ai dit il y a quelques semaines, l’intérêt de ce bouquin réside aussi dans la mise à disponibilité des tableaux, graphiques et sources utilisées. J’en présente ici quelques uns parmi ceux qui m’ont le plus éclairé.

capital-france

L’importance et la composition du capital accumulé (en France) depuis le XVIIIe siècle, mesuré en multiple du revenu national.

La quasi disparition du capital sous forme de terres et son remplacement par le capital-logement. Aussi remarquable la baisse drastique mais temporaire de l’importance du capital accumulé pendant la période 1915-1945.

capital-privé-public

Parler de capital, c’est essentiellement parler de capital privé, car s’il existe un capital public accumulé, il est pratiquement équivalent à la dette publique.

part-capital

Le capital s’accumule grâce aux revenus qu’il génère : redevances, loyers, intérêts qui représentaient entre 15% et 25% du revenu national en 1975 et entre 25% et 35% en 2010. Les revenus du travail représentent les 65% à 75% du revenu national restant.

Décile-revenus

La concentration de la richesse s’est accrue au cours des 3 dernières décennies pour atteindre ou dépasser les sommets d’avant la première guerre mondiale. Les 10% les plus riches reçoivent 35%-45% du revenu national.

patrimoine-inégal

La concentration est encore plus visible lorsqu’on examine la capital accumulé plutôt que le revenu national. Le décile supérieur possède plus de 70% du capital national, aux États-Unis ( 60% en Europe) alors que centile supérieur (le 1% le plus riche) possède autour de 30% du capital accumulé. 

Cette relative baisse par rapport aux sommets de 1910 marque la montée de la classe moyenne patrimoniale, les 40% de la population qui suivent les 10% les plus riches, qui ne possédaient il y a cent ans presque rien (5-10% du capital) et qui possèdent aujourd’hui (dans les pays riches) entre un quart et un tiers du patrimoine national. Les 50% restant, soit la moitié la plus pauvre de la société, sont restés dans la même situation c’est-à-dire qu’ils ne possèdent pratiquement aucun patrimoine.

Alors que le patrimoine hérité était descendu à moins de 50% du patrimoine total en 1970, il atteint près de 70% en 2010, en France, et continuera de croître suivant une logique favorisant la concentration et les rendements plus élevés pour les grands capitaux.

Un prochain billet portera sur les pistes avancées par Piketty : imposer le capital, et non seulement ses revenus. Et ce à l’échèle mondiale.