Au cours des deux derniers mois mes lectures et réflexions ont été orientées, stimulées par la tenue d’un atelier sur la « soutenabilité » du projet En commun-Praxis et par les débats et lectures entourant le financement des média, le pouvoir des Big Tech et GAFAM, la taxation des multinationales.
Dans le billet du 22 octobre je soulevais la possibilité qu’En commun-Praxis « pourrait aussi servir de lieu de dépôt de données publiques sur les services, sur la population et sur l’état de nos milieux de vie ». Une perspective réitérée et élaborée dans un document préparé en vue de l’Atelier sur la soutenabilité tenu le 20 novembre. Mal m’en prit car j’ai l’impression que les autres idées du document (fils RSS, extension WordPress1J’y reviendrai dans un prochain billet) ont été plombées par le rejet définitif de la fonction « dépôt de données » de la mission de ECP.
Je peux comprendre que la question ait été déjà débattue et qu’une décision a été prise. Et puis je me suis sans doute mal exprimé en parlant de « dépôt de données » alors que ce sont les outils de manipulation, analyse et cartographie de ces données qui nous manquent : comme le permettaient le site de l’EMIS et du CMIS de l’Agence régionale de la santé de Montréal. Le réseau de la santé a « flushé » ces outils lors de la nième centralisation-replis sur soi qu’il a subi. Si le secteur communautaire n’a pas à reprendre les fonctions laissées en plan par l’État social, il peut et doit critiquer ces reculs dans le soutien public. Les directions régionales de santé publique étaient proactives dans le développement de cette accessibilité aux données sanitaires et socio-économiques.
La chronique de Philippe de Grosbois, L’après-Facebook des médias d’info parue dans À bâbord! #97, m’a menée vers son livre La collision des récits – Le journalisme face à la désinformation. Ensuite je me suis tapé le pavé des deux Jonathan sur Le Capital algorithmique. Et puis cette autre lecture macro-historique de la place, de l’effet du nouvel environnement numérique : The Gutenberg Parenthesis, de Jeff Jarvis.
J’ai retenu2Et je m’excuse ici: il y a certainement plus que ça à retenir des vingt thèses qui sont élaborées sur 731 pages ! ces trois tableaux du Capital algorithmique qui montrent la fulgurante ascension des GAFAM dans le paysage financier et commercial.
Il y a quelque chose d’extraordinaire dans la montée rapide vers la domination totale des Big Tech. Une croissance qui ne s’est pas faite « ex nihilo », mais bien en déplaçant et en s’accaparant les flux publicitaires qui faisaient vivre les média dits traditionnels. Le graphique suivant tiré de la page Publicité du Centre d’étude sur les média de l’U. Laval est assez éloquent.
Un tel développement justifie certainement l’intervention publique pour que soient amenuisés les effets néfastes de cette concentration rapide. Les quotidiens sont les grands perdants de cette évolution : ils recevaient 31% des dépenses publicitaires il y a vingt ans et n’en recevaient que 4% en 2021.
La crise du financement des média appelle diverses solutions : devrait-on refonder les média d’information en considérant l’information comme un bien public, comme le suggère Alain Saulnier dans Les barbares numériques ? Devrait-on taxer les GAFAM et financer les média en fonction du nombre de journalistes professionnels accrédités qu’ils embauchent, comme suggéré par Catherine Dorion dans son Annexe minoritaire du Mandat d’initiative sur l’avenir des médias ? Ou encore, comme avancé par Philippe de Grosbois dans La collision des récits – Le journalisme face à la désinformation, les citoyens pourraient avoir leur mot à dire sur les média à financer… Des sujets sur lesquels je reviens dans le billet suivant : communication numérique.
Notes
1
J’y reviendrai dans un prochain billet
2
Et je m’excuse ici: il y a certainement plus que ça à retenir des vingt thèses qui sont élaborées sur 731 pages !
Il ne faut pas seulement verdir le code du bâtiment (isolation, énergie…) mais verdir le zonage ! Extraits d’un billet de Lloyd Alter sur Substack.
Le Canada est le troisième pays en superficie par personne dans les résidences, après l’Australie, les USA. Soixante-douze (72) mètres carrés par personne au Canada, contre 35 en Espagne, 43 en France… Avons-nous besoin de si grand ?
Mettre à niveau le stock actuel de logements, pas par petits projets ciblés ou exemplaires, mais systématiquement, massivement, rue par rue.
Et favoriser la construction de petits ensembles, quatre à six étages, en bois, minimisant le contenu carbone à la construction et à l’usage (chauffage, aération, climatisation).
« [T]he single biggest factor in the carbon footprint of our cities isn’t the amount of insulation in our walls, it’s the zoning ». (Le plus grand facteur de l’empreinte carbone de nos villes ce n’est pas le degré d’isolation de nos murs, c’est le zonage)
À partir du modèle à Trois horizons, les auteurs de « Disruptive seeds… » se concentrent sur l’horizon 2, le moment où les initiatives perturbatrices (disruptive seeds, ma traduction) entrent en conflit avec les régimes dominants et peuvent saisir des « fenêtres d’opportunité » ou mobiliser des alliés pour renverser les rapports de force et s’imposer comme nouveau régime.
L’expérimentation a permis d’identifier, de raffiner des questions pour aider les participants à mieux cerner les moments, les facteurs et les acteurs (alliés ou opposés) d’une bataille à mener.
Même l’éditorial du Globe and Mail s’en mêle : si on veut combler les besoins identifiés par la SCHL (5,8 millions 1soient les 3,5 qui manquent selon la SCHL et les 2,3 millions qui seraient construits « normalement » de nouveaux logements au Canada d’ici 2030), il faudra construire trois fois plus de logements par an qu’il s’en est construit durant les années 2010. Et cela chaque année d’ici 20302Et ça ne compte pas les logements qu’il faudrait rénover pour les mettre à niveau (chauffage, isolation) devant le défi climatique.
L’éditorial souligne que c’est une des rares questions sur laquelle les partis fédéraux pourraient s’entendre.
There also must be new rules to quell speculation. Mr. Eby’s [du NPD de Colombie-Britannique] plan includes a “flipping tax.” More moves on those lines will help. Housing should not be a financial asset. It should not be the pillar of people’s retirement plans. Prices to buy and rent should, at most, tick up modestly over time.
Des taxes sur les « flips » (j’achète, je rénove un peu -ou pas- et je revends un an3Certaines municipalités ou arrondissements peuvent exiger des temps de résidence plus longs plus tard, empochant les profits sans payer de taxe, parce que c’est ma résidence principale). Comme le dit Generation Squeeze, 100% des salaires sont taxés, 50% des revenus de placement, mais 0% des revenus de la résidence principale… alors que la valeur de cette richesse non taxée a augmentée de 350% pendant que le coût de la vie augmentait de 48% (depuis 20 ans). « Notre système fiscal met actuellement à l’abri de l’impôt les 3,2 billions de dollars que les propriétaires de maison ont gagnés depuis 1977 »(tiré de l’article en français sur le site GenSqueezeRompre avec la dépendance…)
Ce même groupe propose une « taxe sur les maisons valant un million ou plus » graduée de 0,2% à 1% de la valeur.
[U]ne maison valant 1,2 million de dollars mènerait à payer 400 $ ; vendre une maison valant 1,5 million de dollars mènerait à payer 1 000 $. Comme pour les programmes d’hypothèque inversée dont on vante tant les mérites à la télévision, vous n’auriez pas à payer ce montant tant que la maison n’est pas vendue, pour éviter de porter atteinte aux personnes qui sont propriétaires d’une maison qui vaut un million de dollars, mais dont les autres sources de revenus sont relativement faibles.
La comparaison que faisait Paul Kershaw4Dans un article du Globe and Mail paru en décembre dernier, animateur et fondateur de GenSqueeze, entre les provinces canadiennes (« The Home Ownership Tax Shelter is unfair to Prairies, Quebec and Atlantic Canada« ) peut très bien s’appliquer à l’intérieur d’une province : les impôts qui sont « épargnés » par les possédants sont nécessairement payés par les autres… Ce qui pouvait faire sens en 19725Moment de l’établissement de l’exonération d’impôt de la résidence principale, comme un moyen de favoriser, encourager l’accès à la propriété à une époque où les maisons étaient un lieu où l’on s’établit pour élever ses enfants… avant d’être un moyen d’épargner à l’abri de l’impôt, ou un investissement payant et peu risqué… cela ne fait plus sens quand il faut mettre 70% de son revenu pour se loger !
In Canada, one of the early adjusters, the average buyer of a detached home now needs to spend nearly 70% of their pre-tax household income on mortgage payments, property taxes and utility bills, according to the Royal Bank of Canada, up from 46% at the start of 2020.
Je décroche un peu quand Kershaw propose d’affecter les 5 G$ recueillis à faire du logement abordable mais aussi aux services aux aînés ! Déjà, juste pour le logement, je me demande ce que ça représente en regard des besoins.
Quel est le poids de 5 G$ devant les besoins identifiés par la SCHL : 5 millions de logements. À 500K$ par logement, c’est 2,5 B$ soit presqu’autant que la bulle de l’abri fiscal immobilier (3,5 B$) accumulé depuis 1977 : sur sept ans, d’ici 2030, c’est 300-500G$ par année. Donc le 5 G$ d’une taxe spéciale représente un levier de l’ordre de 1-2% de l’effort nécessaire.
Mais ce ne sont pas les mêmes maisons qui seraient construites, suivant la courbe « normale » ou celle « suralimentée » par une intervention publique et collective concertée pour du logement abordable pérenne. Du logement entre les mains des collectivités, au service des ménages plutôt que de la finance.
On ne construit pas les mêmes logements, condos, ensembles de résidences et services de proximité… si on vise d’abord la formule de placement, facile à revendre; qui prend rapidement de la valeur; plutôt que la réponse aux besoins des familles, des jeunes, des retraités, des immigrants de diverses origines.
Et puis, cet effet de levier ne se ferait pas nécessairement contre les « forces du marché » mais en alliance avec une partie de celui-ci : c’est ça le « levier ». Lorsque Pomeroy ( cité à la fin de mon billet précédent) en appelait des parents et grands-parents « qui se plaignent que leurs enfants seront incapables de devenir propriétaires », pourquoi ne pas imaginer qu’ils participent à développer une solution qui nous sorte de l’actuelle crise ? En investissant une partie de leur pécule dans des projets d’investissement patient pour des logements abordables pérennes.
Notes
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soient les 3,5 qui manquent selon la SCHL et les 2,3 millions qui seraient construits « normalement »
2
Et ça ne compte pas les logements qu’il faudrait rénover pour les mettre à niveau (chauffage, isolation) devant le défi climatique
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Certaines municipalités ou arrondissements peuvent exiger des temps de résidence plus longs
4
Dans un article du Globe and Mail paru en décembre dernier
5
Moment de l’établissement de l’exonération d’impôt de la résidence principale
Cinq regroupements typiques (clusters) de propriété locative. Beau travail de Cloé St-Hilaire, Mikael Brunila & David Wachsmuth. Extrait de High Rises…
« Les municipalités devraient rendre les informations sur la propriété accessibles au public afin de faciliter l’examen public de l’utilisation des terrains résidentiels et de protéger plus efficacement les droits des locataires, concluent les chercheurs [Cloé St-Hilaire, Mikael Brunila et David Wachsmuth] dans un article récent du journal de l’Association américaine de planification (Journal of the American Planning Association)
« Une boîte à outils méthodologique basée sur la récupération de données publiques – mais peu accessibles – afin d’explorer la relation entre les propriétaires financiarisés, l’utilisation du sol et les variables démographiques. »
Grâce à un travail de décryptage minutieux les auteurs ont pu identifier les 600 plus grands propriétaires de Montréal, qui possèdent 32% de tous les logements locatifs alors qu’ils ne représentent que 0,46% des propriétaires. L’étude permet d’affirmer que « des proportions élevées de propriété financiarisée sont associées à des niveaux plus élevés de stress lié au logement et à des typologies de logement plus denses. »
Je me questionne cependant sur l’exclusion des petits propriétaires individuels : “landlords identified as humans and not present in the top 600 were categorized as non financialized”.
Pourtant, les nouveaux acheteurs, les rénovateurs, les investisseurs dans une propriété trop chère pour eux sont tous sous la coupe des banques, entreprises financières s’il en est. Les petits propriétaires qui n’ont plus d’hypothèque (ou presque plus) peuvent accepter des loyers plus bas que les nouveaux qui ont acheté au prix d’aujourd’hui (ou d’hier). Par ailleurs ces petits proprios sans dette ont peut-être tendance à négliger l’entretien de leurs logements si les revenus sont trop bas…
L’importance d’un accès à l’information sur les véritables propriétaires souligné par les trois auteurs est à retenir. Le gouvernement fédéral a mis en place depuis quelques années un Registre public national de la propriété effective pour les corporations fermées relevant de sa compétence, alors que « Québec a emboîté le pas et a annoncé que ses exigences relatives au registre de transparence pour toutes les entreprises faisant affaire au Québec (indépendamment de leur territoire de constitution) entreront en vigueur le 31 mars 2023 ». « Le gouvernement fédéral a annoncé qu’il entend travailler avec les provinces et les territoires afin de promouvoir une approche nationale à l’égard d’un registre de la propriété effective des biens immobiliers qui est similaire au registre en place au Royaume-Uni (disponible uniquement en anglais). (extraits de Beaucoup de bruit pour peu et Pour une transparence totale).
les causes de la flambée des prix
La série de trois articles cités plus haut Explorer les causes de la flambée des prix… par Steve Pomeroy répond avec aplomb aux mythes qui ont cours : c’est le manque de construction (l’offre) qui cause la hausse des prix… ou encore c’est la demande excessive. Dans le premier article Pomeroy montre que le marché a produit plus de nouveaux logements que la croissance des ménages, à hauteur de 30 000 logements par année, pendant la période 2006-2016. Le vrai problème de l’offre c’est que « les nouvelles constructions ne correspondent pas au genre de logis ni à la superficie recherchés, qu’elles ne se situent pas dans des endroits désirables, ni offertes à des prix abordables. »
Dans le second article, l’auteur rappelle que « au cours d’une année donnée, il n’y a que 5 % des ménages qui sont actifs et responsables des résultats du marché. (..) Ce nombre relativement restreint de participants au marché est composé de personnes à revenu élevé (en particulier des familles à deux revenus) et de personnes ayant accumulé des fonds propres, un gain inattendu dû à la hausse des prix des propriétés. » Alors, « Ce n’est donc pas la quantité d’acheteurs (p. ex. la demande globale, provenant de la croissance des ménages et de l’immigration), mais la qualité (les revenus et le patrimoine, aidés par de faibles taux hypothécaires) de cet infime segment de « teneurs de marché » qui a fait monter le prix des propriétés. » Le problème du côté de la demande n’est pas qu’il y a trop d’acheteurs mais qu’il y a des acheteurs « suralimentés » par leurs capacités accumulées (patrimoine).
Le troisième article rappelle que ce sont des changements aux lois qui ont favorisé la croissance de l’habitation comme forme d’investissement. Des changements à ces lois pourraient inverser le cours des choses, par exemple en réduisant ou éliminant l’exemption de gain de capital pour la résidence principale. Une proposition controversée, certes : « une telle politique fiscale constituerait un suicide politique étant donné que les deux-tiers des électeurs sont des propriétaires existants« . Ou encore une transformation de la « taxe de bienvenue » qui serait payée par le vendeur plutôt que l’acheteur et qui serait « suffisamment élevée pour pouvoir confisquer une portion significative de la plus-value, puisqu’il s’agit de l’élément qui alimente la capacité d’achat à des prix élevés et qui exacerbe les prix excessifs des habitations« .
Plutôt que de créer un stimulus général d’offre les gouvernements devraient investir directement pour augmenter l’offre là où le marché n’y subvient pas, ou encore en permettant aux organismes à but non lucratif d’acquérir des actifs locatifs existants.
La conclusion de Pomeroy :
Les parents et les grands-parents qui se plaignent que leurs enfants seront incapables de devenir propriétaires constituent en fait un obstacle à une réforme sérieuse. Ils peuvent aider à créer un meilleur avenir pour leurs enfants, mais seulement s’ils renoncent à leurs propres gains exceptionnels.
Pour que le système de logement puisse offrir un abri de base à tous, il faut démarchandiser les habitations et les considérer comme étant un bien de nécessité et un droit.
Pourquoi les populistes sont-ils si anti-intellectuels? Alors que durant les premières vagues du populisme (1890, 1930) les intellectuels étaient alliés ou parties prenantes du mouvement populiste (Le populisme, voilà l’ennemi !, Thomas Frank). Spontanément certains pourraient penser que c’est normal que les populistes s’opposent aux intellectuels puisque ces derniers semblent souvent mépriser les populistes qui seraient, par définition, incultes ou à tout le moins peu éduqués et facilement manipulables par des leaders retors et peu scrupuleux.
Se faire traiter d’intellectuel est devenu une insulte, au Québec. Ou en tout cas, même les politiciens éduqués ne veulent surtout pas qu’on les prenne pour des intellectuels. Et ne parlons pas des politiciens populistes ! Ils sont passés maîtres dans l’art de titiller ou attaquer les intellectuels pour faire plaisir et mobiliser leurs troupes. Pas besoin d’aller jusqu’à Trump, notre Harper bien canadien s’amusait ferme alors que sa décision d’abolir le « questionnaire long » du recensement avait fait monter au créneau tous les intellectuels du pays. Mais c’est peut-être, finalement, ce qui a causé sa perte !
Les intellectuels étaient avec le peuple, quand il s’agissait de défendre le droit à l’éducation ou à des services de santé. Quand il s’agissait de définir les grands travaux à développer, dans l’intérêt public, pendant la crise des années ’30… ou encore durant la révolution tranquille. À la fin de ces trente années dites glorieuses (1945-1975), les Thatcher et Reagan surent profiter des défauts, lenteurs et de quelques monstruosités qui s’étaient produits pendant les décennies de développement très rapide des institutions d’éducation et de santé, mais aussi des industries de l’énergie, des communications, du transport… pour légitimer une réduction drastique des prélèvements fiscaux sur les grandes fortunes et les revenus élevés. Cela ne put se faire qu’en réduisant le pouvoir d’initiative des gouvernements pour le remettre, le laisser entre les mains des propriétaires et agents du « privé ».
Comme par hasard, la fin de cette période social-démocrate ou progressiste d’après-guerre, période où l’intérêt public et l’accès aux services publics pouvaient encore constituer le cœur d’un programme politique, cette période prend fin alors que l’impact négatif et insoutenable de ce développement très rapide (de l’industrie et de la population) devient évident[1] et aurait demandé une prise en compte accrue de l’intérêt public. Mais c’est plutôt à l’amorce d’une longue période de domination de l’intérêt privé, de laisser-faire et de retrait de l’initiative publique que nous assistons. Le rôle de l’État n’était plus que de soutenir la libéralisation des échanges, qui amenait une pacification des relations internationales en même temps qu’un développement économique des pays « pauvres ».
Les intellectuels d’aujourd’hui sont le produit des gains socio-démocrates des années d’après-guerre. Formés dans les cégeps et universités, mais aussi sur le tas, dans les labos et les usines, les studios et les bureaux. Piketty, dans Capital et idéologie, a suivi l’évolution du soutien électoral accordé aux partis socio-démocrates, qui passe de la classe ouvrière à celle des « éduqués ». Des éduqués parmi lesquels l’auteur identifie deux camps : la droite marchande et la gauche brahmane. Deux camps qui se partagent et se disputent la gestion de l’appareil gouvernemental. Les éduqués ayant profité de l’accès plus démocratique à l’éducation supérieure gagné par la classe ouvrière dans la période de l’après-guerre et la révolution tranquille au Québec, se sont créé de belles niches dans les appareils, organisations et institutions. Ils ont fait le pari du libre-échange… puis de la financiarisation de l’économie. Ce n’est pas que les éduqués ou les intellectuels avaient vraiment le choix, ou le pouvoir de décider. Ceux qui décidaient n’étaient pas obligatoirement éduqués, ni nécessairement intellectuels. Certains étaient seulement riches.
Les intellectuels ont-ils trahi la classe ouvrière et le peuple ? C’est ce que défendait déjà en 1995 Christopher Lasch dans La révolte des élites et la trahison de la démocratie. Mais c’est beaucoup demander à une seule génération d’intellectuels d’inventer une nouvelle culture démocratique tout en préservant le meilleur de la culture élitiste d’antan. Aussi les intellectuels ont-ils sans doute simplement été… achetés. Ils ont suivi leurs intérêts immédiats personnels (ou corporatistes-professionnels) sans se préoccuper de l’intérêt public. Pourquoi auraient-ils à s’en préoccuper plus que les autres ? Mais parce que c’est leur rôle de réfléchir, de connaître, de prévoir. D’imaginer, de dire, de prédire. Ici il faudrait faire des distinctions entre intellectuels, éduqués, élites, dirigeants, décideurs, gestionnaires… Mais tous (ou presque) ont été subjugués par le néolibéralisme et ses richesses, sa facilité, ses libertés (Populisme et néo-libéralisme. Il est urgent de tout repenser,de David Cayla). Les limites qui commençaient à se manifester dans le champ des possibles n’étaient que des défis à relever, des opportunités d’affaires.
Les intellectuels d’aujourd’hui ont été formés par les intellectuels d’hier. Mais ils se sont aussi formés dans leur opposition aux dogmes et croyances d’hier. Ils poursuivent avec passion la construction d’édifices et de théories qu’ils partagent dans des chapelles et colloques. Persuadés qu’ils sont de contribuer à façonner, orienter l’action des humains dans le monde. Oui la science, la technologie, l’art sont des champs où excellent les intellectuels. Mais la vérité, la beauté ne sont pas encore les valeurs dominantes. La propriété, le pouvoir, l’autorité ont préséance. Les sciences, les technologies, les arts se sont développés trop souvent en réduisant les autres à un rôle passif de public, de consommateurs, de profanes qui doivent se fier aux experts et aux professionnels.
La logique de l’expertise s’oppose trop souvent aux savoirs tacites, intuitifs et non-verbaux. Les intellectuels de demain, moins verbomoteurs et plus à l’écoute, reconnaîtront la primauté de l’intuition sur la raison, et l’importance de la discussion, de l’opposition des idées et arguments pour faire émerger l’intelligence d’une situation. (L’énigme de la raison, H. Mercier)
Mais pour cela il faut que les parties se respectent suffisamment pour s’écouter.
Pourquoi les populistes sont-ils de droite ?
Même si on a pu voir quelques exemples d’une stratégie populiste de gauche (Espagne, Grèce) théorisée par Chantal Mouffe (Pour un populisme de gauche) la plupart des leaders populistes sont de droite, de Le Pen à Trump, à Duhaime et Poilièvre ou Orban (Hongrie) et Erdogan (Turquie). Pourquoi cela ?
Peut-être parce qu’il est plus difficile de mobiliser le peuple tout en construisant la démocratie (principe essentiel du populisme de gauche, selon Mouffe) plutôt qu’en la démolissant (Entre populisme et élite, le populisme de droite, par Frédérick Guillaume Dufour); plus facile de flatter les préjugés que de les corriger…
Justement, parlant de corriger les préjugés, d’éduquer le « peuple » dans le respect des différences, des identités, des subtilités et susceptibilités… il est facile de tomber dans le mépris et la bienséance.
« [T]ous les mouvements populistes authentiques ont visé à rassembler les travailleurs par-delà les barrières de race, de religion et d’ethnicité. (…) C’est l’un des objectifs traditionnels des mouvements de gauche depuis le 19e siècle. Mais ça n’intéresse pas particulièrement les prophètes de l’opprobre qui composent la gauche moderne. »
Thomas Frank, Le populisme, voilà l’ennemi ! p. 308)
« Une politique sans joie, une politique de la réprimande c’est là tout ce que ce centrisme nous a laissé : une politique de la vertu individuelle qui ne considère pas les gens comme une force à mobiliser mais comme une menace à blâmer et à discipliner. »
idem, p. 328
C’est parce que la gauche s’est repliée sur elle-même que la droite a pu prendre le devant de la scène. Scène qui s’adresse au peuple plutôt qu’à la chapelle.
Lorsque l’extrême-gauche s’est sabordée, au début des années ’80, alors qu’il aurait fallu accentuer la critique du néolibéralisme qui triomphait aveuglément, c’était pour mieux plonger, participer aux luttes des nouveaux mouvements sociaux (femmes, jeunes, autochtones, écologie, nouveaux médias…) que la « classe ouvrière » avait bien de la peine à suivre, alors qu’elle aurait dû les diriger ! En tout cas c’est le sens que les militants d’En Lutte, dont j’étais, ont donné à la dissolution de leur organisation politique.
On peut dire que nous avons réussi : nos énergies ont été investies dans la création de réseaux, d’organisations populaires, professionnelles ou civiques, dans la poursuite de réformes utiles et novatrices. Mais la réunion de toutes ces forces dispersées, que nous imaginions pouvoir réaliser « au besoin », ne s’est jamais vraiment produite. Au contraire, les intérêts des uns semblent s’éloigner toujours plus des autres, les différences se multiplier, s’accroître. Si des rassemblements larges ont pu parfois se créer, c’était ponctuel : manif contre tel traité de libéralisation des échanges (et de réduction de la souveraineté des États); journée pour la Terre…
La construction d’une alliance des forces populaires n’est pas l’affaire d’une négociation autour d’une déclaration ou d’une manifestation. Il faut négocier des équivalences entre les valeurs et désirs portés par différentes fractions populaires. C’est la négociation de ces « chaines d’équivalences » (Mouffe) qui permet de « construire le peuple », le peuple des opposants à l’oligarchie des pouvoirs oppressifs.
Pour pouvoir tricoter ces « chaines d’équivalences » les uns doivent descendre de leur piédestal, d’autres doivent oser s’affirmer, s’exprimer, s’engager. Quand les intellos, ces hommes et femmes de tête, auront compris que la raison n’est qu’une justification, après coup, de l’intuition, ils porteront plus d’attention à ce savoir tacite, cette intelligence du corps et du cœur, qui ne s’exprime pas toujours par des mots. Cela devrait faciliter l’expression, même maladroite et peu assurée, des porteurs de sens et de rêves qui ont peu de mots mais beaucoup de vécu.
Après 40 ans de développement néolibéral débridé, où le succès à court terme et le retour maximal aux investisseurs dictaient la loi, il faut revenir à plus de prudence et de planification. Au-delà de la planification, c’est la capacité d’agir dans l’économie qui doit être regagnée par les États. Le New Deal ou la course à la lune aux États-Unis, ou encore la révolution tranquille au Québec sont de bons exemples de cette capacité à regagner. Elle ne se fera pas sans que certains aient l’audace d’imaginer un autre monde.
Oui, bon. Mais demain, pour qui je vote ? Pour celle ou celui qui sera plus à même de rassembler les forces démocratiques (sociales, économiques, culturelles) dans une aventure historique déterminante : le business as usual n’est plus possible.
[1] Si j’avais été « cheikh » du pétrole en 1972, au moment de la publication de Limits to growth, alors que l’essence se vendait 10 cents le gallon, je me serais empressé de pousser le prix du pétrole au maximum, en présumant que mes clients s’affaireraient bientôt à réduire drastiquement leur consommation de ce produit nocif.
Notes en marge de Sauver la ville, de Daniel Sanger
Les municipalités et villes sont des « créations des gouvernements provinciaux ». La Cour suprême du Canada vient de le réaffirmer en refusant d’invalider la décision, pour le moins maladroite et grossière, du gouvernement Ford de réduire drastiquement le nombre d’élus au conseil municipal de Toronto, cela en pleine campagne électorale en 2018 ! Un geste qui avait toutes les allures d’une revanche de la part d’un ancien élu municipal devenu premier ministre.
Les municipalités du Québec ont aussi connu leur lot de brassage des cartes quand il y eut les vagues de fusions, imposées par un gouvernement du Parti Québécois — ce qui, pour la Ville de Montréal permettait, enfin, d’unifier un patchwork de petite municipalités indépendantes sur l’île. L’initiative de Jean Charest, prise dans le feu de la campagne électorale de 2003, de promettre la possibilité de se défusionner, à la surprise((Sauver Montréal, p. 67)) du Parti Libéral et des maires des anciennes villes de l’ouest de l’île qui s’étaient faits à l’idée et avaient trouvé leur place dans la nouvelle Grande ville… montre bien que la planification et la rationalité ne sont pas toujours présentes dans ces décisions qui structurent (ou déstructurent) nos gouvernements de proximité.
par Daniel Sanger
La lecture, que j’ai trouvée passionnante, de cette chronique relatant la montée vers le pouvoir d’un nouveau parti politique montréalais, Projet Montréal, donne à penser sur la nature même de l’engagement et des affiliations politiques au niveau municipal. Le nombre de transfuges, la facilité avec laquelle de nouveaux partis sont créés à la veille d’une élection… la facilité, relative, avec laquelle on tente ou prévoit fusionner ces partis, derrière des portes closes… cela donne vraiment l’impression que les partis sont, pour certains, d’abord des véhicules pour l’atteinte d’objectifs personnels : prendre et conserver le pouvoir, obtenir une place au conseil exécutif… avec les émoluments qui s’y rattachent. C’est vrai que le « parti », à l’échelle municipale, se résume souvent à un rassemblement autour d’un maire potentiel, autour d’une marque, d’un slogan, d’une image. Et même, parfois, ce rassemblement trouve sa force principale dans le fait d’être « contre », de vouloir simplement déloger l’équipe en place. L’étude des politiques, la base militante et le membership sont alors de peu d’importance.
On pourrait dire la même chose de partis politique provinciaux ou fédéraux… La personnalité du chef et quelques slogans tiennent parfois lieu de programme lorsque la conjoncture s’y prête. Mais tous les partis n’ont pas cette même évanescence ou la même centration autour de la figure du « chef ». Les partis de gauche ou sociaux-démocrates ont sans doute une meilleure tradition de démocratie intérieure, avec des instances locales et régionales dynamiques favorisant la discussion et la réflexion. Mais les grands cultes de la personnalité à la Staline ou Mao viennent infirmer cette perception. Et la militance de droite, en particulier depuis l’antagonisation de la vie politique américaine, me semble bien vivante.
L’obligation devant laquelle nous nous trouvons, collectivement, de changer de régime, de « paradigme« , devant les dangers et catastrophes qui s’annoncent devrait-elle favoriser l’ancrage des pratiques politiques dans des structures plus démocratiques et ouvertes ? C’est ce que je me dis parfois : il faudra plus que des fonctionnaires compétents et des élus allumés pour amener les gens, avec leurs familles et leurs entreprises, à effectuer un virage, un changement relativement radical dans leur manière de vivre, de travailler, de consommer, de se déplacer. Pourtant on a parfois l’impression que la base militante d’un parti devient une nuisance lorsqu’il s’agit de gérer l’appareil gouvernemental : il est plus facile de se replier sur un exécutif serré pour agir d’une main ferme et ordonnée. Les débats et tendances contradictoires peuvent devenir paralysants lorsque les questions sont complexes et les intérêts multiples.
Cette complicité entre élus et membres (et sympathisants) d’un parti est non seulement importante pour porter et développer le programme du parti, mais aussi pour influencer les autres instances, dimensions de l’action citoyenne : pour que Montréal soit branchée sur la province, sur le pays. Pour que tous les Québécois se sentent Montréalais. Et vice-versa.
À la fin de son livre Brève histoire de la gauche politique au Québec, qui comprenait une description assez détaillée de la naissance et des premières victoires électorales de Québec Solidaire, François Saillant se questionnait :
« Plusieurs dizaines de personnes s’activent désormais à sa permanence et auprès de son aile parlementaire. Une partie d’entre elles peut se consacrer à temps plein au travail du parti, ce que peu de membres ont la possibilité de faire. (…) Comment est-il possible, dans une telle situation, de faire en sorte que les membres conservent le plein contrôle de leur parti et que leur contribution lui demeure essentielle? »
Jonathan Durand Folco, dans le dernier numéro de la revue Relations,((Article repris pour l’essentiel dans Le Devoir du 5 octobre)) critique l’orientation sociale-libérale de Projet Montréal, qu’il définit comme combiner des mesures sociales et écologiques à une politique économique relativement orthodoxe capable de s’accommoder du statu quo néolibéral. Mais face au possible retour de Denis Coderre, il est préférable, dit-il, d’appuyer Projet Montréal et Valérie Plante, afin d’avoir une « administration plus ouverte aux idées progressistes, avec laquelle il sera plus facile de dialoguer et la convaincre de réaliser des changements plus radicaux… à condition bien sûr qu’il y ait des forces sociales pour la pousser à bousculer le statu quo. »
Ces fameuses forces sociales sans lesquelles aucun parti, aucun gouvernement ne peut faire autre chose que de gérer le stock de chaises (et la playlist) sur le pont du Titanic. C’est une autre manière de nouer, soigner les relations entre société civile et société politique qu’il nous faut, et vite !
Valérie Plante nous a prouvé qu’elle savait être « L’homme de la situation » au cours de son premier mandat. Saura-t-elle être « La femme de la situation » dont nous avons un urgent besoin ?
De passage coin Ontario et St-Denis, hier, je me demandais ce qui pouvait justifier une telle démonstration de force : j’ai dénombré plus de 100 auto-patrouilles stationnées dans les alentours (et sans faire de relevé systématique). Pour une centaine de manifestants, il y avait, facilement, de quatre à cinq fois plus d’agents (à pied, à cheval, à bicyclette, en voiture…). Il s’agissait de la manifestation « annuelle » contre la brutalité policière.
Pourtant ce matin, aucun journaliste ne semble relever la disproportion de la présence policière en regard du nombre de manifestants. On met plutôt l’accent sur le fait que les policiers n’ont pas fait la gaffe de tabasser les manifestants. Bon pour eux. Et pour nous. Suis-je le seul à me demander combien une telle manifestation de force inutile a pu couter au contribuable, ce dimanche de mars ?
On aurait pu en faire de la prévention et de la formation, avec de montant…
Un article du G&M (Canada’s blockated bridges to provincial trade) de ce lundi 24 juin, sur les blocages traditionnels dans les échanges entre les provinces canadiennes qui empêchent actuellement la finalisation d’ententes internationales d’échanges commerciaux, avec l’Europe notamment.
Le Québec, encore plus s’il devenait indépendant, aura toujours besoin d’accroitre son accès au marché européen, parce qu’il continue de s’inscrire dans l’économie mondiale et qu’il ne veut pas être à la merci des seuls marchés américains.
Si l’exemple de l’interdiction de l’addition de lait à la margarine peut faire sourire, la victoire récente du Japon devant le tribunal de l’OMC (Organisation mondiale du commerce – World Trade Organisation) contre l’Ontario qui exigeait un certain contenu local… nous laisse songeur. Est-ce à dire que toutes les campagnes visant à « acheter local » deviendront illégales ?
Pourtant l’Europe, celle qui pousse actuellement pour qu’on donne un accès plus libre à leurs fournisseurs, n’est pas sans avoir ses nombreuses et importantes limites aux échanges commerciaux : appellations contrôlées, marques de commerce, exigences de qualité sont autant de grilles et barrières auxquelles s’ajuster.
Quand les camionneurs et constructeurs ontariens viennent bloquer le pont entre Ottawa et Gatineau, pour dénoncer les « tracasseries bureaucratiques » les empêchant de travailler au Québec, on se demande : faudra-t-il avoir un code du bâtiment uniforme ? Avoir des écoles de métier synchronisées ? Avoir des codes de conformité alimentaire, de transport, de formation, de communication et de commerce qui soient compatibles, comparables à ceux des Européens ? Ça sera pas de la tarte ! « a new generation of much more expansive international trade agreements », en effet.
Dans un second article sur le thème, What’s delaying our trade negotiations? Trade negotiators, Jeffrey Simpson laisse entendre que les protections culturelles demandées par la France sont exagérées : France wants to protect its “cultural industries.” (Against what – films from Quebec?) Il me semble évident que la protection des industries culturelles françaises, c’est face à la concurrence de Hollywood et des conglomérats culturels anglo-saxons qu’elle prend son sens. Et comme l’entente entre le Canada et l’Europe devait se conclure avant celle de l’Europe avec les USA, l’inscription de l’exception culturelle devenait précédent.
Il n’est plus impensable qu’une entente entre l’Europe et les USA se négocie avant que celle engagée entre le Canada et l’Europe se finalise. Évidemment que le Canada ne fait pas le poids devant un demi-milliard d’Européens. C’est plus gros, plus complexe que les USA. Peut-être les Européens croyaient-ils pouvoir utiliser le « petit » Canada pour établir un moule, créer un « pattern » qui leur soit favorable ? Le partenaire canadien se voyant incapable de « livrer la marchandise », c’est à dire se conformer à des normes plus sévères, plus complexes, déjà établies et mises à l’épreuve dans les échanges entre les 27 pays d’Europe, les négociations se feront maintenant entre les deux grands blocs de l’Union européenne (504 millions d’habitant – 2012) et des États-Unis d’Amérique (315 millions d’h. – 2012).
Ces négociations entre deux mastodontes s’amorcent seulement et on peut compter qu’elle seront longues et difficiles. Quelle place restera-t-il pour le Canada ? Ou le Québec ? Lui faudra-t-il simplement attendre que « ça se décide entre les grands » ? Le marché interne des USA est-il plus « libre », plus unifié que celui du Canada ? Peut-être sur certains aspects, mais sur d’autres il semble encore plus divisé, les politiques locales davantage sous influence que les politiques canadiennes. Si c’est possible ! Ce n’est pas en rabotant l’exceptionnalisme culturel Français qu’on avancera vers une solution. C’est sûr que les fromages québécois ne se seraient pas développés aussi bien au cours des dernières décennies si les marchés avaient été inondés par les fromages français. Mais cette industrie n’est plus naissante et elle pourrait profiter d’un accès à un marché plus appréciatif de la qualité de ses produits que les mangeurs de Cracker Barrel canadiens.
Les produits culturels québécois ont, jusqu’à un certain point, un bon accès au marché français. Qu’en est-il des travaux des ingénieurs, des informaticiens, des avocats et comptables ? Des administrateurs et des animateurs ? Des plombiers ?
« In many ways, Canadian provinces are more powerful than nations are within the EU. There remain more trade and labour mobility barriers among the 10 provinces than exist among the 27 EU countries. Welfare and health-care policies are harmonized among the EU states, but remain largely chaotic and disorganized among the provinces.
The provinces will always be with us. But when Canada has accomplished things in the world, it has been because national leaders have been able to rise above the provincial morass, strike deals, make compromises, buy off grievances and deal with the world as a unified country.
Je n’avais pas entendu parler de Rogoff et Reinhart avant ce matin, quel ignorant j’étais ! Il semble que ces économistes américains aient fourni les arguments « scientifiques » aux prêcheurs d’austérité en Europe… mais que leurs erreurs méthodologiques aujourd’hui reconnues semblent tout à coup invalider. Yakabuski, en conclusion de son article A simple data error, and Europe’s pain : Une simple erreur de donnée et l’Europe se remet à dépenser. Il n’y va pas de main morte dans son diagnostic sur l’Europe : « too much spending toward supporting those over 60 ». Il faudra des réformes structurelles pour intégrer les jeunes qui chôment à 40, 50 ou 60 % dans les pays endettés.
Mais ces réformes semblent orientées vers une vision particulière « No amount of austerity will do the trick unless structural reforms needed to spur entrepreneurship and private investment are implemented ». La confiance des investisseurs et la réforme des lois du travail semblent les seules voies possibles, en complément de l’austérité, pour sortir l’Europe de la crise.
La plume colorée du journaliste du G&M (« the bite of a poor pinot noir ») nous fait presqu’oublier le ton lourdement idéologique de ce commentaire, ou le jugement de valeur l’emporte sur l’argument. La scène est campée dans l’opposition entre dépensiers et économes… le privé et le public… alors que, finalement, la leçon à tirer de cette affaire Rogoff-Reinhart est qu’il n’y a pas de mesure simple ni se seuil magique (comme 90 % du PIB d’endettement) pour dire la relation entre l’endettement et la croissance. Voir Krugman.
Normand Baillargeon raconte avec beaucoup de pédagogie cette affaire Rogoff-Reinhart, posant finalement la question « Comment expliquer que des idées aussi simplistes, puis discréditées, que celles de Laffer et de Reinhart et Rogoff aient pu avoir l’influence qu’elles ont eue? » Le biais de confirmation. Cette tendance qu’a l’esprit humain à préférer ne retenir de l’information disponible que celle qui vient confirmer son point de vue. Ce qui conduit aux discussions de sourds, aux parti-pris idéologiques qui ne s’emm…êlent pas avec des considérations méthodologiques ou scientifiques – ne retenant des faits que ceux qui viennent confirmer l’opinion, le sens commun, le préjuger.
Mais si c’est vraiment ce biais de confirmation qui est à l’oeuvre, la théorie Rogoff-Reinhart, qui n’était en fait qu’une rhétorique, sera remplacée par une autre. Mais ce qui est en jeu ne sera pas résolu par une théorie ou une autre. Cela le sera par la pratique, la négociation, l’innovation, le risque, le compromis, la continuité et la rupture… Ne voir l’avenir (et mesurer le présent) qu’à travers la « confiance des investisseurs » ou la liberté d’entreprendre… et réduire le volet public de l’équation à « la réforme du travail »… c’est peut-être une position confortable dans certains salons, entre amis, mais ça n’ouvre pas vraiment de porte au dialogue constructif et inventif dont nous avons le plus grand besoin.
Si les conservateurs et autres apôtres de l’austérité (des comptes publics – car les personnes privées doivent continuer de pratiquer les vertus de l’enrichissement) peuvent perdre un peu de leur assurance vindicative à l’occasion de ce retournement – il ne faudrait pas que les Keynésiens se contentent de glousser de joie. C’est l’occasion rêvée de construire des ponts, ouvrir des discussions sur de nouvelles bases, un peu moins idéologiques, un peu plus « au ras des pâquerettes ».