Chapitre 2. Lutte idéologique et développement de programmes

1975 - 1982


 

État de la situation et enjeux en 1975

L’époque est traversée de luttes vives, de mobilisations de masses. Celle des garderies, qui se regroupent à ce moment-là et tentent de négocier un financement qui soit respectueux de leur indépendance (“plan Bacon”); celle des assistés sociaux contre la taxe d’eau à Montréal... mais aussi, à travers des structures comme le Comité de solidarité aux luttes ouvrières (CSLO), la lutte des travailleurs de la Gypsum, de Firestone...

Une époque mouvementée, troublée, remplie d’espoirs démesurés et de mesures désespérées. Pensons seulement aux bombes qui pleuvent à ce moment sur le Cambodge et le Vietnam... Dans leurs interventions plus “civiles”, non militaires, les États pratiquent des “politiques bulldozers”. L’État fédéral canadien s’apprête, en 1975, à lancer sa politique de gel des salaires (loi C-73) alors que, quelques années auparavant l’État québécois avait, dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve, détruit plus de 1 200 bons logements pour construire une autoroute qui n’est jamais venue.

C’est la fin des “trente glorieuses” mais on ne le sait pas encore!

Un milieu divisé mais militant

Depuis la crise ayant suivi l’adoption par le conseil d’administration du Centre communautaire de la formule CLSC, plusieurs organismes communautaires s’étaient éloignés du CLSC. Reprenant le discours de la gauche, on associe le CLSC à la mainmise de l’État sur une initiative populaire, et les mécanismes de participation (élection au C.A. du CLSC, assemblées d’information) sont boudés par plusieurs groupes significatifs du milieu.

Comme il était déjà visible dans le projet de Centre communautaire, en 1972-73, certains groupes, particulièrement des groupes dirigés ou influencés par des religieuses, et à ce titre identifiés comme traditionnels et plus orientés vers les services que le changement social, sont encore près du CLSC. Un de ceux-là est Amitié Services Troisième Age (ASTA). La garderie La Maisonnette habite les mêmes locaux et reçoit un support en ressources humaines du CLSC. Dans le premier cas cette collaboration se fait sans grand bruit mais très étroite, alors que pour la garderie, une bataille l’opposera au ministère, par CLSC interposé, afin de faire reconnaître les services de garderie, ou une  proportion de ceux-ci, comme partie prenante de la programmation du CLSC. Ce que le ministère refusera catégoriquement, le CSLC n’ayant pu obtenir qu’un délais dans l’application de la décision ministérielle de retirer les postes de travail à la garderie.

Cette méfiance d’une partie du milieu par rapport au CLSC aurait pu se traduire par une diminution rapide des investissements communautaires de l’institution, l’équipe communautaire ayant été “décimée” au cours de la crise de 1973-74. Cependant la programmation élaborée en 1974 par le personnel et le conseil d’administration en place prévoit la mise sur pied d’un service d’action communautaire (SAC): l’action communautaire est vue comme une dimension essentielle du CLSC, un moyen de changer la situation de pauvreté et de dépendance que vit le quartier. Le fait que, dans la poursuite de ses objectifs de changement social, le CLSC aura à travailler avec des organismes très critiques, pour ne pas dire opposés à lui, accentuera sans doute la marge de manoeuvre du futur SAC.

En effet, et c’est là une de nos hypothèses de recherche pour cette période, la présence dans la communauté locale de plusieurs organismes communautaires distants de l’institution contribuera à renforcer l’autonomie et le pouvoir du service d’action communautaire du CLSC, celui-ci étant vu comme un “poste-frontière” nécessaire pour garder contact avec tous ces comptoir, garderies, associations de défense de droits sociaux de lutte de classe. (Comme la ligne du Parti communiste ouvrier, influente auprès de ces organisations, les appelait.)

La dynamique institutionnelle: une direction locale et une Fédération pro-communautaires

Le discours que tiendra la direction locale par rapport au ministère des Affaires sociales (MAS) dans ses échanges à propos de la programmation, à propos de la lutte de la garderie ou même de l’autonomie nécessaire du SAC, laisse voir un parti-pris sans équivoque pour la communauté locale, contre la bureaucratie ministérielle.

Pour la direction du CLSC, de même que pour la Fédération des CLSC qui se met sur pied à compter de 1975, l’action communautaire, entendue comme activité de pression en vue de changer les rapports sociaux et lutter contre les inégalités, est vue comme une dimension importante de la mission du CLSC. Les directions de CLSC ont adopté le point de vue du rapport minoritaire déposé par les professeurs Lesemann et Alary, dans le cadre de l’Opération Bilan lancée par le MAS en 1975. Contrairement au rapport majoritaire, le rapport minoritaire proposait de maintenir un module autonome d’action communautaire, afin que le CLSC poursuive sa vocation “d’organisme de développement des conditions de vie et de l’état du milieu” (Alary et Lesemann, 1975). Ce même rapport Alary-Lesemann insiste sur le fait que les  CLSC, encore jeunes (trois ans seulement, pour les plus vieux), s’identifient aux communautés locales plutôt qu’au réseau d’institutions du MAS. “C’est par cette modestie qu’ils sont prometteurs et qu’ils réussiront à se regénérer échappant peut-être à la sclérose des organisations traditionnelles”. (p. 97)

Une équipe communautaire nouvelle, une orientation d’opposition

Solidaires des luttes menées par la classe ouvrière, par le Comité de solidarité aux luttes ouvrières (CSLO) et les groupes populaires de l’époque, les intervenants communautaires du CLSC étaient dans la délicate position d’être les employés d’un appareil d’État qui venait, de surcroit, de mettre la main sur une initiative populaire locale. Il fallait à la fois mener la lutte à l’État bourgeois, tout en travaillant pour lui. C’est une position qui, cependant, n’était pas unique aux travailleurs de CLSC puisque durant cette même période, des critiques radicales de l’école, de même que du travail social, étaient formulées par certains praticiens de la Centrale de l’enseignement du Québec, ou encore du Comité d’action politique (CAP) Travail social de l’Université de Montréal. (Voir, entre autres, L'école au service de la classe dominante , publié par la CEQ et aussi Le service social...instrument d'une classe?, publié par le CAP St-Jacques, 1973)

La nature particulière du CLSC, et le pouvoir plus grand que pouvaient y avoir les usagers, par rapport aux autres institutions du réseau public, n’enlevaient pas, pour les intervenants, le caractère de classe de la domination qui s’exerçait sur et par l’ensemble des appareils. Cette conviction était renforcée localement par le fait que les groupes plus critiques face à l’État s’étaient éloignés du CLSC, laissant toute la place à “la droite”, ou au mieux à des “centristes” qui ne s’intéressaient qu’aux services. Déjà en 1975, le CLSC était perçu comme une affaire dominée par les professionnels, et s’il fallait développer un pouvoir ouvrier et populaire, c’était en construisant les organisations autonomes de la classe ouvrière qu’il fallait le faire, et non en participant à la gestion des appareils dominés par l’autre classe.

Cette orientation avait l’avantage, d’un point de vue tactique et du point de vue de la direction, de “mener la lutte de classe” à l’extérieur du CLSC. La première période avait connu son lot de luttes idéologiques intenses, aussi la direction du CLSC fut-elle la première à défendre l’autonomie du  SAC, par rapport à la proposition du ministère qui voulait intégrer les intervenants communautaires au module social.

Si l’orientation pro-ouvrière était on ne peut plus claire au SAC, et acceptée par une direction pluraliste qui y voyait la nécessaire manifestation d’une lutte pour plus  d’équité, acceptant même d’être bousculée à l’occasion, cette orientation ne se développait pas sans un certain pragmatisme. Il ne fut jamais question, pas ouvertement du moins, de “développer des noyaux d’ouvriers conscients dans les usines pour les amener à passer à l’action politique” (Roy, 1973) comme un organisateur communautaire de la première époque le proposait en 1973. On laissait cela aux organisations politiques de gauche qui, en 1975, étaient assez fortes et implantées dans le quartier pour faire leur propre propagande. Par ailleurs le SAC se consacra dès le départ au développement de programmes et d’activités liées d’assez près au mandat socio-sanitaire du CLSC: support à une garderie, programme de planification des naissances, de santé au travail.

On peut formuler ainsi l’enjeu que représentait l’établissement d’une équipe d’organisation communautaire au CLSC Hochelaga-Maisonneuve, en 1975: il fallait prouver aux détracteurs nombreux de la nouvelle institution, particulièrement à ceux d’une gauche militante importante dans le quartier, qui étaient des partenaires incontournables pour qui se donnait une vocation de “changement social”, leur prouver qu’il était possible de faire de l’organisation communautaire “correcte” dans un CLSC. Une organisation communautaire qui ne serait pas récupératrice, qui serait respectueuse des dynamismes du milieu et qui serait capable, elle aussi, comme les pratiques communautaires hors-CLSC, de remettre en question les inégalités socio-économiques et les pratiques professionnelles jugées rétrogrades.

1975-82: Centralisation des rapports de consommation et de travail

Certains travaux “pionniers” réalisés par les équipes multidisciplinaires locales de cette période furent “récupérés” ou encore servirent de base à la création de programmes nationaux. Ce fut le cas avec l’établissement du programme national en Santé et sécurité au travail (SST), au début des années 80, par rapport auquel les équipes comme celle de Santé en milieu de travail (SMT) du CLSC H.-M. jouèrent un rôle innovateur et de sensibilisation, tant auprès des appareils gouvernementaux ou para-gouvernementaux chargés de la santé et des accidents du travail, qu’auprès des syndicats locaux et des centrales syndicales. Celles-ci, en effet, ne se préoccupaient que très peu de la santé au travail, en 1975.

En matière de maintien à domicile et de services aux personnes âgées vivant à domicile, le travail accompli par les équipes de CLSC à cette époque fut aussi un travail de pionnier. Il n’y avait pas encore, en 1975, de politique officielle en maintien à domicile. La culture dominante à cette époque était encore celle qui conduisait chaque député à promettre à ses électeurs âgés la construction d’un centre d’accueil, comme solution, réponse à tous les besoins des  personnes âgées. Les premières politiques officielles du gouvernement québécois, émises en 1979, allaient consacrer l’importance du secteur “maintien à domicile” par rapport à l’hébergement en centre d’accueil qui dominait encore les politiques du troisième âge à cette époque.

Au début des années ‘80, avec la mise sur pied de l’AQDR (Association québécoise de défense des droits des retraités et pré-retraités), nous assistons à l’émergence d’un nouvel acteur social, qui vient dire, revendiquer socialement les droits d’un groupe jusque là très peu présent sur la scène publique. Cette association aura profité d’un appui important des intervenants communautaires en maintien à domicile dans les CLSC du Québec. Le développement de l’AQDR se faisait parallèlement à celui des services et programmes s’adressant aux personnes âgées. Une voix nationale était devenue nécessaire pour répondre ou suivre les tractations qui se menaient à ce niveau: nouvelles lois sur la retraite, proposition d’un Conseil du troisième âge...

C’est à un mouvement de socialisation et de centralisation des rapports de consommation que nous assistions (ou participions), à travers le développement de programmes centraux (maintien à domicile, SST...) et de groupements nationaux représentants les clientèles, ou usagers de ces services. Parallèlement à ce mouvement, un autre se développait aussi: la centralisation des rapports de travail. Les conventions collectives devenaient nationales, avec de moins en moins d’espaces pour les ajustements ou négociations locales entre producteurs et consommateurs de services.

La lutte locale entre syndicat et direction du CLSC pour des ententes locales qui valorisaient certains postes de travail, jugés sous-payés et mal définis dans la convention collective, se répercutera en une lutte nationale menée par plusieurs syndicats locaux pour défendre ces ententes contestées par la partie patronale. Cet épisode des relations de travail dans le réseau des CLSC fut très bien documenté par Bélanger et al. dans l’étude que nous avons citée plus haut. Il est intéressant de noter cependant que certains adversaires locaux, qui s’étaient opposés au CLSC autour de cette question, le directeur général et le président du syndicat, se retrouveront, quelques temps après, eux-mêmes “happés” par leurs structures nationales respectives: le président du syndicat local, Gérald Larose, devenant président de la CSN, et le directeur du CLSC, Maurice Roy, devenant conseiller de la FCLSCQ! Comme quoi le processus de centralisation des initiatives locales ne se faisait pas qu’à partir d’en haut, mais aussi comme résultant d’efforts des acteurs locaux en vue de diffuser, généraliser les acquis et leçons qu’ils tiraient de leurs expériences particulières.

Nous allons maintenant examiner plus attentivement le programme d’action du Service d’action communautaire (SAC),  tel qu’il fut structuré en 1975, tel qu’il le demeurera jusqu’en 1982. Nous examinerons par la suite les pratiques d’action communautaire menées au Programme personnes âgées (PPA) durant la même période, pour terminer cette première partie par un retour analytique sur les tendances qui se dégagent de cette période 1975-82.

A. Le service d’action communautaire  

1. Les rapports à l’institution

Le mandat de 1974

Dans la programmation de 1974, le service d’action communautaire (SAC) était, nous l’avons dit, l’un des quatre  services de base, avec les services de santé, social et d’accueil. Suivant ce document, les objectifs du SAC visent à “amener les citoyens à exprimer leurs besoins, à trouver des solutions et à les appliquer, ce dans le domaine de la santé et du social.” Le CLSC se devait “d’inventer des stratégies d’action collective, afin d’arriver à modifier l’environnement en fonction des aspirations et besoins de la population du quartier.(Programmation, CLSC Hochelaga-Maisonneuve, mai 1974, 128 pages) Le SAC avait donc une vocation de changement social explicite.

Le SAC intégrait un “bureau d’information” qui avait pour mandat de faire connaître le CLSC, diffuser les informations sur les programmes. C’était ce qu’on appelait le rôle “émetteur” du SAC. On lui définissait aussi une fonction “récepteur”, qui devait “transmettre les messages venant de la population”. À cette fin, le SAC se devait d’être en contact avec le citoyen et les organismes, afin de les aider à formuler leurs besoins et à prendre les moyens d’y répondre. La coopération avec les groupes déjà existants dans les domaines de la santé ou social, ou encore la mise sur pied de nouveaux groupes, à partir des listes d’usagers, visaient deux buts: aider le CLSC à développer adéquatement ses services, et... exercer des pressions là où elles doivent être exercées (CLSC, école, usine, propriétaires, services municipaux, organisme du réseau des affaires sociales, ministères et gouvernement...)

Les ressources humaines et matérielles du SAC

D’avril à septembre 1974 le SAC n’était composé que de l’agent d’information et d’une secrétaire. En septembre, le premier coordonnateur du module est recruté, (il y en aura 3 de 1974 à 1982) et en décembre, deux organisateurs sont engagés. Une autre organisatrice communautaire sera rattachée au SAC, en 1976, suite à la transformation de son poste de travailleuse sociale professionnelle (TSP) en organisatrice communautaire (OC). Jusqu’à la fin 1978, l’agent d’information sera rattaché au SAC. À compter de cette date, le poste est relié directement à la direction  générale. C’est dire que durant la plus grande partie de la période 75-82, le SAC comprendra 3 postes d’organisateurs communautaires, un poste d’agent d’information, un poste de secrétaire et un coordonnateur, le poste de coordonnateur n’étant pas qu’administratif, mais aussi lié à l’intervention: il prend à charge certains dossiers d’action.

Jusqu’en 1978 le SAC, ce qui est encore très significatif, aura des locaux dans un point de service séparé du reste du CLSC (sauf pour la garderie, qui partage les locaux du 3130 Ste-Catherine avec le SAC). Ce qui permettra au SAC d’offrir régulièrement durant ces années un service à des organismes communautaires en terme de prêts de locaux.

Des ressources fluctuantes

En octobre 1978, l’agent d’information était affecté à la direction générale, et cessait de faire partie du SAC. À compter de décembre 1978, un des organisateurs communautaires fut en libération syndicale, par périodes successives de quelques mois. Il ne fut finalement remplacé qu’après son élection à un poste syndical, c’est-à-dire en mars 1980. C’était l’intervenant agissant sur le “front quartier”. C’est donc dire qu’en 1979 les services du SAC n’étaient composés que de 2 O.C. et d’une secrétaire.

La coordination du SAC

Le rôle de coordonnateur de l’équipe communautaire semble avoir été particulièrement difficile, sur le moral et la santé des titulaires de ce poste. Le premier titulaire quittait le CLSC après moins d’un an (de sept 74 à mai 75), pour raison d’épuisement mais surtout de différend idéologique. Le coordonnateur “constate une contradiction au niveau du comité de régie et au CLSC et ne croit plus que le CLSC soit un bon terrain” (P.V. 8 mai 1975)

Jusqu’en octobre 75, le SAC demeurera sans coordonnateur, certains intervenants de l’équipe se relayant au comité de régie pour assurer la transmission d’information. La coordonnatrice suivante demeurera au SAC jusqu’à la fin 78, moment où elle quitte, suite à un conflit avec l’équipe entourant son rôle. Elle ne sera remplacée que onze mois plus tard, pour une période de un an et demi. En mai 1982 le module social était devenu le module socio-communautaire, ayant intégré le SAC.

La structure et la culture du SAC

Comme le souligne le directeur général dans son “rapport moral” de juin 1975,

Depuis janvier, on ne peut plus établir une ligne de démarcation claire entre les différentes personnes du module. Il y a un module d’action communautaire, il y a des tâches à accomplir et les personnes se distribuent ces tâches en tenant compte de leurs aptitudes et de leurs  goûts (Roy, 1975).

Comme nous l’avons souligné plus haut, l’équipe communautaire était “soudée” autour de ses objectifs, et tentait par son fonctionnement de dépasser les formes traditionnelles de division du travail (secrétaire/professionnels). Ainsi la secrétaire s’était impliquée activement dans le soutien à la lutte de la garderie (1975-76), de même que dans certaines actions d’information auprès d’autres groupes. L’équipe du SAC a aussi envisagé de pratiquer une politique de “nivellement des salaires”. La question fut ramenée plusieurs fois à l’ordre du jour des rencontres, mais toujours reportée, pour finalement être oubliée, après quelques périodes d’autocritique. Ce mode de fonctionnement collectiviste et égalitariste était typique des groupes militants de cette époque.

La grande autonomie dont jouira le SAC pour définir ses objectifs d’action relevait d’une position de principe visant à donner plus de poids et d’importance à une action de changement social qui autrement, intégrée dans des modules dominés par des pratiques curatives, traditionnnelles, aurait eu peu de chance d’influencer la direction d’ensemble du CLSC. C’est le point de vue qu’on retrouvera dans le rapport minoritaire de l’Opération Bilan (Alary, Lesemann, 1975). C’est aussi le point de vue défendu par le directeur général du CLSC dans ses échanges avec le ministère (correspondance de septembre 1975). Le directeur y souligne cependant une autre raison justifiant l’existence d’un module autonome:

(Avant, en 1973) on avait intégré au module social les organisateurs communautaires. Ça n’a pas du tout fonctionné et c’est un des facteurs qui explique l’éclatement du CLSC. (C’est la formule qui permettait de) maintenir notre module d’action communautaire dans sa perspective de changement social (...) (tout en acceptant) également d’être bousculé à l’occasion (Rapport moral, 1975, p.36)

Avant d’examiner plus précisément la dynamique professionnelle dans ses rapports au milieu, soulignons la position d’extériorité par rapport à l’institution, de poste-frontière dans la communauté qu’avait pris de SAC durant ces premières annnées. Un position rendue nécessaire par la virulence des oppositions venant du milieu à l’endroit du CLSC mais aussi par le double objectif visé par le CLSC: offrir des services, sociaux et médicaux de nature plus “traditionnelle”, tout en participant à une dynamique sociale de changement et de questionnement.


2. La dynamique professionnelle dans ses rapports au milieu

Principes d’action et principaux dossiers

Les orientations d’action qui furent élaborées au cours de la première année de fonctionnement du SAC, 1975, et formulées dans son premier Bilan (Boyer et al., 1976), constituèrent la charpente de l’action du service tant qu’il exista. On y affirmait un certain nombre de principes:

- Ne pas doubler la pratique terrain des groupes autonomes. Servir les intérêts des travailleurs en ne prenant pas leur place, ni les doublant.

- Mettre les ressources matérielles et professionnelles au service des groupes autonomes. Systématiquement contribuer techniquement au développement des secteurs assumés en autonomie par les groupes populaires et de soutien.

- Consolider l’autonomie des groupes existant et autonomiser d’entrée de jeu les groupes à créer.

- Favoriser la jonction des pratiques et des organisations ouvrières et populaires.

Le SAC affirmait se laisser définir par le terrain, par “les groupes autonomes et les intérêts qu’ils défendent”. Pour cela, il lui fallait ne rien “concéder au chapitre de l’autonomie du service. (...) Le SAC doit dans la mesure du possible demeurer propriétaire de son travail, de son organisation, de sa production” par rapport au CLSC.

Le SAC, après une tournée des groupes et personnes du milieu, avait identifié trois front de luttes qui allaient articuler son action: le front travail, le front femme et le front quartier. En plus de ces trois fronts, correspondant à ses pratiques terrain, le programme du SAC (Bilan 1975) identifiait deux autres types d’investissements: les investissements professionnels et les investissements institutionnels. Bien que le CLSC était décrit comme “dominé par les pratiques petites bourgeoises professionnalistes”, le SAC n’entendait pas couper tous les ponts avec lui. Les intervenants participaient à divers comités interdisciplinaires et répondaient à des demandes des autres modules, pour animer des rencontres notamment.

Les investissements professionnels référaient à des activités de formation mais aussi à des efforts de regroupement et de concertation des organisateurs communautaires en CLSC auxquels participèrent les membres du SAC durant les années 76-77.

Nous résumerons brièvement les activités que comprenaient les fronts “quartier” et “femmes” pour ensuite examiner de plus près le front “travail ”, qui mobilisera, plus que les autres, les énergies de l’équipe . Soulignons que le terme “front” faisait clairement référence au langage militant de l’époque.

Front quartier

 Ce secteur recouvrait l’intervention sur les questions du logement, de même que les relations aux groupes du quartier.

Logement: production d’un vidéo; personne-ressource auprès de groupes désirant s’informer, échanger avec d’autres groupes-logement; demandes de recherche; pression sur la spéculation entourant la station du métro Joliette...

Casework-logement: durant la seule année 76-77, plus de 400 cas, 1000 téléphones, 106 visites à domicile, 40 enquêtes à la régie des loyers. Au début des années 80 une association de locataires est finalement mise sur pied.

Groupe du quartier: On distingue, durant les premières années, les investissements techniques, organiques, et idéologiques, cette distinction correspondant à des niveaux croissant de proximité entre les objectifs du SAC et ceux du groupe aidé. Cette aide pouvait aller d’un prêt de local ou de matériel (photocopie), jusqu’à un investissement important- en vue de réorienter-évaluer l’action du groupe.

Parmi les groupes aidés les plus important, notons:

- la garderie La Maisonnette, dont la lutte pour la survie marqua le début du SAC, alors que celle-ci s’opposait au retrait des ressources que le CLSC avait jusqu’en 1975 investit dans ce service. Le ministère obligea cependant le CLSC à retirer ces ressources ce qui placa le SAC dans une position délicate dès le départ: celui-ci supportait la lutte d’un groupe autonome qui allait organiser plusieurs journées de piquetage devant le CLSC afin d’obliger l’institution à multiplier les pressions sur le ministère.

- la Région-est: regroupement inter-syndical local, qui était aussi ouvert à la participation de représentants de groupes populaires. L’investissement du SAC, de 1975 jusqu’à l’été 78 fut un moyen important de sensibilisation du milieu syndical aux questions de santé au travail.

- la Radio-Maisonneuve (CIBL) fut aussi un dossier où l’équipe accordera un support important durant une période.

- la Coop d’action communautaire; les coopératives d’habitation; une troupe de théâtre; l’ACEF de Hochelaga-Maisonneuve; le Bon Pilote (projet pour aveugles)... et plusieurs autres groupes furent aidés ponctuellement, durant cette période.

- plusieurs groupes, journalistes, étudiants ou équipes d’autres CLSC sont aussi rencontrés, informés sur un  des premiers CLSC du Québec.

Front femmes

Ce secteur d’activités recouvre essentiellement les investissements et la collaboration avec une équipe multidisciplinaire du CLSC, en vue de développer un programme de planning des naissances au CLSC, y compris une clinique d’avortement.

Des activités de support au développement des garderies, en général, et à au moins trois projets de garderie, plus spécifiquement, occuperont des intervenantes du SAC dans ce secteur. De 1980 à 82, un projet de garderie (Gros Bec) occupe plus spécialement une intervenante durant près de 2 ans. Voyons comment l’intervenante résumait cette expérience, lors d’une entrevue réalisée en 1987.

“Y’a eu 2 filles qui se sont présentées au CLSC qui ont dit, nous autres on veut partir une garderie, y’a un besoin à ce niveau là.  J’ai travaillé là-dessus pendant un an.  Elle a été mise sur pied, elle est autonome.  Même, ils fêtent leur 6e anniversaire en fin de semaine. C’est la garderie Gros Becs.

“C’était des femmes qui sortaient de leur cuisine, qu’avaient besoin d’un service.  Ça été très bien, au bout d’un an ça fonctionnait.  C’est un record! C’est une OSBL.  Je me suis retirée aussitôt que le projet a été assuré, que le bail a été signé, je me suis dit je me retire c’est pu ma job.  Le processus suivi: on a cherché un local, le seul qu’on a trouvé c’était sur la rue Cadillac.  On a fait de la publicité dans les journaux, on a passé une annonce pour inviter les parents intéressés... y’a à peu près 7-8 parents qui ont téléphoné.  Ça été le comité de base.  On s’est incorporé. J’ai pris contact avec l’Office de garde, on a reçu la documentation, et on est parti de là.  Ça été toute une démarche auprès de la CECM, de la ville de Montréal parce qu’on a eu une ancienne école qui était occupée par la ville.  Pendant la même période c’était la lutte des garderies pour la grève de loyers.  Nous autres on pouvait pas trop, trop se battre, puisqu’on était pas sur pied encore, mais on a quand même réussi à avoir un loyer qui avait de l’allure.  C’était au dessus  d’un centre de loisir,  le centre Erménégilde, sur Cadillac.

“Moi, j’ai laissé au moment où la garderie a reçu sa subvention du plan Bacon, où tout étant arrangé avec les architectes.  Au bout d’un an et demi ça été terminé.  Pendant cette année, j’ai aussi travaillé au recrutement des enfants... à tous les niveaux, la réponse est venu très rapidement, c’était un grand besoin.  Le questionnaire qu’on avait utilisé au début, un petit questionnaire qui visait à évaluer s’il y avait besoin, mais aussi pour des enfants de quel âge.  C’est par du porte à porte avec les parents initiateurs dans leur coin, que le questionnaire fut rempli. Dans  le Flambeau, les nouvelles de  l’Est et les semeniers, la publicité fut faite.

“C’était ma première expérience avec des femmes, j’étais surtout habituée avec des gars, dans les syndicats - mais peu avec des femmes qui sortaient de la maison.  J’ai trouvé ça... elles voulaient, hein!  On est allé occupé le bureau de Camille Laurin, avec les petits... On est allé à la ville de Montréal, voir Lamarre, son assistant... On est même allé voir Larrivé, de la CECM pour qu’il nous appuie dans le local.  Au début on visait, moi ce que je visais, c’est sûr que mes objectifs d’intervenante, je me disais, ce serait le fun d’avoir une garderie gratuite - accessible.  Sauf que c’était pas réaliste, pis les parents n’étaient pas rendus à ce niveau là.  Je me suis dit on va négocier le plus possible à la baisse le loyer, finalement ce fut $600.00.  Ça fait que ça a très bien été et le fait que c’était une ancienne école primaire, ça a pas été difficile de l’aménager en garderie.  Pour te dire comment ça répondait à un besoin, c’est que la garderie aujourd’hui à fonctionne ”full-pin" et y’a 70 enfants.  Je suis partie d’une demande, d’un intérêt de la population". (Entrevue avec Odile Lachapelle)

Front travail

L’importance de ce troisième front d’intervention du SAC est grande à plusieurs titres. Pour cette raison nous y accorderons plus d’attention. Le front travail, c’était pour le SAC le moyen d’articuler son action aux forces de la classe ouvrière, en continuité avec les pratiques militantes en usines du quartier Hochelaga-Maisonneuve depuis 1965. Cette pratique se démarque consciemment d’avec l’animation sociale des années 60, qui s’était

“massivement, sinon exclusivement, centrée sur la réalité de quartier et des conditions de vie en laissant pour compte la réalité du travail et du non-travail qui est la condition première de la réalité individuelle, familiale, de classe et de quartier” (Boyer et al, p. 32)

C’est dans une double perspective que le SAC a décidé d’investir sur ce front:

a) pour “contribuer à solidariser les organisations ouvrières et populaires (syndicats locaux, groupes de soutien, groupes politiques, groupes populaires)

b) mettre à la disposition de ces groupes des resssources techniques et d’information pour consolider leurs organisations et revendiquer de meilleures conditions de travail".

 

À la fin de sa première année d’activité, le SAC avait, en matière de développement de la solidarité:

- participé aux activités du Comité de solidarité aux luttes ouvrières, et fait connaître dans le quartier les luttes de la United Aircraft, du Front commun de Joliette (Gypsum, Firestone) et d’UniRoyal;

- organisé avec d’autres militants de quartier une tournée de solidarité du quartier HM avec les travailleurs de l’Amiante, se rendant avec 55 travailleurs et militants du quartier à Thetford Mines pour y rencontrer grévistes et signifier leur appui;

- participé activement au développement de ce qui s’est appelé la Région-est, un regroupement local intersyndical- visant à partager les acquis de la vie syndicale, publiciser et appuyer les luttes des travailleurs et démocratiser, rendre plus combatifs les syndicats. Le SAC a participé à compter de 1975 au comité de coordination de cette structure. Sa participation à la Région-est est conçue comme “une condition objective et nécessaire pour le déploiement du programme multidisciplinaire en santé en milieu de travail”;

- le SAC a participé intensément, pendant 7 jours, à une offensive d’information contre les mesures anti-inflationistes fédérales (Bill 73) en imprimant et distribuant 30,000 tracts dans le quartier, en organisant une assemblée publique, des rencontres avec les groupes populaires et en participant à la manifestation du 26 novembre 1975 à Ottawa;

- le SAC a aussi participé à une conférence internationale de solidarité ouvrière, “dans une perspective de solidarité et pour se sensibiliser à la dimension internationale des problèmes des ouvriers et des couches populaires”.

Cette importance mise sur les activités de solidarité, de support à des luttes, n’est pas que le reflet du militantisme du SAC, mais plutôt celui d’une conjoncture  où la solidarité était “à la mode”, les luttes ouvrières étant, en 1975, dans une phase offensive, elles bénéficiaient d’une forte sympathie parmi les “couches populaires et étudiantes” de cette époque. Il n’était donc pas extravagant qu’un SAC, dont l’objectif de “changement social” était appuyé institutionnellement, soit partie prenante de cette mouvance de solidarités ouvrières-populaires. Cette dimension d’appui aux luttes sera de moins en moins présente cependant, jusqu’à ce que, dans le Bilan 78-79, une indication laconique nous informe que sous la rubrique “Soutien aux luttes”, “ce dossier a été inactif en 78-79”.

Programme multidisciplinaire en santé en milieu de travail (SMT)

Tenant compte des ressources du CLSC et visant à faire  servir ces ressources au changement des conditions de travail de la classe ouvrière, le SAC a décidé d’élaborer un programme multidisciplinaire en santé en mileu de travail (Boyer et al., 1975).

Autrement dit, le développement d’un programme SMT était pour le SAC la meilleure articulation qu’il pouvait faire de son orientation pro-ouvrière et de la délimitation sociale-sanitaire que le programme de 1974 (définissant l’ensemble des services du CLSC) donnait à son champ d’action. C’était une façon de se donner une légitimité à l’intérieur du CLSC tout en poursuivant son objectif de service à la classe ouvrière.

Une telle orientation impliquait de “défricher le terrain”, éplucher les études de l’Institut de recherche appliquée sur le travail (IRAT), de l’Institut national de recherche scientifique (INRS), la documentation relative aux maladies industrielles, tant américaine que canadienne.

Quatre personnes composèrent d’abord le programme SMT, dont deux du service d’action communautaire, une de la santé et une du social.

Les deux premières années de travail furent marquées par la recherche et les échanges avec les équipes ayant une expertise en la matière (IRAT, CSN, DSC, CHUL...). Informations qui furent synthétisées en un premier dossier et en des “tableaux d’information géants” qui furent exposés à l’accueil du point de service du SAC (et aussi au point de service principal). Des démarches furent faites auprès des ouvriers de certaines usines, par le biais de la Région-est.

La participation à des cours de formation, des sessions et colloques fut une dimension importante de cette période d’élaboration: en 1980-81 seulement, huit colloques scientifiques. Les recherches techniques sur les lois du travail, sur les dangers spécifiques rattachés à certains secteurs industriels, de  même que l’accumulation d’informations concernant la structure industrielle locale, occupèrent aussi le temps de l’équipe de SMT durant cette première période.

Les organisateurs communautaires étaient impliqués dans la défense de cas individuels pour une majorité des dossiers ouverts. De ces dossiers ouverts, il y en avait eu 11 en 1976-77, mais dès 78-79, c’était 92 nouveaux cas, puis les années suivantes 128, 164, 136. Donc une moyenne dépassant 100 nouveaux dossiers par année. Des dossiers complexes, qui signifiaient des activités de type “advocacy” pour les organisateurs communautaires. C’est-à-dire la défense légale et médico-légale des accidentés devant différents services (indemnisation, réadaptation sociale, révision) de la Commission de la santé et la sécurité au travail (CSST),  mais aussi de la Régie des rentes du Québec, puis de la Commission des affaires sociales, dernier pallier pour en appeler des décisions de la CSST et de la RRQ.

Le travail des O.C. était aussi lié aux objectifs de sensibilisation, information, formation des travailleurs sur les questions de santé au travail: publication d’outils, rencontre des groupes de travailleurs en usine, production d’émissions de radio, organisation de sessions d’information: sur les maux de dos, le retrait des travailleuses enceintes...

Finalement, l’investissement d’un O.C. auprès d’un groupe d’accidentés du travail aura permis de développer le Comité des travailleurs  et travailleuses de Hochelaga-Maisonneuve (CTTHM), organisme spécialisé dans les questions de santé et accidents de travail. C’est à compter de mai 1979, que le premier noyau de travailleurs accidentés s’est constitué, pour se développer graduellement et offrir des services d’information, de défense, de représentation. Cet organisme reprendra une bonne partie des services à caractère socio-communautaire du CLSC en santé au travail (accompagnement, information, sensibilisation) à compter de 1982-83.

Après quelques six ans de travail de pionnier, d’innovations et de pressions pour faire reconnaître les droits des travailleurs accidentés et développer une expertise en CLSC en cette matière, l’État, par l’intermédiaire de la CSST, allait confier à un réseau d’équipes “SST” (rattachées pour la plupart aux CLSC) l’application de la nouvelle loi et les activités de prévention, d’information et d’intervention en santé au travail.

À compter de 1981, la nouvelle loi sur la santé et sécurité au travail (Loi 17) allait changer les condition de l’intervention de l’équipe SMT. On y définissait un cadre légal d’intervention dans les usines, en fonction de secteurs prioritaires d’intervention mais il y avait peu de place pour l’intervention socio-communautaire, pour le regroupement des travailleurs accidentés:

(Dans la nouvelle loi 17) là dedans y’avait rien qu’était mis de l’avant sur la question de regroupement, d’intervention communautaire, c’était essentiellement du socio-sanitaire: médecin, imfirmière, hygiéniste industriel.  Pis nous autres on voyait vraiment pas là-dedans la prise en charge par les travailleurs.  Les comités paritaires, oui... on a assez vu des travailleurs impliqués dans ces comités, qui se faisaient carrément manipuler, pis ça donnait absolument rien en termes de changement dans les conditions de travail dans les usines. (Entrevue avec Odile Lachapelle, op. cit.)

Cette formule ne convenait pas aux orientations de l’équipe  locale SMT, mais elle avait le mérite d’être appliquée à la grandeur du territoire, et de doter d’un pouvoir formel d’intervention les équipes SST. Pendant cette courte période il y eut 2 équipes au CLSC: SST, financée par la CSST, travaillant en lien avec le DSC, et l’équipe SMT.

Cette dernière sera dissoute:

On a continué à travailler en SMT (santé en milieu de travail) , parallèlement à la mise sur pied de l’équipe SST, on a supporté la mise sur pied du comité des travailleurs accidentés.  On se disait:"Vu que la loi et l’équipe SST ont des usines prioritaires, avant qu’ils interviennent dans tout le quartier on aura un peu de terrain".  Par exemple, s’il y a des demandes venant d’usines non-prioritaires pour faire la prévention, de la mobilisation... Sauf que ça n’a pas marché cette histoire là. Surtout qu’on voulait établir des collaborations avec d’autres équipes - et qu’on était vu comme les méchants, comme dérangeant à ce moment-là même par les médecins et les gens engagés par l’équipe en lien avec le DSC.  Moi je te dis que la défense d’accidentés, on a fait du bon travail, on a développé une bonne expertise, mais au bout de la ligne, ça changeait pas les conditions de travail.  On faisait du patchage.  Plus on avançait dans le temps plus ça se judiciarisait. Pis moi je regrette, je suis pas en communautaire pour faire une job d’avocate.  Là on était rendu des avocats.  Je trouvais ça tellement lourd, que je disais que c’est peut-être pas la meilleure façon de leur rendre service.  D’autant plus que là y’avait un comité de défense qui pourrait reprendre les cas d’accidentés.(Entrevue avec Odile Lachapelle, op. cit.)

À la fin de l’existence de l’équipe SMT, un des organisateurs communautaires qui y était affecté avait développé une intervention particulièrement orientée vers les “non-syndiqués”, en collaboration avec l’équipe SMT du CLSC Centre-ville et l’organisme Au bas de l’échelle (ABE). Une intervention qui sera interrompue, à la demande de l’organisme communautaire (ABE) parce que “on ne pouvait se limiter à la santé au travail. Ce qui nous amenait à piler sur les plates bandes de ABE”. (Entrevue avec Jean-Robert Primeau, 8 mai 1991, p.4)

L’intervenant communautaire ayant assisté la mise en place du comité des travailleurs accidentés (CTTHM) poursuivra jusqu’en 85-86 un certain travail de conseil et d’appui à l’organisme, mais d’une façon de plus en plus limitée, l’organisme devenant de plus en plus autonome.

Notons ici la situation délicate, d’interface dans laquelle se trouve l’organisation communautaire en CLSC: d’un côté elle participe au développement des dimensions communautaires d’un programme qui, tout à coup, est reconnu  par le ministère mais expurgé de son orientation communautaire. D’un autre côté l’intervention dans le milieu est confrontée à des organisations autonomes qui exigent le respect de leurs territoires et compétences, refusant de voir avancer le CLSC sur ce terrain. Pratiquer l’organisation communautaire dans ces conditions c’est s’adapter à l’évolution des politiques sociales, mais aussi à celles des dispositions et opportunités dans le milieu... c’est une position funambuliste.

Des effets structurels

Avant de passer aux autres lieux de pratiques de cette période, soulignons tout de suite plusieurs effets structurels, ayant contribué à changer des lois, des organisations, qui ont résulté, au moins partiellement, du travail acharné de cette première période:

- l’inscription du (des) CLSC sur le terrain de la santé au travail. Ce travail de pionnier permettra que quelques années plus tard l’ensemble du réseau des CLSC “hérite” du mandat d’intervention de la CSST;

- les pressions sur la Commission des accidents de travail, comme on l’appelle à l’époque, et sur les diverses instances associées, amènent des changements à la loi, ou à tout le moins une application plus rigoureuse de sa dimension réparation-réadaptation;

- la sensibilisation du monde syndical à la question de la santé au travail.

De même le travail sur les questions d’avortement a aussi contribué à élever le niveau de conscience et d’accès libre sur cette question au Québec. Un niveau d’accès dont profitent encore aujourd’hui les femmes québécoises plus que toutes autres canadiennes. On peut aussi mettre au compte des “effets structurels” de l’action du SAC au cours de ces années, la mise sur pied d’une garderie, l’appui à plusieurs autres, le développement d’une association de locataires...

Il n’est pas ici question de donner tout le crédit à une équipe d’intervention locale pour des mouvements de pression et d’opinion qui la dépassaient largement. Mais il n’y aurait pas eu de tels mouvements, ni d’impact général de ces mouvements, sans la contribution particulière d’équipes d’intervenants comme celle-ci.

* * * * *

Dans la partie suivante nous entendons rendre compte de l’action communautaire menée durant la période 1975-1982 en dehors du SAC, c’est-à-dire principalement au sein du Programme personnes âgées (PPA). L’auteur ayant été le principal intervenant communautaire (seul organisateur  communautaire) à ce programme, depuis 1976, nous avons donc disposé d’une information de première main concernant tant les projets et actions menées durant cette période que les motivations et stratégies qui les sous-tendaient.


B. L’action communautaire au PPA: ou quand le milieu s’en vient dans l’institution

L’action communautaire au SAC se distinguait, comme nous l’avons illustré, par une autonomie affichée par rapport au CLSC, autonomie défendue par respect pour l’autonomie des organismes communautaires à créer ou à supporter.  La situation était différente au PPA.

Au moment de la présentation de la première programmation au MAS, en 1974, le CLSC avait accepté d’intégrer à sa programmation un ensemble de services développés par un organisme communautaire du milieu: Amitié, Service, Troisième Age (ASTA). Cet organisme avait développé depuis 1971 différents services aux personnes âgées et la particularité de l’approche d’ASTA était qu’elle articulait des services à domicile (infirmières, travailleurs sociaux, auxiliaires familiales) et des services socio-communautaires (organisation communautaire, accueil, technicien en loisir) organisés autour d’une salle où des dîners (cuisinière, chauffeur) étaient servis quotidiennement. Cela permettait d’y accueillir et d’y “resocialiser” des personnes âgées isolées, rencontrées à domicile.

En 1975, dans son rapport moral retracant la première année de fonctionnement sous sa gouverne, le DG souligne le haut niveau de motivation et d’efficacité démontré par l’équipe offrant des services aux personnes âgées.

De cette équipe de 15 personnes, sept sont alors employées par le CLSC et huit le sont par l’ASTA, grâce à des Projets d’initiative locale (PIL) et une subvention de la Fédération des oeuvres. L’intention du CLSC est alors d’intégrer rapidement, pour peu que le MAS accepte les propositions du CLSC, l’ensemble des services développés depuis 1972 par ASTA, ceci afin d’assurer la permanence de financement de ces services.

La question de l’autonomie de l’ASTA, dans ce contexte, ne semble pas poser problème pour les personnes âgées, celles-ci étant les premières à souhaiter le rattachement de leurs services au CLSC. Solution au sous-financement et à l’instabilité des services, l’articulation étroite au programme personnes âgées (PPA) permettait de plus à l’organisme de profiter d’un support technique et matériel (locaux, animation) venant du CLSC, sans perdre cependant son autonomie corporative. Cet échange de services était à double sens car le CLSC, de son côté, a grandement profité de l’expertise déjà acquise par les employés d’ASTA, tout en inscrivant son action professionnelle en relation étroite  avec un organisme dynamique, capable de mobiliser des centaines de personnes, qui servit de tremplin, comme nous le verrons, au développement de plusieurs autres organismes.

Un CLSC dans le CLSC

Jusqu’en 1978 l’organisme ASTA continuera d’offrir des services, financés grâce à des projets temporaires de création d’emplois, parallèlement aux services du CLSC. Le terme parallèle apparait ici mal choisi pour dire le degré d’intégration qu’il y avait des deux équipes, du CLSC et des projets PIL. Il y avait une entente à l’effet que les employés des PIL seraient les premiers à postuler sur les postes éventuellement crées par le CLSC.

En 1981, le PPA devient le Programme de Maintien à domicile, comprenant alors le personnel suivant

Alors qu’en 1976, date à laquelle l’auteur arrive au CLSC, il n’y avait qu’un poste d’organisateur communautaire au PPA (en terme d’action communautaire), au cours des années qui suivent une petite équipe communautaire se développe avec la transformation d’un poste de technicien en assistance sociale en poste de travailleuse communautaire et le rattachement à cette équipe du poste de technicien en loisir, alors affecté à l’animation du centre d’activités communautaires (salle à diner). Nous examinerons particulièrement la trajectoire de l’organisateur communautaire au cours de la période 1976-1982, à travers les projets et organismes mis sur pied, dont témoignent les bilans, plans et documents rédigés au cours de cette période. Le terme de trajectoire souligne le mouvement et le déplacement qui ont eu cours, tant au niveau des objectifs poursuivis que des moyens mis en oeuvre.

1976

À notre arrivée au CLSC (septembre 1976), déjà une foule de dossiers et d’activités avaient été développés par le précédent organisateur. Le travail était essentiellement lié à l’ASTA, comme groupe de personnes âgées fréquentant le centre d’activités communautaires où étaient servis des dîners et organisées diverses activités. Parmi les dossiers de cette période on distingue l’animation de comités (conseil d’administration d’ASTA, comité du jardin communautaire, pièce de théâtre amateur, comité de retraités participant à un comptoir alimentaire de quartier), en plus de l’animation d’activités de bricolage avec les hommes âgés, de la supervision de bénévoles s’occupant d’une bibliothèque dans le centre...

La préparation d’activités de discussion (journée d’études, diffusion de films sur la situations des retraités,...) dans le centre étaient aussi au programme. De plus des sessions de préparation à la retraite étaient offertes aux pré-retraités dans le quartier.

 Fin 1976, nos préoccupations allaient dans le sens de développer les liens avec les organismes du quartier, afin de “faire une place aux personnes âgées dans tous les lieux dits populaires”. À cette époque, l’ASTA sert de “tremplin” pour l’ensemble des interventions auprès des personnes âgées. Il faut voir que la structure de l’organisme est très ouverte: l’assemblée générale est ouverte à tous les retraités du quartier, et il suffit à ceux-ci de s’y présenter pour obtenir le droit de vote. L’intérêt des retraités est manifeste: 340 personnes participent à l’assemblée générale d’ASTA en septembre 1977.

À cette occasion, trois comités de travail sont mis sur pied. Un sur la situation économique des retraités, un autre sur le logement, et un sur le travail.

Le comité sur la situation économique (CSE) diffusera et discutera le Manifeste sur la situation économique des retraités (1977). Ce document, rédigé principalement par un groupe de Rosemont (qui allait âtre à l'origine de l'Association québécoise de défense des droits des retraités et pré-retraités (AQDR)), allait être à l’origine (localement) d’une pétition exigeant la gratuité des services ambulanciers et des prothèses pour les retraités. Cette pétition est envoyée à travers le Québec et quelques 7000 noms sont recueillis en 3 ou 4 mois seulement, grâce au réseau des programmes de maintien à domicile des CLSC.

Le comité sur le logement réalisera, avec le support de stagiaires un diaporama sur le logement et les personnes âgées.

Le jardin communautaire élargira sa base de participation en 1978 et deviendra un jardin pour tous les groupes d’âge, ce qui facilitera l’autonomisation du comité jardin, qui pourra se passer, à compter de cette année-là du support du CLSC.

En 1979 les comités logement et situation économique sont fusionnés. Le nouveau comité sera conduit à organiser une enquête auprès des retraités du quartier en visitant dix “groupes de l’âge d’or” dans le quartier: 232 personnes âgées répondent aux questions élaborées par le comité pour la défense des droits des retraités (comité fusionné). Lyse Brunet-Bissonnette, de l’UQAM, est associée à ce processus et produira l’analyse des résultats de cette enquête (Brunet-Bissonnette, 1981). Ce comité,  auquel se joindront des pré-retraités des cours de préparation à la retraite, sera aussi l’embryon de la section locale de l’AQDR (Association québécoise de défense des droits des retraités et pré-retraités) qui se met sur pied au niveau provincial.

En 1979 les objectifs de l’action communautaire au PPA s’articulent en 3 plans:


Colloques et concertations locales

Nous envisageons, à cette époque, mettre sur pied une table locale du 3e âge, à laquelle participeraient tous les groupes 3e âge du quartier: il y en a une douzaine. Avec le comité pour la défense des droits des retraités, et dans la foulée de l’enquête sur les besoins des retraités Pour mieux vieillir... Agir (Brunet-Bisonette, 1981), nous organisons un colloque, dont le thème est Logement et service au troisième âge, tenu dans une école secondaire de quartier, le samedi 26 avril 1980. Deux cent (200) personnes y participent, venant de plusieurs organismes de personnes âgées. La préparation de ce colloque aura permis d’amorcer des collaborations entre plusieurs groupes 3e âge, mais pas de mettre sur pied la “table locale” souhaitée.

À compter de 79-80, notre investissement en vue de fournir à l’équipe PPA des outils de réflexion et d’orientation sera accru. En réponse à un besoin identifié par le coordonnateur, au début de 1980, qui visait à “développer une connaissance socio-sanitaire du milieu”, nous consacrons des efforts à synthétiser un ensemble de recherches parues à la fin des années 70 sur la situation des personnes âgées. Ce qui amena la rédaction d’un document élaboré (Beauchamp, 1981) qui abordait les dimensions démographique, sanitaire, sociale, économique et de logement vécues pas les personnes âgées dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve. Document qui allait servir de base à un colloque, tenu en juin 1981, auquel furent invités les représentants des groupes de personnes âgées, et les organismes de services aux personnes âgées. Sept groupes de personnes âgées, sept institutions du milieu (centres d’accueil, centre hospitalier de soins prolongés, DSC...) et huit groupes communautaires et bénévoles se réunirent pour une journée d’étude dont le thème était “Vieillir dans Hochelaga-Maisonneuve”. Dans notre évaluation de l’évènement, relatée au bilan de l’année, nous soulignions que cela avait été une occasion peu commune pour les clientèles de ces services de rencontrer leurs “soignants” en dehors de la relation privée du cabinet, sur la place publique. Ce fut aussi pour le CLSC l’occasion de réunir les multiples partenaires d’un objectif encore nouveau, encore peu articulé entre les services: le maintien à domicile des personnes âgées.

Ce colloque, auquel participèrent activement tous les membres du PPA, permit aussi de renforcer la cohésion interne du PPA. Il ouvrait, de plus, la porte à une  concertation plus stable et permanente avec les resssources du milieu. Concertation qui allait cependant passer, pour ce qui est des partenaires du réseau, par les structures mises en place par le réseau (comités de liaison de coordonnateurs en MAD).


Agir sur les pratiques professionnelles et institutionnelles

Fin 1981, l’équipe communautaire du PPA formulait l’objectif d’impliquer les ressources du milieu (y compris celles du CLSC) dans une approche préventive et communautaire du vieillissement. Cet objectif contrastait avec ceux des années précédentes de deux façons. D’une part il visait des ressources et organismes autres que les groupes de personnes âgés. D’autre part il s’éloignait de la seule perspective stratégique de la promotion des droits et du développement des organismes de représentation et de socialisation des personnes âgées que nous avions jusque là développée, pour ajouter des objectifs de transformation des pratiques professionnelles et organisationnelles des intervenants et institutions offrant des services aux personnes âgées.


Cet objectif fut poursuivi de différentes façons, auprès des différents publics et “ressources du milieu”. Tout d’abord par le développement, avec l’étroite collaboration d’un médecin du DSC et de l’ensemble des infirmières du PPA et des intervenants d’autres établissements, d’un ensemble de sessions de prévention primaire appelé Vieillir en santé. Ensuite par la réalisation d’une journée de sensibilisation des professionnels de la santé (médecins du territoire, pharmaciens, infirmières des institutions) sur le thème de La pharmacologie et le vieillissement. Une rencontre qui nous amenait à publier une brochure sur le même thème. Finalement par la réalisation d’une rencontre locale sur la préparation à la retraite, impliquant quatorze entreprises du quartier. Cette approche permettra la réalisation d’un diaporama sur la préparation à la retraite avec la partipation de quatre entreprises, en plus de faciliter notre accès aux travailleurs âgés de ces entreprises lors des sessions de préparation à la retraite subséquentes. Nous nous souvenons encore de la “prise de conscience” que cette rencontre avec les “ennemis” d’hier, les cadres d’entreprises, avait signifié pour nous. Non seulement les cadres avaient répondu à notre invitation, mais plusieurs d’entre eux avaient été impliqués dans le quartier, dont un dans le comité de citoyens qui avait élaboré le projet de CLSC dans Hochelaga-Maisonneuve. Naturellement, la plupart de ces personnes n’étaient pas “responsables” des conditions de mise à la retraite de leurs employés, et ils avaient tous le “coeur brisé” par le manque de ressources et de générosité des programmes disponibles de pension. Notre prise de conscience “naïve” n’avait d’égal que le dogmatisme avec lequel nous avions condamné les “boss” auparavant. Quelques années plus tard, lors de la fermeture de l’usine David (1984) dans le  quartier, nous aurons à rencontrer d’un peu plus près les véritables décideurs en matière de mise à la retraite. Ils n’auront pas le “coeur brisé”, ceux-là!

L’action communautaire n’avait pas abandonné ses anciens objectifs de support au développement des organismes de personnes âgées: AQDR, ASTA, comités de locataires en HLM, mais elle avait cependant clairement “élargi ses horizons”.

 

Bénévolat

C’est de cette époque (1980-81) que date le développement d’un comité-bénévolat à ASTA, qui s’autonomisera graduellement pour devenir Résolidaire en 1984. Cette question du bénévolat était pour le moins litigieuse parmi les organisateurs communautaires de l’époque, dont certains étaient enclins à n’y voir qu’une forme d’exploitation de main d’oeuvre gratuite (principalement féminine), ou encore une façon pour l’État de pallier à son retrait, ou son refus de prendre en charge certains besoins.

 

Trois considérations nous avaient alors guidés dans notre action sur cette question:


a) les personnes âgées étaient impliquées dans l’action bénévole, bien avant que l’État ne rédécouvre les mérites de cette action et accroisse son support financier aux organismes bénévoles;

b) cette forme de participation pouvait constituer, pour les femmes, mais aussi pour des jeunes à la recherche d’expérience, une occasion de sortir de l’isolement, de s’engager socialement;


c) la disponibilité de ressources financières était là, et si nous ne les utilisions pas, d’autres allaient le faire et possiblement avec moins de scrupules que nous en avions par rapport à l’autonomie des bénévoles, à l’indépendance de l’organisme à créer vis-à-vis des réseaux professionnels et salariés; moins de scrupules aussi par rapport aux relations avec les travailleurs syndiqués.



Une tentative pour accentuer la liaison avec le milieu: l’approche communautaire et préventive


Un contexte favorable

Au tournant de la décennie, en 1981 plus précisément, la situation semblait mûre pour faire un pas en avant dans le développement d’une approche qui soit véritablement préventive, multidisciplinaire et communautaire. Cette orientation avait continué d’être poursuivie officiellement, mais la pratique des intervenants s’en était éloignée graduellement, avec l’alourdissement des clientèles et le développement d’une structure de travail essentiellement  fondée sur quatre sous-équipes disciplinaires: l’équipe des auxiliaires familiales, celle des infirmières, celle du social (techniciennes en assistance sociale-TAS et travailleur social professionnel-TSP) et celle d’action communautaire.

Les questions de la prévention et de l’approche communautaire étaient perçues, discutées comme quelque chose qu’il fallait faire, qu’il fallait développer en tant qu’équipe sous peine de rater le but, le mandat que se donnaient les CLSC de mettre en pratique “l’approche globale, multidisciplinaire et communautaire”. Un sentiment que ne manquait pas de stimuler les intervenants communautaires en questionnant les limites de l’action curative, professionnaliste de l’institution, en valorisant la prévention, les ressources communautaires et réseaux naturels.  L’équipe du PPA était encore jeune (la majorité de ses intervenants avaient dans la vingtaine) et on peut dire qu’elle envisageait avec enthousiasme d’innover en vue d’actualiser le potentiel de transformation des pratiques professionnelles qu’il y avait dans l’approche et les conditions de pratique en CLSC. Il n’y avait pas de programme cadre, pas encore, et le champ semblait ouvert à l’expérimentation. Cela d’autant plus que la bonne volonté de l’équipe, l’expérience acquise depuis 10 ans par les plus anciens auprès d’ASTA et la dynamique communautaire dont témoignaient les deux colloques réalisés dans le quartier en 1980 et 1981 constituaient des facteurs favorables à une telle orientation novatrice.

Dans le document Bilan de février 1981, le coordonnateur dit vouloir “tout mettre en oeuvre pour faciliter cette approche multidisciplinaire”, on y parle pour la première fois de “subdiviser l’équipe et sectoriser le quartier en vue d’assurer une dispensation de services plus équitable et plus efficace pour l’ensemble de la population du quartier” (p.24). Une telle approche présentait plusieurs avantages: “Elle permettrait de privilégier des liens plus étroits entre le CLSC et les ressources du milieu. Elle favoriserait l’action concertée dans chaque sous-secteur et l’intégration de la personne (aidée) dans son milieu de vie naturel en serait d’autant facilitée.” Nous avions élaboré cette idée de “sectorisation”, à la lecture de Diane Pancoast (Natural helping network, a strategy for prevention, 1976) mais aussi en regard des difficultés croissantes que nous éprouvions à maintenir les objectifs de réinsertion sociale des personnes âgées isolées, dans une relation trop exclusive avec un seul groupe social, un seul lieu: l’ASTA. Suivant cette hypothèse, le quartier serait subdivisé en petits territoires où des mini-équipes seraient affectées. Celles-ci seraient composées au minimum d’une infirmière, d’un intervenant social et de deux ou trois auxiliaires familiales.

À cette idée de travailler de concert, de plus près avec les  ressources communautaires et du milieu s’ajoutait, durant la même période, l’intérêt manifeste pour le développement de pratiques de prévention primaire par les intervenants en individuel. Alors que les intervenants communautaires avaient été jusque là les principaux porteurs de telles interventions, les infirmières s’impliquèrent collectivement dans la mise sur pied du programme Vieillir en santé, développé avec la collaboration du DSC, suite au colloque de juin 1981. Une implication qui sera cependant de courte durée puisque, dans le bilan 81-82, le coordonnateur notait que ce programme “a demandé tellement d’investissements en terme de ressources qu’avant d’entreprendre de nouveau un tel programme on veut  en faire une évaluation approfondie”. Certaines activités de prévention de même type seront reprises dans les années suivantes mais jamais avec une participation aussi grande des infirmières.


Une tendance lourde défavorable: le fardeau de tâches

Pour les infirmières, le fardeau de travail était tel, en 1982, que des trois objectifs retenus, en tant de prospectives dans leur plan de travail, ceux de la prévention et de la réinsertion sociale furent conditionnels à l’ajout de personnel additionnel. Ce qui revenait à prioriser très nettement les tâches strictement liées à la pratique disciplinaire (objectif 1): meilleure planification du travail, développer de nouveaux outils d’évaluation, d’observation du client, de cueillette statistiques.

Le débordement vécu par l’équipe de maintien à domicile était lié à de nouveaux mandats, qui mobilisèrent particulièrement les infirmières et travailleurs sociaux. D’abord le mandat de l’évaluation en vue de l’hébergement, qui fut transféré au CLSC sans que de nouvelles ressources (en travail social) soient transférées du CSS, qui en assurait jusque là le mandat. Puis la mise en place par le CSSSRMM1, à partir de 1981, d’un système de cas lourds visant à soigner à domicile des personnes en attente d’hébergement, qui autrement auraient dû être hospitalisées. Là non plus, bien que des budgets aient été alloués pour l’embauche d’auxiliaires familiales supplémentaires, “rien n’a été alloué pour assurer les services sociaux afférents à ces cas”. Tant les travailleurs sociaux que les infirmières apparaissent débordés par les demandes nouvelles: 88 nouveaux cas de plus en 81-82 qu’en 80-81 pour les infirmières; 128 cas de placement, 17 “cas lourd” à évaluer, de plus pour les travailleurs sociaux.

Ces nouveaux mandats venaient accentuer une tendance, déjà perceptible depuis quelques années, à l’alourdissement de la clientèle. Cette tendance était due principalement au frein qu’on avait mis aux entrées en centre d’accueil (CA), et à la sortie accélérée des personnes âgées des hôpitaux. Le premier facteur (entrées bloquées en CA) visait à réduire  les dépenses d’hébergement, alors que le ministère constatait en 1979, dans son livre vert “Vieillir au Québec”, que plus du quart des personnes hébergées dans les CA auraient pu vivre chez elles, avec un minimum de support. Le second facteur était lié aux objectifs d’équilibre financier des hôpitaux, qui avaient intérêt à accroître au maximum la vitesse de “roulement” de leurs clientèles. Ces deux tendances lourdes, associées aux nouveaux mandats, avaient des conséquences de plus en plus perceptibles sur le type et la quantité des demandes acheminées à une équipe de services à domicile dont les effectifs avaient cessé de croître depuis 1979 (sauf pour les auxiliaires familiales). Dans ce contexte, les débats sur une approche globale, communautaire, préventive deviennent plutôt difficiles, tant il est vrai que les interventions se limitent trop souvent, du point de vue des intervenants, au minimum à court terme.

Dans son bilan de 82-83, le coordonnateur note, après avoir répété le manque de ressources par rapport à des demandes grandissantes, “les objectifs d’ordre préventif (chez les infirmières et les travailleurs sociaux) ont été laissés en veilleuse, faute de temps disponible”.


La collaboration avec le milieu n’est pas toujours idyllique

Les enjeux qui sous-tendaient le débat sur la sectorisation étaient, au début des années 80, particulièrement bien illustrés par les frictions qui s’étaient développées entre le PPA et l’ASTA. L’organisme communautaire avait déjà dix ans d’existence en 1982, et les personnes âgées qui fréquentaient le “centre d’activités communautaires” étaient pour la plupart des habituées, qui avaient plus d’intérêt à se retrouver entre amis qu’à accueillir avec chaleur et ouverture “les nouveaux” qui pouvaient être amenés ou introduits par les intervenants du PPA allant à domicile. Les conditions matérielles et l’exiguité des locaux ne permettaient pas facilement aux deux groupes (PPA et ASTA) de poursuivre chacun leurs objectifs sans se déranger: il fallait interdire l’accès au centre pendant certaines périodes, consacrées à des activités plus thérapeutiques ou de réinsertion sociale, alors que plusieurs personnes âgées considéraient avoir droit de venir à l’ASTA, en tout temps. Après tout, n’était-ce pas l’ASTA qui avait mis le PPA au monde?


La longue  et quelques fois tumultueuse, d’autres fois enthousiasmante collaboration qui s’était maintenue (et qui se maintient encore, en 1991) entre le CLSC et un groupe de personnes âgées n’avait pas empêché les deux organismes d’évoluer parallèlement dans leurs objectifs. Il apparaissait de plus en plus difficile que les personnes âgées d’ASTA partagent les objectifs sociaux et thérapeutiques des intervenants. Il devenait impérieux, pour le CLSC, de multiplier ses collaborations, ses points  d’ancrage dans le milieu.


Les difficultés dans les relations avec ASTA à cette époque ont peut-être refroidi l’ardeur des intervenants, quand il s’est agit de multiplier des relations plus étroites avec les groupes de personnes âgées du territoire. Certains se demandaient sans doute si cela n’allait pas simplement multiplier les problèmes, plutôt que de les diminuer. Il aurait fallu, en effet, vendre l’idée de la réinsertion sociale à quatre, six ou dix groupes plutôt qu’à un seul. Les tenants de la sectorisation arguaient pour leur part qu’il était plus facile et plus naturel de demander à dix groupes d’intégrer quelques personnes, qu’à un seul de servir de tremplin, de déversoir à tous les besoins de réinsertion.


Une douche froide à l’enthousiasme créateur

Un dernier facteur objectif, conjoncturel, ayant pu jouer négativement sur l’intention, apparamment ferme au début des années 80, de développer l’approche communautaire par secteurs, fut sans nul doute la coupure de salaire  de 20% imposée par le gouvernement provincial aux employés du secteur public en 1981. Bien que cela n’ait pas été soulevé directement dans les débats entourant la sectorisation, et lors de la décision, finalement prise en 1983, de ne pas appliquer ce mode de fonctionnement, cette mesure gouvernementale ne pouvait faire autrement que de réduire l’engagement volontaire et le désir de faire mieux qui caractérisaient les débats de l’équipe PPA à cette époque.


Il fallait, en effet, une bonne dose de courage et de détermination pour envisager modifier substantiellement un mode de fonctionnement établi, sur des bases disciplinaires connues et plutôt stables, au profit d’une idée, d’une orientation nouvelle à laquelle la formation des intervenants cliniques les avait peu préparés.


Ce qui nous amène au dernier facteur, plus subjectif celui-ci, ayant empêché le “tournant” de la communautarisation/sectorisation.


Un débat d’idées qui n’a pas su s’incarner dans les relations de pouvoir

C’est la lecture de Crozier et Friedberg (1977), quelques années plus tard, à propos des mécanismes et stratégies de changement organisationnel, qui nous convainquit de l’importance de cet aspect des relations de pouvoir, formelles et informelles. Nous avions mené ce débat, principalement l’équipe communautaire et le coordonnateur, comme un débat d’idées, une réflexion collective sur un nouveau mode d’organisation qui semblait mieux convenir aux objectifs que nous poursuivions. Nous n’avions porté que très peu d’attention aux leaderships formels et informels qui structuraient les équipes disciplinaires alors en place, ce qui a eu pour conséquence d’accroître le niveau  d’incertitude que devaient confronter les personnes devant un changement organisationnel majeur. Chaque équipe disciplinaire, chaque intervenant avait appris à contrôler des “zones d’incertitudes”, à jouer un jeu suivant des règles pas toujours écrites, et nous proposions de changer les règles sans assurer aux joueurs qu’ils ne seraient pas perdants. De fait, en relisant les notes entourant ce débat, l’équipe communautaire semblait sortir gagnante de la nouvelle donne, puisqu’elle apparaissait comme une ressource de laquelle dépendraient les nouvelles équipes de secteurs. “Le personnel affecté à l’action communautaire servirait de ressources pour l’ensemble des équipes en ce qui a trait à l’information sur la réalité de chaque sous-secteur et à la liaison avec les ressources de ces différents milieux” (Procès-verbal, discussion sur la sectorisation, 1983). C’était pour le moins mal formulé. Car l’intention de l’équipe communautaire n’était pas, loin de là, d’accaparer plus de pouvoir.  Nous croyions alors à l’avantage de cette formule de la sectorisation, pour atteindre des objectifs poursuivis par toute l’équipe. L’articulation aux ressources communautaires devait même, au contraire, être l’affaire de tous, et non plus celle des seuls intervenants communautaires.

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Mais le terrain était miné par les tendances lourdes et conjoncturelles qui empêchaient qu’une telle réorganisation se réalise à ce moment. Celle-ci aurait été nécessairement coûteuse en énergies, en discussions, comités et réadaptations.

De plus, le mode d’organisation par petites équipes territoriales, bien que permettant une meilleure inscription des intervenants du CLSC dans le tissu des ressources communautaires et réseaux naturels, allait à l’encontre à la fois de tendances de fond et de structures formelles et informelles de pouvoir qui modelaient l’organisation du travail à ce moment. Une tendance à pousser la formation disciplinaire, à permettre à certains intervenants de se spécialiser: par exemple chez les travailleurs sociaux, une pour le placement, une pour la réinsertion sociale. De plus, la composition inégale des sous équipes (un seul OC  dans l’équipe communautaire, un seul TSP dans l’équipe sociale) empêchait que les nouvelles équipes de secteur puissent avoir des ressources équivalentes. En ce qui concerne les auxilliaires familiales, elles resentaient un besoin important de se maintenir comme groupe pour s’affirmer, et non se voir divisées, affaiblies.

Le mode de fonctionnement qui fut alors adopté, pour faciliter au moins l’articulation entre les équipes disciplinaires, fut celui d’un comité d’allocation de services, composé de membres de chaque discipline, devant lequel les demandes de la clientèle pouvaient être discutées  et des plans de services élaborés en tenant compte des différentes dimensions.

La sectorisation: une idée encore à la mode

Nous avons accordé une importance particulière au débat sur cette question parce qu’il signifiait pour l’équipe une collaboration interdisciplinaire plus étroite de même qu’une meilleure articulation aux ressources communautaires et réseaux naturels du milieu.  C’était, en quelque sorte, les “équipes de secteur” (Godbout, 1989), ou même les “patchwork” du rapport Barcklay (1982) (desquels Godbout s’inspire) mais cela avant même la parution du rapport Barcklay, c’est-à-dire en 1981.

Cette idée d’équipes territoriales est encore aujourd’hui prônée par certains. Godbout et Guay témoignent dans leur dernière étude d’une telle approche mise en pratique dans un CLSC, avec, au moins, un succès partiel (sur un des sous-territoires).

On peut penser que la question se poserait différemment en 1992, dans la mesure où les programmes et méthodes ont été mieux établis et que l’autonomie et la maturité des intervenants étant plus grande, ces derniers sentent peut-être moins le besoin d’un “renforcement disciplinaire”?  Des tendances contraires, cependant, agissent aussi. Suivant Mintzberg, le vieillissement du personnel irait à l’encontre d’une telle décentralisation, car en viellissant on développe le goût de faire ce qu’on connait bien.  Mais aussi parce que les professionnels vont généralement accorder la préférence à la spécialisation dans leur champ (Harvey, 1989), plutôt qu’à une approche généraliste dans une équipe multidisciplinaire territorialisée. De fait, quand on parle de qualification chez les professionnels, ce terme fait tout de suite référence à la spécialisation. Pourtant les conditions de pratique en CLSC, et la promotion de l’approche communautaire faite par la FCLSCQ depuis plusieurs années devraient ouvrir la porte à une “qualification généraliste”, c’est à dire une spécialisation dans la non-spécialisation!

La question n’est pas qu’une question de géographie et de territoire, mais bien d’approche et de connaissance de la culture et des sous-cultures d’un milieu. La capacité aussi de transgresser, de transformer les relations à établir entre professionnels et non-professionnels, bénévoles et “naturels”.

L’expérience relatée ici devrait cependant nous convaincre de la nécessité de tenir compte de facteurs tel que le fardeau de tâches, qui, comme en d’autres domaines, peuvent clairement s’opposer à l’élaboration d’une qualité de la relation thérapeutique, une qualité du “produit”. Le contexte d’un probable accroissement des ressources en  matière de services à domicile au cours des prochaines années (vg. Réforme Côté) pourrait faciliter un “virage communautaire”, pour peu que la question de la qualité de la relation au milieu, de l’articulation entre travail professionnel et ressources communautaire soient aussi partie de la réflexion, et que l’accent mis sur le maintien à domicile ne se traduise pas seulement par la multiplication d’actes facilement comptabilisables.

Nonobstant ces contraintes de fardeau de tâches et de tendances professionnelles, nous demeurons persuadés qu’une articulation étroite de l’intervention aux forces du milieu naturel constitue, non seulement une façon d’améliorer la qualité et l’impact de l’action professionnelle mais aussi, une façon de résister à la pression bureaucratique conduisant à la standardisation et la déqualification du travail professionnel. C’est une alternative à la gestion technocratique de la rareté et, en ce sens, une telle articulation peut sans doute minimiser le risque de “burn-out”, dans la mesure où elle brise avec l’image de l’intervenant professionnel seul responsable, sauveteur du monde!

À compter de 1983 les “intervenants en individuel” commencèrent à questionner la pertinence de la prévention primaire, particulièrement lorsque celle-ci s’adressait aux moins de 60 ans. On commença à demander que les projets d’action communautaire soient plus centrés sur les besoins des clientèles en perte d’autonomie, et non plus uniquement sur les besoins de la population en général, plus autonome.  Du côté communautaire, l’heure n’était plus, début des années ‘80, à la seule revendication de droits et déjà un travail important était fait pour développer un organisme bénévole auprès de cette clientèle. Une orientation qui se renforcera en 83-84 avec l’incorporation de cet organisme et la mise sur pied d’un organisme communautaire de services à domicile: Les grands ménages Manie-tout.

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Nous avons pu voir comment une collaboration avec un organisme pouvait être féconde. De multiples comités, dont certains se développèrent en organisations autonomes, résultèrent de l’association étroite avec ASTA. Nous en avons illustré quelques parties sous forme schématique à la fin du présent chapitre (Figures 3 et 4).

Nous avons vu aussi s’élargir graduellement la conception que l’intervention communautaire se faisait du “milieu”, passant de la relation “symbiotique” avec un seul organisme à une relation aux organisations troisième âge, puis à l’ensemble des organismes communautaires, institutions et entreprises préoccupés dans le quartier de la question du  vieillissement.

Nous avons finalement noté la difficulté rencontrée dans l’actualisation de l’orientation “communautaire, multidisciplinaire et préventive” pour une équipe d’intervenants dont le fardeau en termes de services individuels curatifs et palliatifs s’alourdissait rapidement.


C. Autres lieux de pratiques d’organisation communautaire

Bien que les principaux lieux d’inscription des pratiques d’organisation communautaire au CLSC aient été le SAC et le PPA, nous ne pouvons passer sous silence deux autres équipes ou lieux d’insertion qui étaient ou allaient être rattachés à l’organisation communautaire.

Au comptoir alimentaire

Depuis 1973-74 le CLSC avait affecté un de ses employés aux activités de support à la coopérative alimentaire du quartier. À compter de 1975-76 la direction du CLSC  a voulu réduire son intervention, puis retirer son intervenant du comptoir, pour l’affecter à d’autres dossiers, notamment celui de l’intervention auprès des jeunes. Après plusieurs prolongations de quelques mois, au cours desquelles le ton monta entre le CLSC et le conseil d’administration du comptoir alimentaire, le CLSC intima à son employé de se présenter à son coordonnateur à date fixée, pour y recevoir sa nouvelle affectation. Le comptoir s’opposait à un tel retrait du support accordé par le CLSC depuis plusieurs années, arguant que c’était là le seul investissement du CLSC sur les questions importantes de consommation; que c’était les familles du quartier qui s’étaient données cet outil (le comptoir) et que le CLSC se devait de soutenir cette initiative; que c’était un “droit acquis”... Le CLSC appliqua les mesures prévues à la convention collective, jusqu’au congédiement. L’employé refusait de se présenter au bureau du coordonateur, préférant se montrer solidaire de l’organisme communautaire, d’autant qu’il n’avait ni intérêt, ni expérience dans le domaine où on voulait l’affecter.


Cet épisode dans les relations entre le CLSC et les organismes communautaires venait dire clairement que le CLSC n’entendait pas se laisser dicter ses priorités par un organisme du milieu. Certains ont prétendu à cette époque que c’était la présence importante de militants de gauche au comptoir qui était visée par ce retrait. Pourtant à la même époque, les employés du SAC étaient impliqués à la Région-est, regroupement syndical lui aussi “grouillant” de gauchistes... La différence résidait plutôt dans l’isolement de l’intervenant “prêté au comptoir”, qui n’était que très peu ou pas du tout intégré aux programmes  et équipes du CLSC. S’il avait été lié ou intégré au SAC, son retrait du comptoir aurait été plus difficile. Il n’aurait cependant pas été aussi fortement intégré au fonctionnement du comptoir: aucun employé du SAC n’était “prêté à un organisme”. Ils travaillaient avec eux, se soumettaient aux orientations arrêtées par ces organismes, mais le faisaient à titre de membres d’une équipe qui supportait collectivement une responsabilité d’intervention qui dépassait le support à l’un ou l’autre organisme du quartier. C’est ici que l’on peut mesurer une limite à l’intérieur de laquelle l’autonomie du service d’action communautaire devait jouer: c’est parce qu’il a su garder contact, maintenir une intégration au CLSC par différents biais, qu’il a pu s’afficher avec indépendance.

Santé globale

L’équipe Santé globale, comme on l’appelait alors, et qui deviendra plus tard Santé préventive, fut mise sur pied en 1977. Au moment de sa dissolution, en 1987, un médecin, une infirmière, une nutritionniste, un ou deux agents de relations humaines, une travailleuse communautaire et un psychologue y travaillaient. Cette équipe avait ses propres locaux, et en certaines périodes son propre point de service.

Cette équipe tenait des rencontres de prévention et d’information tant dans ses locaux que dans ceux des groupes communautaires, qui étaient nombreux à les inviter. À la fin de la période 77-82 certains membres de l’équipe s’impliquent dans le développement de ressources communautaires: mise sur pied d’une maison d’hébergement pour femmes victimes de violence, formation à l’approche féministe... Au cours de la seconde période (83-87) les pratiques de cette équipe se rapprochent de plus en plus de celles de l’équipe communautaire: les deux équipes composaient les membres assidus de l’Atelier d’intervention communautaire (dont nous reparlerons plus bas); des membres de Santé préventive s’impliquèrent dans la consultation populaire lancée par le Collectif en aménagement urbain, en 1983; dans le développement de la Marie Debout et de La Dauphinelle (un centre de femmes et un centre d’hébergement pour femmes violentées), dans l’intervention du CLSC lors de la fermeture de l’usine David... Quelques temps avant la dissolution de cette équipe, qui eut lieu peu de temps après le dépôt du rapport Brunet, Santé préventive développait un Club pour ses usagers: La Caboche; elle avait de plus lancé une vaste consultation auprès des groupes communautaires sur la question de la santé mentale.

Conclusion première période: Le chaudron se refroidit

Les transactions d’organisation communautaire entre la communauté et le CLSC durant cette période furent  marquées, de façon paradoxale, à la fois par une forte extériorité, indépendance de ces pratiques par rapport au CLSC, dans le cas du SAC, permettant ainsi la communication avec une partie de la communauté plus éloignée, sinon hostile à l’institution, et par une intégration poussée, que nous avons qualifié de symbiotique, dans le cas de l’action au programme personnes âgées (PPA), où une partie de la communauté fut pratiquement assimilée aux processus institutionnels.

Rapports à la direction, à l’institution

La direction locale, tout comme la Fédération des CLSC de cette époque, se sont avérées des défenseurs et promoteurs du rôle d’action sociale et d’une vocation de changement social des CLSC, et ce, à l’encontre des visions réductrices du ministère des Affaires sociales.

Dans un contexte où tout devait être inventé, l’approche globale et multidisciplinaire devant articuler interventions sociales et sanitaires, interventions préventives et curatives, sur un terrain dont les limites n’étaient pas encore tracées, une grande initiative fut laissée aux équipes afin de développer les programmes. L’autonomie d’orientation et même de localisation du service d’action communautaire favorisèrent la pénétration du monde syndical, pour y avancer des objectifs de santé au travail, et celle du monde communautaire du quartier.

À la fin de la période l’orientation locale en santé en milieu de travail (SMT) est remplacée par celle du programme cadre de santé et sécurité au travail (SST) dans lequel la dimension communautaire est quasi absente. SMT aura quand même contribué à l’émergence de la problématique pour l’ensemble des CLSC.

Les contraintes organisationnelles et programmatiques, la pression de la part d’autres institutions, de même que la demande croissante des clientèles dans le besoin, qui ne sont pas compensées par un accroissement suffisant des ressources, grèvent de plus en plus la capacité des équipes multidisciplinaires de maintenir ou développer une approche préventive-communautaire. Cette situation est particulièrement évidente au PPA, mais elle se manifeste aussi en SMT. Au sein de cette équipe cette tendance, ce poids des services cliniques, a même amené les intervenants communautaires à consacrer de plus en plus de temps à un “caseload” de cas individuels d’accidentés à défendre.

Les relations entre l’action communautaire et les praticiens d’autres disciplines dans l’institution auront été intenses, surtout à travers les programmes multidisciplinaires (SMT, PPA, Planning). Le partage d’objectifs communautaires et préventifs avec ces équipes n’aura pas été facile, d’autant que les contraintes de production des services cliniques individuels ont graduellement grevé les disponibilités des  intervenants “en individuel” à s’impliquer dans l’action collective.

Le conflit avec le comptoir alimentaire fut révélateur des limites à l’intérieur desquelles l’autonomie des pratiques communautaires du CLSC devait évoluer. Cette autonomie ne pouvait pas signifier une totale indépendance par rapport à l’institution ni une intégration complète dans la dynamique d’un autre organisme... mais devait assurer, maintenir une liaison avec l’institution, ce qu’on appela les investissements institutionnels.  Une indépendance relative qui se trouvait renforcée par le travail d’analyse de la conjoncture et des pratiques professionnelles menée par l’équipe du SAC. Un travail de réflexion qui s’estompa à la fin de la période. Faut-il préciser, cependant, qu’au début des années ‘80 c’est tout le mouvement communautaire qui est dans le brouillard et connaît une certaine déprime idéologico-politique.

À la fin de cette période, le SAC n’a plus ses locaux autonomes, il ne sera même plus, bientôt, un module autonome. Mais le milieu aussi a changé, et s’avère moins opposé à la collaboration avec le CLSC.


Rapports au milieu

Comme on a pu le constater, les relations au milieu étaient multiples et aussi diversifiées que les problématiques abordées. Elles furent aussi militantes et engagées que l’époque.

Les relations avec le milieu ouvrier, surtout au début du programme Santé au travail, étaient étroitement liées aux structures syndicales locales et régionales. Ces relations se faisaient avec tous les syndicats, peu importe leurs affiliations, favorisant en cela la promotion de l’unité de la classe ouvrière et les contacts inter-syndicaux.

Ces relations étaient idéologiquement orientées. C’est à dire qu’elles étaient plus intenses avec les organismes qui visaient des objectifs sociaux similaires à ceux du SAC (défense des intérêts de la classe ouvrière, solidarité ouvrière-populaire, changement social et lutte contre les inégalités...). Les relations avec les militantes féministes, particulièrement autour du Collectif du 8 mars, étaient du même type: militantes, axées sur la promotion des droits.

Au niveau du maintien à domicile (PPA), des relations qualifiées de symbiotiques ont caractérisé l’articulation étroite du programme à un organisme: ASTA. Cet organisme fut le tremplin de développement de plusieurs autres organismes.

À la fin de la période, particulièrement au PPA, le “milieu” cesse d’être constitué uniquement d’organismes  communautaires et s’élargit à l’ensemble des intervenants susceptibles d’être intéressés par la question du vieillissement et de la retraite: autres institutions et services; services de personnels des entreprises... Le CLSC, et particulièrement l’action communautaire, s’instituent en agent de liaison, de concertation entre ces ressources diverses. Les objectifs concrets visés par ces concertations sont cependant limités à la promotion de pratiques préventives, et touchent peu les questions cruciales des ressources manquantes ou encore celle des mandats respectifs des organismes agissant sur un même terrain.

La période de 1975-82 aura été celle de la re-constitution graduelle d’une crédibilité et d’une place spécifique du CLSC par rapport aux autres ressources du milieu (crédibilité qui avait été entachée par la crise entourant la transformation du Centre communautaire en CLSC, en 1973). Le CLSC, et l’action communautaire du CLSC, se sont “fait une niche”, d’abord sur des questions spécifiques, qui n’entraient pas en concurrence avec les autres organismes: maintien à domicile, santé au travail, information-logement... une intervention qui conduisit au développement de nouveaux organismes autonomes: Comité des travailleurs et travailleuses de Hochelaga-Maisonneuve (CTTHM), AQDR-HM, comité bénévole, association de locataires, garderie Gros-Bec...

Le support accordé aux organismes existants aura été ponctuel et limité (sauf le cas exeptionnel d’ASTA) par rapport aux efforts mis au développement de nouveaux organismes. Déjà cependant l’action communautaire du CLSC jouera un rôle de concertation entre organismes ou intervenants (collectif du 8 mars, Région-est, colloques troisième âge...). Un rôle qui croîtra en importance, dans la mesure où cette forme d’action se développera dans le milieu au cours de la seconde période.

Dynamique interne et professionnelle

Une grande autonomie d’action permettait aux intervenants de participer aux mêmes valeurs que les mouvements sociaux de l’époque. Par ailleurs une bonne part du travail quotidien fut consacrée au développement de travail de prévention (groupwork) et même à de l’intervention de support individuel, dans le cadre d’équipes multidisciplinaires (PPA, SMT, planning). En ce sens, l’action sociale, malgré la grande visibilité qu’elle conférait aux pratiques communautaires, n’occupe pas tout le champ des pratiques.

La spécialisation des intervenants dans des domaines, associés aux fronts, amena peu à peu une diminution des investissements au sein de l’équipe. Une spécialisation qui aura contribué à asseoir la crédibilité des pratiques communautaires au sein de l’institution et dans le milieu. Cela conduira cependant à un certain isolement des  intervenants du SAC, chacun dans sa “branche”, et à une réduction importante de la cohésion interne du service. Ce qui ouvrira la porte, en 1982, à la dissolution du SAC et au rattachement des membres du service au module social.

De fait, même si les réunions du SAC se sont poursuivies régulièrement jusqu’à la fin de 1979, elles étaient devenues plus formelles et moins importantes pour l’orientation du travail que celles des équipes et programmes multidisciplinaires.

Alors que les efforts de réflexion sur les orientations stratégiques du SAC avaient été importants au début de la période (Boyer et al., 1976), aucun autre document d’orientation de cette envergure ne fut produit par la suite. Au PPA, la situation est inverse. Les efforts de réflexion sur l’orientation communautaire étaient minimes au début, et plutôt marqués par l’activisme et le travail “tous azimuts” avec de multiples comités peu intégrés les uns aux autres dans une stratégie d’ensemble. À la fin de la période, on tente d’inscrire l’action communautaire du PPA dans une orientation générale incluant à la fois les efforts des intervenants communautaires et la participation de toute l’équipe (PPA) aux objectifs de prévention et d’action sur-avec le milieu (approche communautaire). Le leadership viendra de l’intervenant au PPA et de celui nouvellement embauché sur le “front quartier” pour relancer, en 1982, la réflexion sur l’orientation de l’action dans le milieu.

L’émergence d’une nouvelle institution dans la communauté locale ainsi que dans le réseau aura obligé des négociations aux frontières, des ajustements mutuels entre institutions, organismes et intervenants. Les pratiques communautaires ont dû se faire une place dans l’institution, après une période plutôt marquée par les discours incendiaires contre le professionnalisme en général, qui étaient peu propices à la création de collaborations interdisciplinaires. Elles ont dû se faire une place aussi dans le milieu, après que celui-ci, ou une partie au moins de celui-ci, ait vécu l’implantation du CLSC sous le mode de la désappropriation.

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Un portrait “rothmansien”

Bien que nous ayons à quelques reprises critiqué l’interprétation limitative qui peut être donnée à une telle typologie, il nous apparait tout de même intéressant, en conclusion de cette partie, de situer les principaux dossiers de cette période en rapport aux trois modèles de Rothman en organisation communautaire (développement local, planning social, action sociale). Les figures 3 et 4 font ressortir l’importance des activités de planning social, qui se caractérisent (voir annexe 1) par le développement de services et de programmes internes à l’institution. Ces interventions de planning social conduisent, cependant, à la  mise sur pied d’organisations autonomes, qui seront des lieux de production de services (garderie, jardins communautaires, CTTHM) mais aussi des lieux d’action sociale (CTTHM, AQDR, collectif du 8 mars). Il faut noter que le fait d’avoir inscrit le programme SMT comme un seul dossier ne nous permet pas d’identifier des actions spécifiques qui ont pu être menées avec un caractère d’action sociale plus que de planning. Notre connaissance plus intime des dossiers au PPA nous a permi de faire cette distinction dans le deuxième tableau.

À noter que les dossiers entourés d’une ligne pointillée représentent des organismes qui existaient avant l’intervention du CLSC.

Figure 3 -  Figure 4

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