quel projet de société ?

Un autre sondage rappelait récemment à quel point les gens se méprennent sur la signification d’une dette publique, en y appliquant les principes d’un « bon père de famille » qui évite l’endettement. Mais comme le rappelait encore une fois Krugman (Nobody Understands Debt) : une famille, un individu emprunte aux autres, alors que la société s’emprunte à elle-même. Mais les dirigeants aiment bien cette image du ménage de la mère économe (thrifty Swabian housewife), icône chère à Angela Merkel. C’était avant que M. Coiteux, président du Conseil du trésor québécois, reprenne encore une fois cette inepte comparaison des budgets d’un État et d’une famille. Irresponsable, même, pour un gouvernement, disait ce chroniqueur.

Vouloir à tout prix et au plus vite réduire les dépenses et atteindre l’équilibre, puis les surplus budgétaires, c’est vider de sens l’action publique, et renvoyer au privé, à la friche le terrain autrefois occupé, cultivé par celle-ci. C’est appliquer un dogme, celui de la décroissance, planifiée ou provoquée, de la puissance publique, cette capacité d’action collective appuyée sur des institutions et compétences, des contrats, sur une histoire. La décroissance étant le prix à payer pour atteindre l’équilibre, un déséquilibre qu’on a par ailleurs accentué en refusant de récupérer les sommes dues par les riches mais rétifs contribuables ou en réduisant les impôts, supposément pour soutenir l’économie.

Mais il ne faudrait pas donner à la dernière itération (réformes Leitão – Barrette – Couillard, programme Harper) de cette réorganisation permanente utilisée par les politiques pour masquer la vacuité de leurs intentions (c’est Sénèque qui disait cela) plus de sens qu’elle en aura. Ce qui compte vraiment c’est la poursuite, l’approfondissement de l’inaction et de l’impuissance affirmée du pouvoir public, son refus de l’engagement dans un avenir, dans un projet de transformation appuyé sur une vision de notre société qui aille au-delà de la préservation de la cote de crédit du gouvernement et des libertés et garanties offertes aux capitaux.

Combien on gage que dès que l’équilibre sera atteint, ce gouvernement n’aura d’autre projet que de réduire les impôts…

une société plus équilibrée

MintzbergRebalancing Society (PDF in extenso), tel est le titre du dernier ouvrage de Henry Mintzberg. Un petit bouquin de quelques 150 pages (disponible gratuitement sur le site de l’auteur – j’avais pour ma part acheté le livre avant de l’apprendre) défendant passionnément un rééquilibrage de nos modes de gestion et de l’orientation de nos sociétés. Nous devons passer d’un monde à deux pôles (gauche-droite, privé-public) vers un monde qui fait une place à un pôle « plural » (pluriel ?) que d’autres ont souvent nommé tiers-secteur, à but non lucratif ou de la société civile…

Nous sommes des êtres humains avant que d’être des ressources humaines et il faut promouvoir un « communityship » qui sache contrebalancer les formes individuelles privées de propriété (ownership) et celles, publiques, de la citoyenneté (citizenship) qui promeuvent toutes deux des formes par trop individuelles de leadership. « C’est sûr qu’un individu peut parfois faire la différence, mais n’est-ce pas souvent, aujourd’hui, pour le pire ?  » (p. 36 – ma traduction)

Ce secteur pluriel n’est pas une alternative, une troisième voie face au capitalisme ou au socialisme, mais un des trois vecteurs nécessaires pour toute société équilibrée. Il faut redonner à ce troisième secteur la place et le poids qui lui revienne, pour contrer une dérive, un déséquilibre qui a surtout favorisé le pôle privé, au point où celui-ci exerce une influence de plus en plus nocive sur les règles démocratiques.

Mintzberg en appelle à des mouvements offensifs (slingshot movements)  capables de batailler sur trois fronts : les pratiques destructives, les droits (entitlements) qui soutiennent de telles pratiques et les théories qui tentent de les justifier. [p. 53] Ces mouvements qui croissent « de l’intérieur » vers le haut et l’extérieur, prennent des formes multiples, allant de l’éducation à la biodiversité à la culture, aux droits de propriété et à la religion… devront trouver moyen de se consolider à l’échèle mondiale afin de « rééquilibrer ce monde ».

Responsible social movements and social initiatives, often carried out in local communities but also networked globally for collective impact, are the greatest hope we have for regaining balance in this troubled world. [p. 57]

Il faut s’attaquer au pouvoir (et aux droits) de lobbying des grandes corporations, à leur capacité grandissante d’influencer les élections; aux libertés qui permettent à la finance privée de manipuler les prix et les flux financiers au détriment des faibles et de l’avenir; à une philosophie de la croissance pour la croissance qui ressemble plus à un cancer qu’à une orientation à promouvoir. Il faut soutenir le secteur pluriel qui a montré sa valeur localement, par un financement, des infrastructures et ressources spécialisées afin qu’il puisse étendre son impact dans le monde.

Cette société à trois pôles (Engaging Democracy, Responsible Entreprise, Plural Inclusion) devra éviter les trois écueils du despotisme public, du capitalisme prédateur et du replis populiste, ce qu’il appelle les écueils du Crude, Crass and Closed.

C’est un appel à « Toi, moi et nous devant ce monde boulversé ». C’est le titre de son dernier chapitre.  « The place to start confronting the exploiters of this world is in front of our own mirrors. Now ! »  Il nous rappelle à quel point il est facile de se trouver des excuses pour remettre à plus tard, repousser sur les autres les causes de notre propre apathie.

Il faut cesser d’émasculer les services publics, en réduisant les impôts pour ensuite rééquilibrer les budgets en coupant les budgets, prétendant que cela n’aura pas d’impact sur les services ! Il est beaucoup plus facile de mesurer les coûts que les bénéfices d’un programme. Les conséquences des coupures ne se font souvent sentir qu’à plus long terme.

Il a quelques bons mots pour dénoncer le New Public Management. C’est un euphémisme recouvrant de vieilles pratiques corporatives qui imposent aux services publics qui n’ont pu être privatisés de se comporter comme des entreprises privées : engagez-vous des leaders héroïques qui réorganiseront sans cesse, mesureront comme des fous et transformeront tous les processus. [Put heroic leaders in charge, reorganize constantly, measure like mad, and reengineer everything in sight – p. 82]

La plupart des activités prises en charge par le gouvernement le sont parce qu’elles ne peuvent être gérées comme des affaires (businesses).

C’est un petit livre que j’ai eu beaucoup de plaisir à lire, après m’être tapé le livre de chevet des économistes et technocrates qui nous dirigent : The Fourth Revolution : The Global Race to Reinvent the State. Après une histoire du développement de l’État (de Hobbes à Mills à Webb puis à Friedman), les auteurs critiquent l’époque Tatcher-Reagan pour n’avoir fait qu’une demi révolution. Ils ont coupé les taxes, mais pas assez les programmes et budgets. Il est facile de trouver des exemples de corporations et syndicats ayant abusé de leur position de négociation (et de la faiblesse des élus et leurs commettants) pour justifier ensuite la réduction du rôle de l’État à son minimum… Un chiffre à retenir : « In America almost half the people in the richest 1% are medical specialists ». Les conclusions qu’en tirent les auteurs : s’inspirer de ces médecins Indiens qui organisent les hôpitaux comme des usines afin de pratiquer les opérations à coeur ouvert à la chaine, vraiment. On dit bien qu’il faudrait que les médecins s’appuient plus sur des techniciens, des technologues moins coûteux… mais sans remettre en cause la place en haut de la pyramide aux spécialistes médicaux. Les hôpitaux transformés (encore plus) en usines et des « apps » pour signaler les nids-de-poule aux décideurs municipaux ! Un bel avenir nous attend…

la croissance contre l’avenir

La croissance c’est le passé. C’est fini. Ce qu’il faut c’est aménager la survie. Et la vie, si possible. La croissance du PIB, il faut en finir et évoluer vers un progrès véritable et compatible avec la préservation de la possibilité du bien vivre pour les générations à venir.

mystique-croissanceJ’ai apprécié la synthèse des efforts déployés pour comprendre les limites des modes actuels dominants de mesure de la croissance, de la richesse, du progrès, de l’obligation que nous avons de miser sur autre chose que la croissance brute, aveugle et destructrice.  Méda fait le tour de plusieurs réponses, tentatives de réponse à ce dilemme, le trilemme ((de Degryse et Pochet dans Pour en finir avec ce vieux monde. Les chemins de la transition)) : réduire le déficit public; investir dans l’infrastructure verte et préserver l’État-providence et les services publics((page 207, Mystique de la croissance)).

Pour conclure avec sa propre prescription pour une transition juste, telle que définie par la CSI((Confédération syndicale internationale)) et d’autres organisations internationales (PNUD((Programme des Nations Unies pour l’environnement)), OIE((Organisation internationale des employeurs)) ).

Produire de la qualité, et du durable, ça crée de l’emploi même si ça ne se traduit pas nécessairement par une productivité croissante. C’est d’ailleurs ce qu’il faut changer, viser à toujours plus de productivité, des coûts plus bas… au détriment de la qualité, de l’avenir de la planète.

Produire dans des secteurs nouveaux, intenses en emplois, en main-d’oeuvre qualifiée, et pauvres en matières polluantes, rares ou de piètre qualité. Il nous faudra une autre manière de mesurer le progrès que le PIB, une règle faisant état de la qualité de nos liens « care » à l’endroit de la nature.  Un nouvel indicateur de progrès, plutôt que de croissance strictement économique. Un indicateur basé sur la santé sociale et la protection du patrimoine naturel.

Il faudra une mobilisation large, planifiée, évaluée, réfléchie. Mais comme le soulignent les lecteurs du Séminaire de sociologie (voir plus loin) il y a peu (ou pas du tout) de place pour la lutte des classes et des groupes sociaux… tout se passe comme s’il s’agissait essentiellement d’un débat d’idées, qui feront tomber les oppositions par leur propre magie de persuasion. Mais s’il faut « en venir aux mains », mieux vaut avoir les idées claires et un plan précis.

Un petit livre (300 pages petit format) dont on sort revigoré. Je termine ce billet avec quelques paragraphes tirés de la conclusion. Et des liens vers la discussion et les sources citées.

* * *

« Si nous ne redistribuons pas massivement certaines des ressources des plus favorisés vers les moins favorisés, des sociétés riches vers les autres et, à l’intérieur de chaque société, si nous n’engageons pas un processus de profonde réduction des inégalités, nous ne parviendrons pas à convaincre les plus modestes de nos concitoyens d’échanger le surcroît de consommation contre de plus amples « capabilités d’épanouissement ». Ce serait leur proposer d’échanger la proie pour l’ombre.

« Tout se passe comme si l’acte de consommation permettait aux individus d’accéder à une double liberté. Liberté de choix, d’abord. Parmi une infinité de produits qui me sont proposés (…) je peux choisir celui qui me convient, celui qui reflète au plus profond ma personnalité, celui qui me permet d’exprimer authentiquement qui je suis. Et lors de l’acte d’achat, je peux de surcroît éprouver une seconde liberté, celle de manipuler librement de l’argent, équivalent universel, symbole indépassable de l’émancipation.

« Quelles seraient les actes ou les activités qui pourraient procurer le même sentiment de puissance, la même sensation d’émancipation, la même impression de liberté?» (p. 282-283)

« Au-delà d’une modernité échevelée, au cours de laquelle les humains ont cru qu’il pourraient se passer même de la nature, il nous faut sans doute renouer avec les idéaux et les valeurs du monde grec : le sens de la mesure, de la limite, de l’insertion savamment calculée de nos actes dans la nature; la capacité à imiter la nature, à respecter ses rythmes, à faire de l’autarcie une valeur, à produire au plus juste, et ce, sans les défauts du monde grec : l’esclavage, les femmes tenues pour quantité négligeable, la démocratie réduite à un tout petit nombre, l’Autre considéré comme barbare. La reconversion écologique, occasion de réacclimater le monde grec et ses magnifiques valeurs au cœur de la postmodernité ? Une occasion vraiment historique…» (p. 297)

Des commentaires sur La Mystique de la croissance, comment s’en libérer

Bibliographie partielle

entreprise progressiste

Ces quelques mots d’André Coupet interviewé par Gérald Fillion, à RDI Économie.

Coupet-Fillion

12% de rendement exigé sur l’argent, alors que les pays peinent à croître d’un pour cent par an. Cela conduit à une compression des ressources humaines, des fournisseurs, des ressources naturelles. Nous consommons une planète et demi par an. Il faut être un peu patient et profiter, par ailleurs d’une meilleure qualité de vie.

Management par les valeurs; stratégie de temps long…

La courte entrevue (6 min) vaut même qu’on se tape les annonces imposées par R-C. Merci Seb.

entreprisesocialeC’est, en d’autres mots, ce que disent les auteurs de « L’entreprise du XXIe siècle sera sociale [ou ne sera pas]« .

entreprises sociales du XXIe siècle

entreprisesocialeL’entreprise du XXIe siècle sera sociale (ou ne sera pas) – tel est le titre de cette publication de la Rue de l’échiquier, un écrit inspiré des leçons tirées du Goupe SOS.

Une approche « franco-française » : on formule des idées, puis on forme des professionnels pour les mettre en pratique, et des praticiens qui influenceront le marché… Pourtant le marché pré-existe, et c’est de lui, de la pratique actuelle des meneurs (industriels, politiques, professionnels) que devra partir toute réforme. Et c’est justement ce que ces auteurs disent, au delà de la forme didactique.

La chose que j’ai le plus appréciée : la convergence proposée, plutôt que la confrontation. Ce n’est pas une guerre de religion, où il faut convertir le païen et lui faire abandonner toutes ses croyances pour en adopter de nouvelles. Il s’agit de voir et faire voir ce que toute entreprise (même les privées) fait déjà de social. De le mettre en valeur en le mesurant, en l’évaluant, en le soutenant.

Il faut sortir l’économie sociale de la marge, et c’est en reconnaissant et soutenant la dimension « sociale » de toute entreprise que nous le ferons. Tout en poursuivant la marche pour faire reconnaitre la dimension entreprise des projets d’économie sociale.

Nous devons apprendre à mesurer la valeur en d’autres termes que monétaires à court terme. La mesure de l’impact social est devenue incontournable pour faire des choix éclairés.

Il nous faudra laisser les 4/5 des réserves pétrolières dans le sol… sous peine d’asphyxier la planète. Il pourrait être intéressant de choisir où et comment nous extrairons le dernier cinquième à partir de critères plus conséquents que le seul prix à court terme !

Si nous avions donné un peu plus de poids à l’impact social, peut-être que la tragédie des usines de T-shirts du Rana Plaza au Bangladesh ne se serait pas produite ! Et les conditions environnementales des villages où sont produits les iPhones et iPads de la planète seraient peut-être améliorées ?

« L’entreprise sociale devient le moyen de faire converger l’économie de marché, le secteur public et l’économie sociale et solidaire ».

Nobels révolutionnaires

C’est moi qui souligne… dans le titre de cet article du Guardian sur onze prix Nobel qui soulignent la nécessité urgente d’un virage radical.

Nobel laureates call for a revolutionary shift in how humans use resources
Eleven holders of prestigious prize say excessive consumption threatening planet, and humans need to live more sustainably 

TCETC’est le mot qui me revenait en tête plusieurs fois, en lisant This Changes Everything de Naomi Klein même si je ne suis pas certain qu’elle ait elle-même utilisé le terme : révolution. Un virage révolutionnaire, radical qui mettra à mal certaines valeurs dominantes, « naturelles » actuelles, telle la liberté d’entreprendre et d’extraire du profit des ressources (mines, énergies, industries) possédées par des intérêts privés.

« The state of affairs is “catastrophic” », « more damage to the Earth in the next 35 years than we have done in the last 1,000 », « our exponentially growing consumption of resources, required to serve the nine billion or so people who will be on planet Earth by 2050, all of whom want to have lives like we have in the western world », « the climate impact of Asia’s rapid urbanisation », « humanity is living absurdly beyond its means ». [extraits du billet sur le Guardian]

Mais ces « intérêts privés » ne sont pas uniquement les grosses poches et conglomérats internationaux… ce sont aussi nos épargnes collectives, nos fonds de pension, mutuelles et coopératives financières. La place, le poids des petits épargnants est-il toujours conservateur et peu enclin au changement, aux « révolutions » ? Ou si, comme pour les grands groupes financiers et capitalistes, on peut concevoir des stratégies perturbatrices et transformatrices qui soient aussi génératrices de valeur.

Si nos épargnes collectives ont un poids réel [ et quel est-il, justement, vis-à-vis des fortunes privées ? ] il peut être mobilisé par les collectivités agissantes, démocratiques ou intentionnelles. C’est ce qui pourrait « tout changer », selon Klein, cette mobilisation de mouvements divers mais convergents qui visent à divertir les investissements (divest) de l’économie carbonée vers (invest) une autre économie, plus verte, vivante, sociale.

Le dernier livre de Klein ne propose pas de « solution globale » et concentre son attention sur les batailles locales, régionales ancrées dans les cultures et histoires des peuples… notamment amérindiens. Si cette approche a le mérite de donner du sens, de faire voir les convergences dans la multitude des mouvements, toutes les communautés ne sont pas « assises sur des rivières à saumon ». Beaucoup de communautés urbaines doivent et devront compter sur un accès à des ressources qui n’appartiennent à personne : qui ne peuvent être défendues à la manière d’un patrimoine ancré dans telle culture, nation, tribu. Et c’est justement parce qu’elles n’appartiennent à personne qu’elles sont en danger. J’ai été surpris de voir Klein « piquer » la théorie des communs (page 347) : « These truths emerge not out of abstract theory about « the commons » but out of lived expérience. » Bien qu’elle réutilise le concept plus loin de façon positive.

L’Appel de Paris pour la haute mer afin que cette dernière soit considérée comme un bien commun de l’humanité et géré comme tel.

santé financière de qui ?

Je recevais par courriel une invitation à appuyer une pétition qui demande l’exclusion de certains régimes de l’application de la loi no 3 (Loi favorisant la santé financière et la pérennité des régimes de retraite à prestations déterminées du secteur municipal).

  • parce que « respecter les contrats qu’on a signé est une chose importante dans notre société »

Mais qui peut croire, honnêtement, que les contrats collectifs négociés avec des entités aussi puissantes que les policiers, les pompiers (je suis assez vieux pour me rappeller une fin de semaine infernale dans Centre-Sud)… n’ont pas été biaisés au profit de ces corporations professionnels puissantes ? Un peu comme le pouvoir des médecins, mais avec plus de muscle et moins de tête.

  • parce que « projet de loi no 3 pourrait avoir des impacts négatifs sur la situation financière des personnes retraitées et des conjoints survivants; »

Mais exclure les régimes X et Y de l’application du projet de loi n° 3 n’aura-t-il pas un impact négatif sur les autres personnes retraitées et leurs conjoints ? Tous les régimes qui ne sont actuellement pas du tout ou très mal indexés gagneront-ils en équité parce que les privilégiés le resteront ? Ou perdront-ils tout espoir d’une amélioration de leur sort parce que les régimes qui étaient indexés ne le seront plus ?

Et qu’est-ce que ça veut dire, ne pas indexer les pensions, quand l’inflation n’est qu’à 2 % ? Ça veut dire, sur 15 ans, une diminution de la valeur de la pension de… 25%, et de 32 % au bout de 20 ans. Et si l’inflation monte à 2,5 %, les diminutions respectives de pouvoir d’achat de 30 % et 38 % — pour des familles, rappelons-le, qui n’ont qu’une fraction d’un salaire moyen inférieur pour vivre.  Et si les fonds qui couvrent ces pensions se targuent d’avoir des revenus qui dépassent l’inflation trois, quatre, cinq fois… Ils pourraient bien, s’ils le voulaient, couvrir l’inflation pour les retraités.

Mais les tables actuarielles qui permettent de « couvrir » ces pensions sont-elles bien ajustées pour la prolongation de l’espérance de vie ? Ce n’est pas un nouveau phénomène et les tables ont certainement été ajustées pour en tenir compte. C’est la baisse du rendement moyen, le freinage du taux de croissance de l’ensemble de la société qui est le facteur nouveau… exerçant une pression à la baisse sur les revenus. Avec quel % moyen de croissance des placements les fonds de pension planifient-ils ?

Les rendements boursiers et financiers des dernières décennies ont été marqués par plusieurs bulles qui mobilisaient les surplus d’épargne et de liquidité (des individus, des corporations) générés à l’époque par les programmes de reconstruction et de relance, de modernisation et d’urbanisme des années 45-75. Ces bulles (immobilière, technologique, financière) ont permis de « tondre » les petits épargnants pressés ou gourmands, ou imprudents tout en renflouant les grandes bourses, créant au passage de nouveaux riches occupant de nouvelles niches économiques et technologiques. [Quand un gouvernement ou une société accepte et promeut l’indépendance financière et la responsabilité des individus face à leur avenir économique tout en réduisant la responsabilité publique, il laisse à la bourse et ses aléas émotifs le soin de préparer l’avenir, décider des investissements à faire, dessiner les contours de la société de demain ou de la société qui sera possible. Il laisse à la bourse le soin d’orienter la société avec un seul principe à la clé : le rendement financier prévisible, à court terme si possible.]

Lorsqu’un fonds est plus riche, il a plus de moyens de se payer des conseillers, d’élaborer des stratégies à long terme. Ce qui amène de meilleurs résultats. (Voir Piketty, sur les rendements des fondations universitaires p. 716 — 10,2 % VS 6,2 %)

 * * *

G. Fillion cite un rapport de l’ISQ : « la rémunération globale (salaires et régimes de retraite) de l’administration québécoise est en retard de 38 % sur celle de l’administration municipale ». Quand on ne considère que les salaires, le « retard » n’est que de 18 %. Autrement dit, la richesse des régimes de retraite accompagne, s’ajoute à la richesse (toute relative) des salaires actuels. Et si j’ai un meilleur salaire, je peux en mettre de côté une plus grande portion… surtout si pour chaque dollars que je mets de côté,  il y en a deux qui sont ajoutés par le patron !

 * * *

 Jusqu’où ces dérangements et branle-bas au nom de « l’assainissement des finances publiques » ne serviront-ils d’abord l’intérêt du parti au pouvoir, comme les conservateurs le démontreront si bien au cours de la prochaine année électorale : après des années de restrictions, de coupures dans les droits et services qui conduisent à des surplus, on peut alors se conduire en monarque, décrétant des baisses d’impôt et lançant de nouveaux programmes, plus ciblés dont on contrôle mieux les retombées politiques.

Un petit discours devant l’ONU — déjà d’y être, c’était une affirmation, par les temps qui courent — promouvant la bourse du carbone. Et nous voilà absout ! Ce serait trop facile.

Nous devons apprendre à « partager la tarte » d’une planète aux ressources finies avec les générations futures. La logique du marché a fait s’emporter les machines industrielles dans la production d’objets répondant à des besoins, eux-même stimulés par les machines promotionnelles et de vente et soutenus par les machines de l’information et de l’éducation… La richesse apparente créée par le maelstrom de l’après-guerre (conversion de la puissance industrielle militaire en industries civiles; reconstruction; capacité d’innovation et d’investissement des capitaux américains accumulés pendant la guerre) façonne le mode de vie de certains pays : étalement urbain, société de l’automobile, de la résidence familiale en banlieue…

Est-ce qu’il faut appeler ça transition, rétrogradation ou regrès, post-développement ? Il faudra toujours réduire, et rapidement, la consommation de métaux et autres ressources peu renouvelables. Il faut réduire, encore plus rapidement, la consommation énergétique carbonée. Une telle transformation impliquera de recycler des usines, des industries, des métiers. Des recyclages qui ne sont jamais faciles, rarement décrétés. Mais des recyclages qui seront facilités par une planification à moyen-long terme. Une planification valorisant les métiers et secteurs économiques moins couteux en ressources matérielles et plus axés sur les services aux personnes et aux environnements.

Le manifeste convivialiste, cette déclaration d’interdépendance, identifie des principes, ce « plus haut dénominateur commun » qui doit mobiliser les groupes politiques, sociaux, religieux.

*

Un petit billet échevelé : ça fait longtemps que j’ai publié (près d’un mois) et j’essaie de dire trop de choses en même temps. En vrac, quoi !

convergence et bifurcation

J’ai terminé, deux fois plutôt qu’une, la lecture de La grande bifurcation qui porte en sous-titre En finir avec le néolibéralisme. Rien de moins, en 188 petites pages !

Extraits de la présentation par l’éditeur : [U]ne enquête sur la dynamique historique du capitalisme depuis un siècle. (…) [U]ne structure de classes non pas bipolaire mais tripolaire – comprenant capitalistes, cadres et classes populaires -, qui fut tout au long du siècle dernier le terrain de différentes coalitions politiques. 

Une analyse de classe qui me ramenait aux années ’70, avec Poulantzas et Althusser. Une description concrète des mouvements et intérêts du capital financier international, dominé par les Finances anglo-saxonnes; des coalitions et compromis politiques et sociaux qui ont marqué l’évolution depuis la guerre, particulièrement en Europe où les nations ont évolué différemment sur l’échiquier continental et international tout en construisant l’espace institutionnel politique et économique européen.

Les auteurs, Gérard Duménil et Dominique Lévy, promeuvent une nouvelle alliance, à gauche, pour remplacer la néo-libérale (propriétaires-financiers et gestionnaires) qui a dominé les dernières décennies. À l’évidence on ne pourra se passer de gestionnaires, pour administrer une société industrielle complexe même si on trouvait moyen de la simplifier, de la ralentir. Pour créer cette alliance de gauche (des gauches faudrait-il parler : la gauche économique et sociale [syndicats, mutuelles], la gauche écologiste et la gauche « transformatrice immédiate » [économie solidaire, finance solidaire, développement local]), il faudra briser la domination des finances sur la gestion. Mettre des freins aux transferts de capitaux, aux ventes forcées d’entreprises encore rentables, à la spéculation et même à la sacro-sainte libre circulation des biens et services… ça risque de faire fuir les capitaux… mais cela rendrait les entreprises ainsi dévaluées plus facile à racheter, par des coalitions nationales et régionales de gauche !

On ne peut pas attendre la création d’un parti, ou de partis nationaux… pas plus qu’il ne semble pour le moment possible de créer une gouvernance démocratique mondiale. Mais les coalitions qu’il s’agit de créer, d’impulser ne sont pas tactiques ou à court terme. Elles devront viser des enjeux et des objets qui dépassent, justement, l’électoralisme de courte vue pour construire… des alliances au delà d’un horizon électoral. Des alliances qui devraient être portées par une mouvance, des mouvements d’éducation, de transformation, de conscience et d’engagement.

Mais comment éviter de créer des partis politiques ? Il ne s’agit pas d’éviter de créer de tels partis, mais bien de ne pas s’imaginer qu’un parti règlera, une fois pour toutes, les questions d’orientation et d’alliances. Créer un nouveau parti ou investir un de ceux qui sont en place et attendre de prendre le pouvoir pour réaliser le programme souhaité ? Ou identifier les réformes et actes législatifs et réglementaires à mettre en oeuvre, à la fois immédiatement et graduellement ? Des réformes et des actes qui devront transgresser les lignes de parti et les frontières nationales pour avoir quelque chance de relever les défis nombreux et profonds qui se posent. Non ?

Voir aussi :

Ajout (septembre 2014) : un manifeste dont je ne connaissais l’existence, en août dernier :

productivité, progrès et regrès…

Les discours politiques des grands partis se ressemblent en ce qu’ils affirment tous viser plus de développement, plus d’emplois, plus de productivité pour le Québec. Ce ne sont pas des discours de visionnaires mais ceux d’administrateurs qui n’ont aucune intention de « changer le système » mais bien plutôt de s’y conformer le mieux possible. Comme si on ne pouvait que s’agenouiller devant le dieu Marché. [Même l’OECD prédit l’effondrement du capitalisme] Pourtant il faudra bien se résoudre à se lever debout. Ne serait-ce que pour y voir un peu plus loin. Et il faudra bien se résoudre à harnacher enfin ce marché qui nous pousse inexorablement vers le cataclysme…

[C]ollective refusals of world-destroying patterns of growth and accumulation. [24/7: Late Capitalism and the Ends of Sleep]

Cet article récent (14.06.25) « Progrès technoscientifique et regrès social et humain » de ces bricoleurs de l’esprit critique du site Pièces et Main d’oeuvre se termine sur appel dramatique « C’est ce techno-totalitarisme, ce « fascisme » de notre temps que nous combattons, nous, luddites et animaux politiques, et nous vous appelons à l’aide. – Brisons la machine. »

Nous soutenons que les idées sont décisives. Les idées ont des ailes et des conséquences. Une idée qui vole de cervelle en cervelle devient une force d’action irrésistible et transforme le rapport des forces. C’est d’abord une bataille d’idées que nous, sans-pouvoir, livrons au pouvoir, aussi devons-nous être d’abord des producteurs d’idées.

Plus loin dans  même cette rubrique  « Pièces et Main d’Oeuvre n’est pas l’enseigne d’un collectif, mais d’individus politiques. Nous refusons la bien-pensance grégaire, qui n’accorde de valeur qu’à une parole réputée « collective », pour mieux la réduire au conformisme, à la paresse et à l’incapacité, dans l’anonymat du groupe. Nous ne souhaitons pas de gens « qui fassent partie », mais – au contraire – nous allier chaque fois que possible et nécessaire avec d’autres « qui fassent  » par eux-mêmes. » Cet appel à l’engagement personnel, individuel, au-delà de l’engagement collectif associé à une « bien-pensance grégaire » ne refuse pas l’action collective, la mobilisation du grand nombre mais reconnait que celle-ci ne sera possible que par une action à contre-courant, à rebrousse-poil contre ce qui est encore perçu comme l’inévitable, l’indépassable technologie. Oui c’est un discours luddite mais comment faire autrement ? Comme le disait Philippe Bihouix dans une entrevue récente : La high-tech nous envoie dans le mur. Toutes ces « facilités » et machines individuelles [cette petite merveille d’ordinateur sur lequel j’écris ce texte] qui font aujourd’hui notre confort quotidien, sans même qu’on prête attention aux extrêmes pressions économiques, écologiques qu’elles impliquent, ne pourront être maintenues à long terme. De manière un peu différente mais convergente, les  auteurs du Dark Mountain Manifesto mettent de l’avant une Uncivilisation,  un appel aux artistes, ces transgresseurs de tabous, pour qu’ils dépassent, déconstruisent ce dernier tabou qu’est celui du Progrès et de la Civilisation.

The last taboo is the myth of civilisation. It is built upon the stories we have constructed about our genius, our indestructibility, our manifest destiny as a chosen species. It is where our vision and our self-belief intertwine with our reckless refusal to face the reality of our position on this Earth. It has led the human race to achieve what it has achieved; and has led the planet into the age of ecocide. 

Pour éviter l’écocide, si c’est encore possible, il faudra des artistes, des intellectuels, des inventeurs, des passeurs et des facilitateurs. Il faut des individus engagés pour faire des communautés solidaires, aimantes, protectrices et prospectives. Tout comme il faut des communautés inclusives, éducatives, responsables et autonomes, confiantes pour que naissent des individus créateurs.

Il s’agit plus que de reconnaître la légitimité et les droits de minorités et dissidences, il s’agit de miser sur et d’articuler les libertés individuelles et les conditions d’existence et de perpétuation des collectivités – naturelles et intentionnelles. Les manières traditionnelles de  gérer ce dilemme conduisent aux défenses un peu caricaturales de l’une ou l’autre alternative : primauté à la liberté (principalement individuelle) de posséder, d’accumuler, de vendre, d’entreprendre… OU primauté aux droits collectifs et sociaux, à la responsabilité publique et à la protection du patrimoine, à la gestion des communs.

Nous ne pouvons plus nous permettre de faire alterner ces points de vue comme s’ils se repoussaient l’un l’autre. Il nous faudra les articuler, les intégrer pour gérer une société où les taux de croissance ne seront plus ce qu’ils ont été au cours des dernières décennies.