de savoirs et d’actions

Réaction spontanée (et échevelée) au billet Write the Docs et réflexions sur les plateformes d’En commun? de Benjamin Allard, sur En commun.



Write the Docs : un blog de documentalistes passionnés.


le paradigme du document (extrait)

« À Projet collectif, nous défendons l’idée comme quoi il faut modifier notre rapport collectif à la production de savoirs, afin de tendre vers un nouveau paradigme où les savoirs sont ouverts par défaut. 

  • – Lorsque vous créez un nouveau document dans votre traitement de texte, vous ne vous demandez pas toujours si une partie des savoirs que vous prévoyez y consigner pourraient plutôt être créés de manière ouverte pour bénéficier à d’autres.
  • – Lorsque vous avez beaucoup d’informations ou de connaissances à consigner et à diffuser, il vous vient plus naturellement l’idée de créer un document avec une table des matières qu’une base de connaissances ouverte sur le web.
  • – Vos collègues vous regarderaient avec de grands yeux si vous leur proposiez de repenser la manière d’organiser votre production de savoirs de manière à privilégier les bases de connaissances ouvertes. »

Des bases de connaissances ouvertes, donc.

Mais vise-t-on le paradigme du document ou de la documentation, comme le suggère Benjamin Allard dans son billet Write the Docs et réflexions sur les plateformes d’En commun? Ce que j’entends dans ce passage d’un paradigme à l’autre (du document [même comme base de connaissance] à la documentation), c’est le mouvement, la participation, la transformation de la connaissance.

De là mon malaise avec la conception de la collaboration autour d’un document (avec l’importance accordée aux versions, à la propriété) comme un travail visant à créer le document parfait, le plus adéquat, le plus fidèle ou efficace… c’est peut-être souhaitable pour un guide de l’usager d’un logiciel ou un recueil de textes pour un cours au cégep…

Alors que, dans le domaine social plutôt que du codage numérique, les documents sont fluides, ils se répandent et se transforment comme des tendances, des rumeurs, formant courants et évènements !


J’ai bien aimé la page sur l’Enquête conscientisante et ses références à l’éducation populaire. Le retour à l’enquête de Marx… oui mais John Dewey aussi aurait pu être inspirant. Mais le contexte syndical…

Entre la position syndicale de négociation sur un terrain délimité par le travail produit ou l’activité rémunérée et la position du « public » (celle de Dewey) qui peut évaluer le produit, définir ses attentes, ses besoins… Et l’action militante, communautaire ou civique, souvent liée, ancrée dans un territoire, à une communauté, cette dernière action se situe à mi-chemin entre le public et le syndicat.


En tant qu’usagers individuels, nous avons peu de prise sur les processus et décisions de Projet collectif. Est-ce que les membres corporatifs ou les collectifs-communautés en ont plus ? J’en doute même si, entre professionnels engagés dans les efforts de documentation et gestion des savoirs, les échanges ne se limitent pas aux espaces En commun. Chaque équipe, responsable de la doc dans les grandes et moyennes organisations a son bagage, ses principes… mais surtout des moyens limités pour des attentes démesurées de la part de ses clients-patrons. Pourtant plusieurs équipes, projets, organisations soutiennent une approche de partage du savoir comme un commun, appartenant à la collectivité de ses utilisateurs-producteurs. Des bases de connaissances ouvertes, peut-être ?

Quelle est la fluidité du savoir que nous désirons partager ? À qui appartient-il, ce savoir ? Qui est habilité à le mettre en oeuvre, le faire servir ? Il ne faut pas se cacher la part d’intérêt qui se joue dans l’accessibilité au savoir. L’intérêt de l’expert ou du professionnel qui a fait de cette « base de connaissances » son carré de sable ! Ou celui de l’organisation qui embauche ce professionnel et incorpore son savoir dans son « branding », son essence. Ou plus simplement dans son produit.

Des connaissances inutilisées cessent vite d’être des connaissances. De là le succès des communautés de pratique. Les utilisateurs de la connaissance s’en parlent… mais ils se parlent aussi, et se connaissent, se comprennent, s’entraident. La connaissance tacite ou la part d’ombre et de silence de la connaissance.

Il y a dans l’action, dans l’engagement social ou politique, une grande part de connaissances tacites et d’intuitions, de préférences et d’attachements. Finalement assez peu de connaissances explicitées, qu’on peut accumuler dans une BdC.

Par ailleurs la multitude de points d’ancrage et de vecteurs d’orientation que constitue la société actuelle nous demande des efforts de liaison et d’interface. Nous avons cru, au départ de l’initiative En commun-Praxis, que cet espace numérique « autogéré » allait contribuer à relier, « interfacer » cette multitude. Mais j’en doute, de plus en plus. La protection du code original et de l’espace commun contre les attaques et le « scraping » des moteurs de recherche semblent plus importants que la fluidité et la circulation de l’information. Si tel n’était pas le cas on se serait préoccupé depuis longtemps de rendre les flux d’infos compatibles avec le « fedivers » ou simplement avec les agrégateurs RSS.

Pourquoi les débats entourant ces questions sont-ils fermés ? Trop compliqué ? Pas le temps de rendre explicite toutes les raisons qui nous motivent ou nous freinent… de consigner l’expertise qui nous oriente ?

Pas le temps, pas les moyens… mais en ouvrant le débat un peu plus, ne pourrait-on mobiliser non seulement sémantiquement mais financièrement différents partenaires. Combien les organisations partenaires investiront-elles au cours de la prochaine année dans leur site, leurs interfaces, leurs « app » ? Et si on y mettait des moyens ensemble pour faire avancer cette fluidité et transparence ?

Ces considérations me semblent bien petites, pour ne pas dire mesquines, devant l’ampleur et l’urgence des menaces que font peser les propriétaires de nos espaces numériques et informationnels. Nous sommes les locataires d’espaces numériques appartenant à des impérialistes qui n’ont pas l’intention de reculer ou de perdre les avantages que nous, utilisateurs de leurs produits et réseaux, leur avons laissé prendre.

Il nous faudra se concerter à plus grande échelle que le Québec pour que notre initiative ait quelque chance de réussir dans la quête d’un espace numérique démocratique indépendant des GAFAM, et du MAGA !

La capacité d’échanger et de retenir la propriété de nos productions, liens et connaissances doit se jumeler à la capacité de mémoire, de référence et de construction : on a vu nos voisins faire disparaître des pans entiers de savoirs. Le prochain dirigeant de droite au Canada ou au Québec pourrait bien effacer lui aussi les infos et connaissances qui lui déplaisent ou contredisent sa vision du monde.

Derrière l’appel à la souveraineté numérique lancé par Cédric Durand et al. (Reclaiming Digital Sovereignty voir aussi mon billet Amazon, « panier bleu » et souveraineté numérique) il y a aussi cet impératif de consigner les datas et savoirs (les « piles publiques ») à l’abris des visées impérialistes et rétrogrades. Le TIESS 2.0, qu’en pensez-vous ? Mais c’est une autre discussion que nous pourrions avoir ici… ou pas.


En terminant, j’aimerais bien discuter un texte de Durand (The Problem of Knowledge in the Anthropocene. Hayekian Environmental Delusion and the Condition of Ecological Planning. 2025). Cet autre texte de Durand (2024), Planning beyond growth: The case for economic democracy within ecological limits j’en ai même fait une traduction en français [grossière au niveau des coupures de page à cause du traitement des PDF par DeepL].


Ce billet est d’abord paru sur mon carnet Praxis : transition, organisation communautaire, développement des communautés, le 23 février 2025

lendemain de veille

Évaluation personnelle de la rencontre sur la veille du lundi 25 nov. 9:00-11:00 organisée par l’OVSS et Projet collectif

En général : Insatisfait. Mais ça, c’est mon état habituel 😉

Le tour d’horizon était trop rapide, les participants venant de trop d’horizons différents… on en est resté à une présentation très superficielle. Ce qui était prévisible… même si les organisateurs ont semblé surpris de la popularité de la réponse à l’invitation : plus de quarante participant.e.s Une diversité-éclatement prévisibles parce qu’il y a autant de veilles que d’organisations, ou même de cerveaux : l’état de veille n’est-il pas un état caractéristique des organismes vivants ?

Aussi je crois qu’un regroupement des personnes par thèmes ou champs d’intérêt me semble essentiel pour pouvoir aller plus loin, à la fois dans les échanges et le partage. Certains sujets ou champs peuvent être si vastes qu’ils incluront tout le monde : environnement et climat; polarisation sociale; mobilisation vers le changement… Et même si nous réunissons des sous-groupes plus homogènes au niveau des intérêts, il est probable que les participants seront à des niveaux différents d’expertises, de moyens, des préférences ou choix historiques de logiciels et d’outils dont il devient difficile de changer après des années d’utilisation.

La diversité des participant.e.s donne l’impression d’inclure tout le monde, d’être représentative du tout. Mais qui n’était pas là, absent mais influent ?

Ne pas prendre la carte pour le territoire. Il y a plus dans le territoire que ce qu’en peuvent dire les géographes et autres prophètes.

L’information qui circule dans les réseaux et médias est peut-être moins importante que l’info qui s’est déposée, qui a été institutionnalisée dans des organisations, des habitudes, des contrats explicites ou implicites qui orientent et délimitent nos actions et décisions. Une information parfois muette, fondue dans l’histoire méconnue sinon secrète du pouvoir des choses.


J’ai retenu de la rencontre du 25 novembre (dont j’avais parlé ici) quelques outils qui ont été identifiés par les participants :

Continuer la lecture de « lendemain de veille »

Pot-pourri du lundi 25 novembre

[IRIS] Confier la prestation des services de SAD aux CLSC et leur gestion à 400 pôles sociaux de première ligne

Réussir le virage vers le soutien à domicile au Québec, Anne Plourde et Louise Boivin
« Dans le contexte québécois, marqué par une centralisation grandissante du système de santé et de services sociaux, cet échec s’est traduit par une bureaucratisation excessive des services et par l’imposition de méthodes de gestion hiérarchiques et autoritaires qui réduisent l’autonomie des professionnelle·le·s, détériorent les conditions de travail, déshumanisent les services et soins et multiplient les cibles quantitatives de performance et les mécanismes de reddition de comptes statistiques, qui sont de plus en plus lourds et déconnectés de la réalité du terrain. »
« à l’encontre des prétentions de la nouvelle gestion publique, les recherches en administration publique démontrent que les services publics les plus efficaces sont ceux qui sont gérés localement et avec une participation citoyenne. »
« Ces pôles sociaux, répartis sur l’ensemble du territoire québécois, seraient des instances dirigeantes qui prendraient la forme de conseils d’administration élus démocratiquement et composés de gestionnaires (1/3), de membres du personnel (1/3) et d’usagères et usagers des services (1/3). »

Plan d’action en cohabitation sociale à Trois-Rivières

« Plus d’une cinquantaine d’actions son ciblées, réparties dans les 6 champs d’interventions suivants :

  • Sécurité dans l’espace public
  • Aménagement, propreté et entretien de l’espace public
  • Animation du milieu et occupation positive de l’espace public
  • Inclusion sociale et participation citoyenne
  • Hébergement et logement pour les clientèles vulnérables
  • Expertise, innovation et concertation »

Union des municipalités du Qc

Le projet de loi modifiant diverses dispositions en matière d’environnement est une avancée significative en termes de protection accrue de l’environnement. Les municipalités du Québec n’auront plus à demander l’approbation du ministre de l’Environnement pour règlementer.

L’abrogation du principe de préséance prévu à l’article 118.3.3 de la Loi sur la qualité de l’environnement est une demande phare de l’UMQ. Ceci aura pour effet de réduire le risque de poursuites judiciaires et d’alléger le fardeau administratif des municipalités souhaitant adopter des normes plus importantes en matière environnementale et climatique.

Fondation rivières

Moins de déversements mais de plus en plus d’eaux usées dans nos rivières.

Continuer la lecture de « Pot-pourri du lundi 25 novembre »

Projet collectif, l’année 2023

J’ai assisté, avec quelques dizaines d’autres utilisateurs-membres, à l’assemblée générale (en ligne) de Projet collectif, une organisation porteuse de plusieurs initiatives et collaborations dont les plus connues sont Passerelles et Praxis. Le rapport annuel fait état de plusieurs (6) initiatives, une douzaine de collaborations, treize participations, et une dizaine de moments ou textes de réflexions ou chantiers relevant de la vie interne de Projet collectif.

En deux ans l’équipe permanente de Projet collectif sera passée de 3 à 12 personnes, en plus des nombreux collaborateurs. Un développement rapide dont les présentations par les deux co-directeurs, la présidente du conseil et quelques responsables témoignent avec éloquence.

Le rapport annuel 2023 comprend une cinquantaine de textes qui valent d’être parcourus, ne serait-ce que pour avoir une idée de la diversité et du dynamisme des projets portés par cette organisation encore jeune. Parmi ceux que j’ai trouvé particulièrement inspirants :

Parmi les perspectives innovantes annoncées :

  • Une troisième plateforme pourrait s’ajouter à l’automne à Passerelles et Praxis : un Babillard
  • La mise en place de Bases de connaissances, comme regroupements de carnets, qui eux-mêmes regroupent des notes
  • Les milieux ouverts, un programme qui « vise à renforcer les capacités de collaboration et de documentation ouverte des savoirs pratiques au sein de différents milieux identifiés comme prioritaires pour une société québécoise plus équitable et écologique. » Il semble qu’un premier Milieu ouvert Aîné·es et vieillissement soit en gestation.
  • Coordination et animation du RADN (qualifié de « dossier prioritaire pour 2024 ») : réunissant dans une communauté les 52 agent·es de développement culturel numérique (ADN) travaillent aux quatre coins du Québec pour 58 organisations du secteur artistique et culturel.
  • La publication d’un tableau des changements prévus, en attente d’évaluation, demandés dans l’environnement : Développement En commun | En attente (notion.so)
Continuer la lecture de « Projet collectif, l’année 2023 »

ces revues qui nous éclairent

En terminant le dernier billet je me disais que je devrais faire un tour d’horizon des principales revues et publications périodiques qui viennent nourrir ma réflexion et alimenter ma perception du monde.

Il y a ces revues « traditionnelles », dont certaines sont plus que centenaires, qui sont des références dans leur domaine. À ce chapitre, je ne suis actuellement abonné qu’à trois: Science, Esprit et Foreign Affairs. J’ai déjà été abonné pendant des périodes plus ou moins longues à Atlantic, Harpers, Le Monde diplomatique, The Economist ou, plus localement, L’Actualité…

Et puis il y a les revues plus sociales ou militantes, qui sont engagées dans le combat pour changer ce monde insoutenable. Depuis quelques mois, sans m’abonner encore, j’ai acheté chaque numéro de la parution mensuelle Socialter, qui abordait des thèmes intéressants : On se soulève et on casse , dont j’ai parlé ici; La tragédie de la propriété ; Reprendre les choses en main – Le bricolage contre le productivisme ; et le dernier en date L’écologie, un truc de bourgeois ? . À chaque mois, une centaine de pages d’articles, d’entrevues dans une mise en page dynamique qui me rappelle parfois les élans de créativité de la défunte revue québécoise Mainmise (ou, de la même époque : Le temps fou ou La vie en rose

Côté québécois j’ai été amené à la revue À bâbord par les articles de Philippe de Grosbois sur le numérique (L’après-Facebook des médias d’info parue dans À bâbord! #97). Je sais bien qu’il y a plus d’une revue « de gauche » au Québec… Au moins deux me viennent en tête : Possibles (qui, incidemment, publie ses articles in extenso, accessibles gratuitement sans délais) et Relations (à laquelle j’ai été abonné longtemps).

Une initiative relatée par À bâbord au printemps 2023 : Rendez-vous des médias critiques de gauche, a conduit au lancement du site Gauche.Media par le Regroupement des médias critiques de gauche en octobre dernier. Ce Regroupement incluait, suivant l’énumération sous l’onglet « Membres » du site web :

On peut s’abonner au fil RSS de Gauche.media et recevoir dans son agrégateur (Feedly, Netnewswire…) les titres, auteurs et liens à mesure qu’ils sont publiés. Incidemment, c’est malheureux que les Carnets publics de l’environnement Praxis ne permettent pas ce type d’abonnement. À défaut de pouvoir s’abonner aux fils RSS des Carnets on peut s’abonner à son infolettre L’édito quinzo.

Mais les « revues » sont aujourd’hui concurrencées par des sites web qui peuvent publier des contenus, des articles, des rapports de recherche ou des informations d’actualité sous forme de « newsletter » ou infolettre (lettre hebdomadaire, mensuelle envoyée aux inscrits ou abonnés) : tels les sites de l’IRIS (Institut de recherche et d’informations socioéconomiques), du TIESS (Territoires innovants en économie sociale et solidaire), Vivre en ville (ce dernier n’ayant pas de fil RSS (!) il faut s’abonner à l’infolettre). Le site Vert publie deux infolettres : hebdomadaire et quotidienne.

Sans compter les nombreuses, innombrables revues professionnelles. En travail social (Intervention : Publiée deux fois par année par l’Ordre des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec; Nouvelles pratiques sociales; la revue canadienne sur les OSBL et l’économie sociale [articles en anglais, même si le titre est bilingue!); en administration publique (j’aime bien le bulletin de veille Observgo), en développement régional (Développement durable & territoires)…

Des découvertes récentes :

  • LVSL (Le Vent Se Lève) part d’un constat : celui d’une défaite historique des forces de progrès. « Notre projet s’annonce donc comme une entreprise de reconquête ». Un paragraphe dans la description du projet me rappelle ou me fait découvrir d’autres publications « de gauche ».
  • Et aussi : Blast, source de vidéos, articles, reportages… : « Dans un monde où le désastre écologique nous guette, dans un pays où la majorité des médias défendent les intérêts d’une minorité, où la surenchère autoritaire du pouvoir semble ne plus avoir de limites, il est nécessaire de compter sur des médias indépendants, accessibles au plus grand nombre pour aiguiser l’esprit critique et donner envie de résister et d’agir. »

Incidemment c’est le fil de Presse-toi-à-gauche qui me fait connaître le dernier bouquin de Éric Pineault : The social ecology of capitalJ’ai demandé à l’auteur si une version française était prévue : il semble que non. Mais il m’a dit qu’il préparait un livre en français sur un sujet similaire… Finalement le livre en anglais est, somme toute, assez facile à lire. Le thème de ce livre venait compléter, développer la perspective que je venais de lire dans Slow down : the degrowth manifesto par Kōhei Saitō. Deux livres sur lesquels je reviendrai dans un prochain billet.

information et démocratie

L’introduction du billet précédent (communication numérique) posait des questions auxquelles je n’ai pas vraiment répondu dans le développement de l’article :

Comment peut-on modérer les excès tout en favorisant la communication dans des réseaux appartenant aux usagers ? Si on veut rejoindre beaucoup de monde est-on condamné à mettre beaucoup d’efforts (et d’argent) à policer, exclure, contrôler, censurer ? Doit-on se satisfaire des limites actuelles des algorithmes des FB, X et autres Youtube qui décident à notre place ce que nous verrons, ou pas ?

La première question situe la modération dans le contexte particulier de réseaux appartenant aux usagers (ou sous le contrôle de ces derniers). La seconde question précise l’enjeu pour de grands groupes, de grands réseaux. Autrement dit peut-on imaginer une plateforme rejoignant beaucoup de monde qui ne soit pas infestée de spams, de discours haineux et de désinformation ET dont les règles soient entre les mains des utilisateurs plutôt que de propriétaires intéressés d’abord au profit ?

Certains prétendent que c’est impossible : qu’il y a une contradiction entre le grand nombre des usagers et la pertinence des fils de nouvelles proposés aux individus.

Comme le dit Mike Masnick dans son théorème d’impossibilité de Masnick, « la modération de contenu à grande échelle est impossible à bien faire ». Ironiquement, les mêmes effets de réseau qui augmentent la valeur des utilisateurs supplémentaires à mesure que les systèmes se développent augmentent également (au moins linéairement) la surface et le risque de modération du contenu, contrairement à la diminution des coûts par utilisateur grâce aux économies d’échelle. (…)

La médiation de contenu gérée de manière centralisée, comme la modération de contenu, est impossible à réaliser à grande échelle : il s’agit d’une tâche nuancée qui est hautement contextuelle, et nécessite donc une structure nuancée correspondante de traitement et de contrôle distribués pour être bien exécutée.

Community and Content Moderation in the Digital Public Hypersquare, Reisman et Riley

Reisman et Riley proposent de donner plus de pouvoir et d’outils aux aux individus et communautés/institutions dans le travail de « médiation curatoriale » permettant d’évaluer, de valider les informations qui circulent. Dans une série de quatre articles publiés de février à septembre 2022 ces auteurs développent leur analyse :

Et Reisman proposait en novembre 2023, dans Smartly Intertwingled: A New, Broader, More Fundamental Case for Social Media Agent « Middleware » (Intelligemment entrelacé… traduction Google), un argumentaire en faveur de « middlewares » qui viendraient faire ce travail de gestion, sélection, filtrage au nom, dans l’intérêt des usagers.

Reisman identifie trois piliers pour une gestion collective et intelligente des échanges :

  • L’agentivité et les choix individuels
  • Un écosystème de médiation sociale
  • La réputation et la confiance (des individus et organisations)

Ne pourrait-on imaginer En communPraxis jouant un tel rôle d’intermédiation ? Une façon de collectiviser le travail de découverte et de qualification des sources, d’accélération (ou décélération) des flux, de construction d’un espace de délibération libre du poids de la publicité.

Il faut se défaire de l’idée qu’il y a UN espace public, où devrait s’appliquer UN ensemble de règles pour tous les discours. Existent plutôt un semble d’espaces plus ou moins publics, dont l’accès et les contenus sont plus ou moins réservés ou policés. La démocratie qui serait gérée ou discutée à partir d’un espace commun unique, central… n’a sans doute jamais existé. Les places publiques ont toujours exclu des parties plus ou moins importantes de la population des délibérations : esclaves, femmes, étrangers… et aujourd’hui on pourrait ajouter les autres espèces avec qui nous partageons ce petit joyau de planète bleue.

En ajoutant les « autres espèces », n’est-ce pas ajouter encore au défi, déjà immense, de la délibération démocratique ? À moins que l’inclusion de ces « autres » ne corresponde à la prise en compte des limites écologiques, historiques, technologiques qui déterminent nos choix et nos actions. Et, incidemment, un des enjeux de l’inclusion de tels « partenaires non-verbaux » sera de décider des signes, des indicateurs qui nous informeront des intérêts/intentions de ces dits partenaires muets.

Il s’agit de plus que des discours et des savoirs dont nous devons aménager la libre circulation. La culture, le langage, les technologies sont utilisés pour dire, fabriquer les identités, réaliser les désirs ou simplement vivre. Les produits, les marchandises sont aussi des marqueurs forts des identités. Les métiers, les entreprises, les professions…

On ne peut développer une saine conception des espaces publics démocratiques sans situer cette discussion dans le contexte des avoirs, privilèges, pouvoirs qui structurent, façonnent les échanges et délibérations dans nos démocraties.

Si nous voulons parler des « vraies affaires » dans le contexte actuel de crises multiples, de perte de confiance dans les institutions traditionnelles (dont les médias) il faudra avoir des entrées (et des traductreurices) partout, afin de mobiliser (ou neutraliser) le pouvoir d’agir nécessaire. Ce que Durand Folco et Martineau nomment la coordination sociale algorithmique.

Jonathan Durand Folco et Jonathan Martineau, dans Le capital algorithmique, citent Morozov qui propose en matière de coordination sociale algorithmique non marchande et non autoritaire trois pistes : 1) la solidarité comme procédure de découverte; 2) le design de mécanismes non marchands; 3) la planification automatisée.

La solidarité comme procédure de découverte

 » Des plateformes favorisant la communication et la délibération représente l’un des exemples de cette coordination non marchande, [tel le réseau social En commun.] (…) Des «infrastructures numériques de rétroaction» pourraient favoriser ce genre de processus d’apprentissage individuels et collectifs, sans passer par la médiation des prix ou du marché. »

Durand Folco, Jonathan; Martineau, Jonathan. Le capital algorithmique (p. 596). Écosociété.

Le design de mécanismes non marchands

L’idée générale est que les mécanismes de coordination sociale ne doivent pas être conçus de façon rigide, par la simple opposition entre bureaucratie uniformisante et liberté marchande, car il y a une pluralité de moyens institutionnels permettant d’assurer la coordination sociale.

Durand Folco, Jonathan; Martineau, Jonathan. Le capital algorithmique (p. 597). Écosociété.

La planification algorithmique

Selon Morozov, ces innovations technologiques rendent caduque la nécessité de recourir à une planification centralisée de l’économie, et laissent plutôt présager une transition vers un «socialisme de guilde», comme le suggère aussi Daniel Saros. (…)

L’enjeu d’une planification algorithmique socialiste serait donc de favoriser une réappropriation démocratique de ces technologies algorithmiques, visant à les insérer dans un nouveau système économique qui ne serait plus axé sur la croissance infinie et la maximisation des profits, mais sur la satisfaction optimale des besoins humains avec un minimum de travail possible.

Durand Folco, Jonathan; Martineau, Jonathan. Le capital algorithmique (p. 598 et 599). Écosociété.

La planification algorithmique dans l’intérêt collectif, c’est le retour du débat d’il y a cent ans à propos de la théorie économique du socialisme. Mais avec des moyens qui n’existaient pas : pouvoir répondre en « temps réel » aux contraintes et signaux du terrain, du local. Dans un article de juin 2019, publié par la New Left Review, Digital Socialism, Morozov relate les débats des années 30-40 entre Hayek et les tenants de la planification socialiste et met ainsi en lumière les possibilités des technologies pour une planification démocratique et décentralisée, chose qui n’était pas possible à l’époque. 

Plus récemment le même Morozov a réalisé un important travail d’enquête et d’historien autour de l’expérience de planification menée par Stafford Beer et son équipe, avec les technologies « cybernétiques » primaires de l’époque, au service du gouvernement d’Allende au Chili. Il en a résulté une série d’entrevues (podcasts) mais aussi une somme impressionnante de documents afférents déposés sur le site dédié des Santiago Boys.

La finitude enfin reconnue des ressources de la planète et le poids accumulé des « externalités » générées par le développement accéléré des dernières décennies nous oblige à revenir à un État pour la planification écologique. Nous avons la chance que cette nouvelle planification puisse se faire de manière plus décentralisée, flexible. Nous n’avons plus les moyens, la planète ne peut plus supporter le développement aveugle du capital pour le capital.

communication numérique

Comment peut-on modérer les excès tout en favorisant la communication dans des réseaux appartenant aux usagers ? Si on veut rejoindre beaucoup de monde est-on condamné à mettre beaucoup d’efforts (et d’argent) à policer, exclure, contrôler, censurer ? Doit-on se satisfaire des limites actuelles des algorithmes des FB, X et autres Youtube qui décident à notre place ce que nous verrons, ou pas ?

Les enjeux entourant le contrôle des plateformes numériques devenues hégémoniques, omniprésentes sont d’actualité : loi fédérale C18 obligeant la négociations de « contributions » des plateformes au financement des média… poursuites aux USA contre les GAFAM pour abus de position dominante… 

L’Énoncé économique de l’automne déposé par la ministre Freeland comprenait l’annonce d’une nouvelle loi musclée sur la concurrence, y compris de nouvelles lignes directrices sur les fusions, une nouvelle norme d’« abus de position dominante » et des règles sur le droit à la réparation : https://www.linkedin.com/feed/update/urn:li:activity:7132855021548769282/  Une référence de Doctorow.

Il faut suivre ces débats, manifester notre appui et formuler des exigences en termes d’interopérabilité, de facilités d’exit, de transparence des algorithmes… 

Il faut aussi soutenir, expérimenter, utiliser et développer des solutions autonomes, indépendantes des GAFAM pour nos besoins de communication, d’échanges de savoirs et d’information. C’est à ça que se consacre Projet collectif avec ses plateformes En commun et Praxis. Non seulement sont-ce des solutions indépendantes mais elles sont aussi orientées éthiquement : des valeurs, des vertus dirait Durand Folco, guident le développement de ces plateformes alternatives. Des valeurs autres que le commerce et la publicité. 

« En commun est un environnement numérique éthique, gratuit, accessible et collaboratif, permettant de connecter les savoirs et les personnes pour une société plus équitable et écologique. Il vise à soutenir la collaboration intersectorielle et la mobilisation des connaissances des citoyen·nes, gestionnaires, professionnel·les, chercheur·ses, entrepreneur·es et toutes autres personnes travaillant au développement de réponses innovantes aux défis sociaux et environnementaux du Québec»

Cité par Le capital algorithmique.

Culture numérique et culture politique

La littératie numérique de la population en général est toute récente. C’est le téléphone intelligent qui a permis l’élargissement de la base des média sociaux. Internet dans sa forme accessible du Web existait depuis déjà 15 ans quand Facebook et Twitter ont pris leur envol… propulsés par l’arrivée du téléphone intelligent : on pouvait, enfin, visionner des vidéos de chatons et de chars sur son téléphone, en attendant son Big Mac, ou l’autobus! Ou, plus sérieusement, lire ses courriels, réagir aux dernières nouvelles, réagir en temps réel à ce qui se passe devant soi. 

Les -clic (#hashtags) tels ou ont rendu visibles des gestes, des actions, des évènements en en multipliant l’écho, l’impact. La jeune femme courageuse qui a filmé la mort de Georges Floyd n’était pas journaliste, ni photographe. Seulement une passante avec son téléphone. 

Qu’est-ce qui a permis la montée en puissance si rapide des GAFAM ?

Un bon produit au départ, sans doute, qui a bénéficié d’un investissement en capitaux gigantesque. Des capitaux de risque pour commencer, puis des capitaux attirés par la position dominante, quasi monopoliste dans un deuxième temps. La protection légale des brevets et des logiciels « propriétaires » a fini de consolider la position dominante des entreprises en permettant l’enfermement des usagers dans des enclos opaques dont les flux d’information et de sollicitations sont contrôlés par des algorithmes propriétaires. 

La montée en puissance des plateformes numériques et média sociaux a été tellement fulgurante que les États et gouvernements ont tardé à légiférer, laissant s’installer des situations quasi-monopolistes où les GAFAM raflent maintenant la presque totalité des revenus publicitaires qui autrefois faisaient vivre journaux, télé et radio1Voir le graphique Répartition du marché publicitaire au Québec en 2003, 2012, 2018 et 2021 dans le billet précédent. Un avantage supplémentaire dont bénéficiaient les Google-Facebook disparaitra bientôt : les dépenses publicitaires y étaient déductibles d’impôt pour les annonceurs à un taux supérieur (100%) à celui accordé aux annonceurs dans les média « traditionnels ». Voir Ot­tawa plans tax re­form to drive ad­ver­tis­ing with Google and Meta back to Cana­dian me­dia

Mais peut-être que la majorité des gens n’ont rien à reprocher aux GAFAM… On se contente de profiter d’une plate-forme gratuite… en acceptant d’être suivi, ou de se voir offrir des publicités. So What ? On n’est pas obligé d’acheter ! Mais si ce qu’on me propose d’acheter n’est pas le meilleur deal ? Si on ne vous propose que des gros chars et des voyages dans le sud ? Des objets de désir pour ceux qui ont les moyens et aussi pour ceux qui les auront peut-être un jour…

Polarisation et fake news

Les études sur les effets des algorithmes de Youtube (2022) ou plus récemment de Facebook (revues Science et Nature, 2023) tendent à minimiser les effets idéologiques des plateformes : s’il y a un effet de chambre d’écho, il est (très) léger et touche surtout la tendance conservatrice. Mais les conséquences en terme d’action, de changement dans les attitudes ou les valeurs des usagers sont peu visibles. Les usagers sont actifs dans les choix qu’ils font de valoriser ou de rediffuser des unités d’information. Et ils ne sont pas naïfs non plus : ils sont souvent conscients de l’invraisemblance de certains mèmes qu’ils se font un malin plaisir de rediffuser (pour ennuyer les « wokes »?). 

OK les GAFAM ont réussi, grâce à leurs machines à siphonner l’info sur leurs milliards d’usagers, et s’accaparer le gros du gâteau des dépenses publicitaires. Une correction des crédits d’impôts inéquitables n’enlèvera pas l’avantage principal de ces plateformes qui se sont insinuées comme espaces publics dominants grâce à leurs algorithmes protégés par des lois du copyright et de la propriété intellectuelle capitalistes monopolistiques. 

Le financement des média par la publicité, directement (vente d’espace publicitaire) ou indirectement (subventions de la part des GAFAM qui ont fait main basse sur le marché publicitaire), s’est révélé un piège à long terme : on pouvait supprimer ou réduire grandement le prix de l’abonnement pour l’usager… en accroissant sa diffusion, mais en devenant dépendant de la publicité. Tant qu’on ne considère cette dernière que comme un simple reflet des valeurs (et produits) de la société, il n’y a pas de problème moral…Cependant la publicité n’est pas innocente ou sans conséquence. “La publicité favorise essentiellement les produits et les services les plus néfastes, que ce soit pour l’écologie ou pour la santé humaine.” Comment la publicité empêche la transition écologique et sociale.

Et si, à cause de l’évolution des TIC2Technologies et l’information et de la communication les média perdent le gros de leurs revenus publicitaires, pourquoi faudrait-il continuer de lier le financement des média au volume de publicité diffusée ailleurs ? C’est sur les profits exorbitants et la position dominante des GAFAM qu’il faut miser. Une position qui fut favorisée par les protections extraordinaires en matière de propriété intellectuelles et droits commerciaux qui ont été accordées aux Big Tech. 

« Les logiciels ont alors bénéficié d’une protection de leurs droits d’auteur bien supérieure à celle jamais appliqué aux œuvres littéraires, aux compositions musicales, aux enregistrements sonores, aux photos ou aux films.

« L’interdiction de contourner la gestion des droits numériques, ou DRM (digital right management), énoncée dans la section 1201 du DMCA, l’article 6 de l’EUCD et des lois similaires dans le monde, font du logiciel la classe d’œuvres la plus protégée par le droit d’auteur au monde. Les auteurs de logiciels (ou plutôt les entreprises qui les emploient) bénéficient de plus de restrictions en matière de droit d’auteur que le compositeur le plus talentueux, le sculpteur le plus brillant ou le plus grand écrivain. » Ma traduction (GB)

The Internet Con: How To Seize the Means of Computation de Cory Doctorow, page 156

Si les GAFAM ont atteint une position dominante non seulement dans le domaine des services numériques, mais bien dans l’économie toute entière, ce n’est pas parce que ces entreprises étaient plus intelligentes, entreprenantes ou généreuses que les autres. C’est qu’elles ont eu les moyens d’acheter la concurrence tout en enfermant leurs clientèles dans des environnements dont elles peuvent difficilement sortir. 

Tableau 8.4 Palmarès des entreprises capitalisées en bourse 2006-2021, page 219 in Le capital algorithmique ( aussi 2 autres tableaux dans billet précédent)

Les GAFAM ont su utiliser les TIC de façon innovante et ont ainsi contribué à créer un nouvel espace, un cyberespace où les discours mais aussi les produits s’échangent dorénavant. Les usagers et les concurrents des GAFAM ont eux aussi contribué à créer la culture, expérimenter les possibles, développer la littératie numérique sur laquelle repose le pouvoir des GAFAM. 

Faudrait-il diviser ces entreprises devenues quasi-monopoles ? Ou simplement redistribuer une partie des surprofits que cette position privilégiée leur permet ? Plutôt que de les briser certains proposent plutôt d’imposer aux quasi-monopoles une obligation d’interopérabilité avec les acteurs extérieurs, concurrents ou partenaires. Voir Pour l’interopérabilité des réseaux sociaux, par La Quadrature du Net, et The Internet Con: How To Seize the Means of Computation de Cory Doctorow. 

Mais cela ne résoudra pas le problème de la disparition des revenus publicitaires qui faisaient vivre les média traditionnels. Si l’interopérabilité favorise l’émergence d’un écosystème numérique plus sain, moins dominé par une oligarchie de quasi-monopoles, il y aura moins de « surprofits »… Mais cela risque de prendre du temps : même en situation de concurrence plus ouverte, le poids de l’habitudes et de la facilité risque de maintenir longtemps la position avantageuse des GAFAM. 

Et puis, la taxation sur les multinationales, qui devait s’établir à 15% suivant une entente signée par 136 pays en 2021… ne semble pas encore près de s’appliquer. OCDE 2023 : “Les entreprises multinationales continuent de déclarer des bénéfices faiblement imposés, même dans les juridictions où les taux de l’impôt sur les sociétés sont élevés, ce qui souligne la nécessité d’une réforme fiscale à l’échelle mondiale.”

Aussi les ententes particulières entre GAFAM et gouvernements, ou entre GAFAM et média seront encore nécessaires pendant un temps. Le déverrouillage des environnements numériques pour permettre l’échange d’information entre différents systèmes (on en parle pour les banques dans l’Énoncé économique de l’automne) redonnerait un dynamisme dans l’offre de services. Et les revenus tirés d’une taxation plus équitable, anti-monopoliste des GAFAM pourrait être redistribués suivant certains principes.

Catherine Dorion proposait, dans une annexe minoritaire au Mandat d’initiative sur l’avenir des médias, de taxer les GAFAM de 3% pour redistribuer en fonction de la présence de journalistes « patentés », c’est à dire membres de la Corporation. Je préfère, pour ma part, l’approche de De Grosbois dans La collision des récits :

Postulons qu’une lutte contre l’évasion fiscale des géants du web permette d’amasser des sommes dignes de ce nom pour l’information. [I]maginons qu’on alloue aussi des fonds à d’autres médias issus de la communauté. Les médias d’information pourraient être considérés comme éligibles sur la base de critères tels que ceux établis par Pierre Rimbert dans son «projet pour une presse libre»: être à but non lucratif, ne pas posséder plus d’un titre par type de contenu, ne pas avoir recours à la publicité. À ces critères, on pourrait ajouter l’accès du public aux budgets et aux dons substantiels, la disponibilité des archives numériques et l’adhésion à des normes minimales de validation des faits (renvoi aux sources, correction en cas d’erreurs manifestes, etc.). 

Une liste de médias admissibles à l’aide publique serait donc constituée sur ce type de critères non idéologiques. Ensuite, les montants disponibles pourraient être distribués en fonction du choix des citoyen.ne.s: on recevrait une fiche tous les ans sur laquelle on choisirait un ou plusieurs médias que l’on souhaite soutenir. Chaque citoyen.ne disposerait du même montant à octroyer, et des plafonds seraient mis en place pour assurer qu’une diversité de publications reçoive des fonds. Un tel modèle pourrait revitaliser les médias régionaux et locaux.

La collision des récits, Philippe de Grosbois

Pour aller plus loin :

Notes

  • 1
    Voir le graphique Répartition du marché publicitaire au Québec en 2003, 2012, 2018 et 2021 dans le billet précédent
  • 2
    Technologies et l’information et de la communication

médias, réseaux et données

Au cours des deux derniers mois mes lectures et réflexions ont été orientées, stimulées par la tenue d’un atelier sur la « soutenabilité » du projet En commun-Praxis et par les débats et lectures entourant le financement des média, le pouvoir des Big Tech et GAFAM, la taxation des multinationales.

Dans le billet du 22 octobre je soulevais la possibilité qu’En commun-Praxis « pourrait aussi servir de lieu de dépôt de données publiques sur les services, sur la population et sur l’état de nos milieux de vie ». Une perspective réitérée et élaborée dans un document préparé en vue de l’Atelier sur la soutenabilité tenu le 20 novembre. Mal m’en prit car j’ai l’impression que les autres idées du document (fils RSS, extension WordPress1J’y reviendrai dans un prochain billet) ont été plombées par le rejet définitif de la fonction « dépôt de données » de la mission de ECP.

Je peux comprendre que la question ait été déjà débattue et qu’une décision a été prise. Et puis je me suis sans doute mal exprimé en parlant de « dépôt de données » alors que ce sont les outils de manipulation, analyse et cartographie de ces données qui nous manquent : comme le permettaient le site de l’EMIS et du CMIS de l’Agence régionale de la santé de Montréal. Le réseau de la santé a « flushé » ces outils lors de la nième centralisation-replis sur soi qu’il a subi. Si le secteur communautaire n’a pas à reprendre les fonctions laissées en plan par l’État social, il peut et doit critiquer ces reculs dans le soutien public. Les directions régionales de santé publique étaient proactives dans le développement de cette accessibilité aux données sanitaires et socio-économiques.

La chronique de Philippe de Grosbois, L’après-Facebook des médias d’info parue dans À bâbord! #97, m’a menée vers son livre La collision des récits Le journalisme face à la désinformation. Ensuite je me suis tapé le pavé des deux Jonathan sur Le Capital algorithmique. Et puis cette autre lecture macro-historique de la place, de l’effet du nouvel environnement numérique : The Gutenberg Parenthesis, de Jeff Jarvis.

J’ai retenu2Et je m’excuse ici: il y a certainement plus que ça à retenir des vingt thèses qui sont élaborées sur 731 pages ! ces trois tableaux du Capital algorithmique qui montrent la fulgurante ascension des GAFAM dans le paysage financier et commercial.

Il y a quelque chose d’extraordinaire dans la montée rapide vers la domination totale des Big Tech. Une croissance qui ne s’est pas faite « ex nihilo », mais bien en déplaçant et en s’accaparant les flux publicitaires qui faisaient vivre les média dits traditionnels. Le graphique suivant tiré de la page Publicité du Centre d’étude sur les média de l’U. Laval est assez éloquent.

Graphe 7. Répartition du marché publicitaire au Québec en 2003, 2012, 2018 et 2021

Un tel développement justifie certainement l’intervention publique pour que soient amenuisés les effets néfastes de cette concentration rapide. Les quotidiens sont les grands perdants de cette évolution : ils recevaient 31% des dépenses publicitaires il y a vingt ans et n’en recevaient que 4% en 2021.

La crise du financement des média appelle diverses solutions : devrait-on refonder les média d’information en considérant l’information comme un bien public, comme le suggère Alain Saulnier dans Les barbares numériques ? Devrait-on taxer les GAFAM et financer les média en fonction du nombre de journalistes professionnels accrédités qu’ils embauchent, comme suggéré par Catherine Dorion dans son Annexe minoritaire du Mandat d’initiative sur l’avenir des médias ? Ou encore, comme avancé par Philippe de Grosbois dans La collision des récits – Le journalisme face à la désinformation, les citoyens pourraient avoir leur mot à dire sur les média à financer… Des sujets sur lesquels je reviens dans le billet suivant : communication numérique.

Notes

  • 1
    J’y reviendrai dans un prochain billet
  • 2
    Et je m’excuse ici: il y a certainement plus que ça à retenir des vingt thèses qui sont élaborées sur 731 pages !

l’espace et le temps

Lectures d’été

Il arrive des moments où je ne sais plus où donner de la tête. Particulièrement durant l’été, où les échéances s’étirent ou s’estompent… où on peut se permettre d’être encore plus dilettante, explorateur que d’habitude. Je me demande si je dois poursuivre ma lecture du deuxième tome de la somme 1deux fois 800 pages! Une histoire de la philosophie, volume sous-titré Liberté rationnelle – Traces des discours sur la foi et le savoir, par Jürgen Habermas. J’en suis à la page 155, juste après le chapitre La séparation de la foi et du savoir : protestantisme et philosophie du sujet et avant d’aborder Au croisement de la pensée postmétaphysique : Hume et Kant. J’en suis à la deuxième de ce que l »auteur appelle ses Considérations intermédiaires. Un coup d’oeil à la table des matières des chapitres qui me restent à lire. Ça s’annonce passionnant :

Chapitre VIII. Au croisement de la pensée postmétaphysique : Hume et Kant

  1. La déconstruction par Hume de l’héritage théologique de la philosophie pratique
  2. L’explication anthropologique des phénomènes du droit et de la morale
  3. La réponse de Kant à Hume : le sens pratique et l’arrière-plan relevant de la philosophie de la religion du tournant transcendantal opéré par la philosophie
  4. La justification postmétaphysique d’un intérêt intrinsèque à la raison

Chapitre IX. L’incarnation de la raison dans le langage : de l’esprit subjectif à l’esprit « objectif »

  1. Les impulsions politiques, économiques, culturelles et scientifiques poussant au changement de paradigme
  2. Les motifs conduisant au tournant linguistique chez Herder, Schleiermacher et Humboldt
  3. L’assimilation de la foi au savoir opérée par Hegel : le renouvellement de la pensée métaphysique après Kant
  4. La raison dans l’histoire : autonomie contre mouvement autonome du concept

Troisième considération intermédiaire. De l’esprit objectif à la socialisation communicationnelle des sujets connaissants et agissants

Chapitre X. La contemporanéité des jeunes hégéliens et les problèmes de la pensée postmétaphysique

  1. Le tournant anthropologique de Ludwig Feuerbach : sur la forme de vie des sujets incarnés organiquement et socialisés sur le mode communicationnel
  2. Karl Marx sur le thème de la liberté située historiquement des sujets productifs et politiques
  3. L’écrivain religieux Sören Kierkegaard sur la liberté éthique et existentielle de la personne individuée du point de vue biographique
  4. Des processus d’interprétation entre rapport à la vérité et rapport à l’action : Peirce, initiateur du pragmatisme
  5. Sur le mode d’incarnation de la raison dans les pratiques de la recherche et de la politique
Une histoire de la philosophie, tome II, J. Habermas, 2023

J’ai pris une pause dans cette lecture pour me plonger dans une plaquette (119 pages) du même auteur : Espace public et démocratie délibérative : un tournant. Ça me semblait un élément pertinent pour une réflexion sur les enjeux liés au développement d’initiatives telle Projet collectif et ses Praxis et En commun… Bon, je n’ai pas encore formulé cette réflexion, j’ai bien quelques notes écrites mais pas encore de billet. J’ai par la suite pris congé des lectures sérieuses en lisant un « policier-techno » : Red Team Blues, de Cory Doctorow. Une histoire de « forensic accountant » (comptable-criminaliste ?), de crypto-monnaies et de rêve californien…

De fait, ça fait un certain temps que j’ai délaissé Une histoire de la philosophie, car j’ai entretemps lu la monographie de Robert Boivin, Histoire de la clinique des citoyen de Saint-Jacques.

La Clinique des citoyens, Bonnie Sherr Klein, offert par l’Office national du film du Canada

Ce qui me donnait matière à contextualiser un autre billet en préparation : sur les années 1970-1973 dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve autour du projet de Centre communautaire de santé. Je me suis replongé dans des documents d’archives rassemblés il y a longtemps, ou dont j’ai hérité récemment (Merci Jean P.-R.). Yves H. me suggérait aussi de lire la biographie de Robert Burns, qui fut élu député de ce quartier en avril 1970. Et effectivement je trouve des traces de la pensée « hyper-démocratique » (c’est le qualificatif qui me vient !) de Burns dans un projet lié à un colloque tenu cet été là au Collège Maisonneuve.

Je me suis plongé avec d’autant plus d’intérêt dans ces documents d’archive que j’y trouvais des traces de l’action menée par Annette Benoît, PSA, dans et autour du projet de proto-CLSC, cette Petite soeur de l’Assomption qui a célébré son centenaire récemment. J’ai la chance de m’entretenir avec elle régulièrement depuis quelques années, aussi elle a pu m’éclairer sur la dynamique à l’oeuvre dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve de cette époque, il y a 50 ans. C’est un autre billet sur lequel j’accumule des matériaux : le centenaire d’une activiste, d’une entrepreneure sociale. J’ai un peu de difficulté à séparer les contenus de ce billet et du précédent : les années 70-73 dans le quartier. Je devrai sans doute les rédiger en même temps, pour référer de l’un à l’autre…

Il y a aussi ces auteurs découverts récemment (Hartmut Rosa {Remède à l’accélération; Rendre le monde indisponible}; Andreas Malm {Comment saboter un pipeline; L’anthropocène contre l’histoire}; Chris Otter {Diet for a Large Planet – Industrial Britain, Food Systems, and World Ecology}. Pour ce qui est d’Andreas Malm, j’ai pu lire une introduction critique Le kaléidoscope de la catastrophe : lumières et opacités chez Andreas Malm. C’est Hartmut Rosa qui m’intéresse le plus en ce moment.

Notes

  • 1
    deux fois 800 pages!